66 | ces deux jours d’hiver à Assise et seul

tags : Italie, Assise, Rome, Villa Médicis, Fra Angelico


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

66 | ces deux jours d’hiver à Assise et seul


La bascule s’était faite à Assise : ce tout début de l’année 1985, à la villa Médicis, je n’allais pas fort — j’avais coupé aussi avec beaucoup de mes collègues pensionnaires, leurs fêtes et rassemblements : quelquefois on voyait Fellini monter promener son chien, une fois directement sous mes fenêtres, petit sourire en coin des deux côtés, je n’allais pas l’embêter, j’ai pris ce même sac avec lequel j’étais arrivé, mes cahiers Vertecchi et je ne suis même pas sûr avoir décidé de ma destination avant d’être là planté devant le tableau des trains — bien sûr Assise, au bout de quatre mois à Rome, on a un peu idée de ce qu’on va y trouver, et cette invention de la perspective par Giotto ça me concernait à l’époque, en tout cas j’étais dans un train pour Assise sans rien savoir d’Assise, un voyage de deux heures au plus mais en plein janvier il n’y a pas un touriste, j’étais le seul client de la petite auberge, et la trattoria où je suis allé les deux soirs, je me souviens que la première fois j’étais seul dans la salle : est-ce que l’idée d’être seul dans la salle à manger d’une trattoria de centre-ville, mais d’une ville endormie et déserte au soir, et dans la perspective de revenir à cette auberge, dans le centre-ville aussi, dont j’étais apparemment le seul locataire ces nuits-là, je ne saurais rien dire de plus concernant le cuistot ou le serveur, ou si c’était le patron qui faisait les deux, ni de quoi j’y avais dîné sinon qu’un verre de vin devait accompagner, me resterait une vague tonalité bleue mais c’est tellement trompeur et peut être lié seulement à ces peintures dans l’église blanche (deux ans plus tard, un tremblement de terre la fissurerait, il faudrait rénover, fini le vieil Assise), ou ces marches dans la ville inégale, ou au matin après un café dans l’hôtel en bas, là aussi forcément seul dans la salle, tu remonterais et c’est directement sur le lit, genoux repliés, que tu ouvrirais tes cahiers, le samedi tu étais resté longtemps évidemment devant le doré et le bleu des Giotto et puis c’était un dimanche, déjà tard dans la matinée, être monté au couvent des oiseaux, là-haut un peu à l’écart (souvenir d’une marche à pied assez longue pour m’en souvenir), comme à Florence les Fra Angelico surpris bien sûr par cette modestie blanche, l’humilité de toute chose mais dans cette paix, cet équilibre (ils l’avaient conquis comment, à quel prix), en redescendant, non pas sur la colline où tu étais mais sur celle voisine, juste au-dessus de la ville elle aussi, se détachant très nette mais plutôt par un étrange effet acoustique : ne rien voir que les personnages comme ces petits jouets miniatures, coureurs cyclistes ou petits soldats, qu’on avait enfant, d’une couleur parfaitement nette et tranchée malgré la distance à cause de l’air impeccablement sec et de la lumière du ciel d’hiver, et par contre l’effet acoustique celui d’une proximité directe, comme si leurs cris et sifflets là-bas, et même le ahan des joueurs, t’environnait directement, te prenait dans sa vibration comme d’être sur leur terrain même, tu t’étais assis par terre pour réfléchir à tout ça, regarder ou percevoir ce double effet, de la netteté accentuée des corps en mouvement rapide, mais comme miniatures, et puis l’enveloppement du son comme de faire partie de cette bulle où chaque frappe de ballon était un coup sec presque que tu aurais tenu dans ta main alors tant de souvenirs, ou un sentiment soudain de la justesse de toute chose, dès le lendemain ton livre inclurait, comme la durée d’un concert pour le premier personnage, la journée du chômeur pour le deuxième, la temporalité du match pour le troisième (le dernier était plus ambivalent, assis à une table de bureau d’étude comme tes intérims de dessin industriel, l’idée qu’un livre se construise par sa géométrie c’était aussi une des révélations d’Assise), tu étais rentré tard le dimanche soir mais cette fois le livre était en route, la surprise aussi, le lendemain matin, de la visite de deux de tes copains pensionnaires, ils s’étaient inquiétés, avaient même escaladé ma petite terrasse pour jeter un œil dans ma chambre, non non les gars vous tracassez pas j’étais à Assise c’est très beau j’ai le droit non, mais depuis ça m’est toujours resté cette angoisse qui les avait pris alors que la mienne enfin était levée.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 janvier 2022
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