charge contre les Rolin

Terminal Frigo est un livre indispensable


Dans la zone portuaire, passé l’écluse Watier, sur ce segment de route qu’enjambent successivement deux canalisations de gros calibre, et qui s’élève très légèrement, en droite ligne, au milieu de dunes arasées ou de prairies sablonneuses, celles-ci couvertes de fleurs jaunes, on voit juste dans l’axe se préciser peu à peu la silhouette parallélépipédique et rose de la centrale thermique, tout d’abord, flanquée d’une haute cheminée grise, puis de part et d’autre de la centrale, au-dessus du bassin d’évitage, celle des portiques de déchargement du minerai, sur la droite, et deux grands vraquiers amarrés au quai Sollac, et sur la gauche celle des hauts fourneaux, couronnés de fumées blanches auxquelles parfois des flammes sont mêlées.

Je lis les Rolin,

Je lis l’un Rolin,

Je lis l’autre Rolin,

Je ne peux jamais m’empêcher d’acheter les livres de l’un et l’autre Rolin,

Je hais ou jalouse l’un et l’autre Rolin après pareil.

Au-delà de l’écluse Charles-de-Gaulle, la route se confond sur plusieurs kilomètres avec la digue du Braeck, renflée en son milieu et s’abaissant vers la mer en une courbe assez douce pour que les véhicules puissent y adhérer, penchés de côté comme sur un anneau de vitesse. Depuis la partie la plus élevée de la digue, en ce samedi 9 août, on peut observer que si la mer libre est de la couleur d’un potage, les mêmes eaux, captives du bassin maritime, présentent inexplicablement une nuance de bleu presque égéenne.

Tout le livre est comme cela, aussi simple. Rien que des paysages, mais en narration dite ambulatoire. Effet 3D garanti, voire 4ème dimension : celle du narrateur. Pourquoi ce type vient passer du temps dans un meublé au 19ème étage d’une tour décrépie avec vue sur port ? On ne saura pas, ni ce qu’il fait de ses journées. Sauf qu’on nous donne des instants, non pas le but des trajets, mais les trajets eux-mêmes. Non pas le temps vide dans la thurne (voir Suite à l’hôtel Crystal du frère, lu il y a moins de 3 mois), mais comment il va d’un endroit à l’autre, en courant sous la pluie, ou seulement parce qu’il a croisé une dame promenant chien, lu un article de la Voix du Nord, reçu un appel téléphonique. La littérature n’est plus rien que présence, mais présence à un lieu de friction symbolique du monde, et ça les deux Rolin vous le fichent en pleine gueule : l’autre avec sa DS sur le périph dans Tigre en papier ou ses descriptions d’hôtel, ou ses idées genre L’Invention du monde ou Port Soudan dont on se dit que chaque année ça devrait être au tour d’un autre auteur de refaire le même livre, et celui-ci, frère Jean, parce que sur l’étendue d’une zone portuaire il y a la tache de couleur d’un conteneur, que le nom trafiqué d’un cargo correspond aux paroles échangées dans le bistrot (et pas n’importe quel bistrot, ici on va au Trou-du-fût et probablement qu’il existe à Saint-Nazaire...), c’est à la fois le rêve du voyage et le déni que lui oppose le monde standardisé de l’exploitation, à la fois l’enquête et regard de l’auteur devenus à ce point autonome dans leur liberté d’inscription qu’ils peuvent s’affirmer purement littérature, vides de toute autre chose (sinon, ce serait dans un journal...), pourtant lourds, mais sans s’alourdir, parce qu’imposés par la spécificité même du narrateur, sans qu’il s’en explique, des signifiants les plus potentiellement subversifs, ou simplement et malgré tout politiques.

Et au-dessus de ces eaux bleues, en retrait du quai Sollac, s’élèvent de formidables amas de minerai brun-rouge, modelés par l’érosion comme des reliefs naturels. Après plusieurs kilomètres d’une trajectoire rectiligne entre la mer et le bassin, la digue du Braeck cède la place à une route non moins droite, surplombant le canal qui relie le Port Est au Port Ouest, et séparée par un cordon dunaire d’une plage démesurément étendue à marée basse. Quelques centaines de mètres avant l’embranchement, sur la droite, de la route menant à la jetée du Clipon, se dressent au milieu des dunes les ruines d’une maison dont il semble qu’elle n’ait jamais été achevée, et qui est connue localement sous le nom de "maison de la folle" ou de "maison du pendu".

Idées à propos des deux Rolin :

 les nommer tous deux à la direction du Centre national du livre : lorsqu’ils ont une idée nouvelle pour un bouquin, alors ils sont obligés de trouver un autre auteur pour la réaliser sur appel d’offre et concours comme les architectes

 chaque fois qu’ils ont l’un ou l’autre terminé un livre, les contraindre à dépôt sous enveloppe scellée, et publication du projet - levée des scellés au bout de 3 ans révolus, de façon à ce qu’on ait pu, tout un chacun, proposer sa propre version ou sa propre idée du projet

Les recherches que j’ai entreprises à son sujet, tant auprès du Port autonome, sur le territoire duquel elle est bâtie, que de la mairie de Loon-Plage, dont elle dépend administrativement, ne m’ont pas permis d’en apprendre davantage. Tout au plus en ressort-il qu’avant les travaux d’agrandissement du port de Dunkerque entrepris à la fin des années soixante, et le percement concordant du canal des Dunes, il existait entre Loon-Plage et le Clipon une continuité territoriale qui avait entraîné dès le début du XIXème siècle le développement, sur le littoral, d’une station balnéaire, y compris un casino, dont toute trace a aujourd’hui disparu, à l’exception peut-être de ces ruines qui en constitueraient le dernier vestige. En ce samedi 9 août, la maison du pendu, perchée au sommet d’une petite butte, se détache sur un environnement d’autant plus désolé qu’il vient d’être consumé par un feu de broussailles, et que sur le sol ainsi mis à nu et noirci apparaissent des restes de blockhaus débités en menus morceaux.

Dans Suite à l’hôtel Crystal le contrepoint majeur aux descriptions de chambre, avec ce qu’elles impliquaient de la même errance que Terminal Frigo, mais poussée dans toutes les frontières du monde et des villes, c’était la quête d’un personnage à biographie de marin, ayant statut de père du narrateur. L’illusion autobiographique donnait à Olivier Rolin l’appui suffisant pour que la pure tentative fiction (irruption dans la chambre d’un personnage selon les codes multipliés du roman d’aventure, d’espionnage, policier, voyage etc..) puisse être considérée comme crédible. La même enquête reparaît dans Terminal Frigo, mais en assignant à ce personnage le statut d’oncle du narrateur (par ailleurs frère du narrateur prétendant que le personnage est son père : vous suivez ?). En tout cas, ces pratiques de trouble caractérisé à l’ordre biographique ne devraient pas être tolérées : pour qui nous prend-on, ils ne peuvent pas accorder leurs violons ? Comme pour les Bergounioux Frères, ceux qui publient en fratrie devraient au moins être reliés sous même couverture, même s’ils ne sont pas d’accord (ils ne le seraient pas).

Lorsque, quelques mois plus tard, sera déménagée la vigie du Port ouest, auparavant logée dans une tour peu éloignée de la maison du pendu, La Voix du Nord citera parmi d’autres inconvénients de ce bâtiment son "isolement et la faune qui gravite à cet endroit". Quoi qu’il en soit de cette faune, dont certains graffitis maculant la maison du pendu - "La Crampe vous emmerde", etc. - donnent peut-être un aperçu, le Port autonome, dans la même édition de La Voix du Nord, insiste de son côté sur la nécessité de détruire rapidement l’ancien bâtiment de la vigie afin qu’il ne se transforme pas en un "hôtel pour clandestins", ces derniers étant présents, sinon vraiment nombreux, dans la zone portuaire de Dunkerque, comme en tout autre point du littoral disposant d’une liaison avec l’Angleterre.

Je jalouse terriblement les Rolin pour leurs idées simples, trop simples (mais rétrospectivement, mais pour les autres) qui président à l’énoncé formel de leurs livres.

Je jalouse terriblement les Rolin pour cette absence (évidemment toute apparente) du moindre doute quant à décréter qu’une description de poste de télé (dans Suite à l’hôtel Crystal ), qu’une route en zone portuaire à proximité d’usine, suffisent à dire : ceci est littérature.

Je jalouse les deux Rolin indissociablement pour ce qu’ils ont tous deux accompli, séparément (je n’imagine pas, pour le peu que je les connais, qu’ils s’en parlent beaucoup l’un à l’autre, de leur bouquin en cours : c’est pas le genre maison), cette idée de Georges Perec dans le "cahier des charges" de la Vie mode d’emploi : "J’avais envie d’écrire un livre qu’on lise à toute vitesse allongé à plat ventre sur son lit sans s’arrêter..."

Je jalouse les deux Rolin parce qu’ils font qu’une pure description devient enfermement des plus vieilles ficelles du roman qu’on ne lâche plus. Respect, Jean Rolin, Terminal Frigo c’est 250 pages immédiatement classiques...

 en post-sciptum et pour mémoire, l’hommage de Jean-Baptiste Harang dans Libé de jeudi dernier, de quoi contraindre l’ami J-B à rééditer son Art est difficile avec chapitre supplémentaire...

 et en haut une photo de La Rochelle, parce que moi aussi je les arpente sans arrêt, depuis des lustres, les digues et les jetées, et les zones à conteneurs : serait-on aussi jaloux si on n’avait pas, d’évidence, le sentiment d’avoir été privé d’un livre ? De Saint-Nazaire, je me souviendrai toute ma vie, vers 1961, l’équipée familiale en deux-chevaux, depuis notre fond de Vendée, pour aller voir le France en chantier surnageant des champs...

 le livre évidemment est chez POL - à propos : je trouve complètement ringarde et à côté de la plaque la 4ème de couv...


Jean Rolin la mémoire et la mer

L’auteur de « l’Organisation » s’est arrêté dans les grands ports français en quête de souvenirs et de la beauté des lieux. « Terminal Frigo ».

Par Jean-Baptiste HARANG

jeudi 24 février 2005 - © Liberation

Jean Rolin est né le 14 juin 1949 à Boulogne-Billancourt, clinique du Belvédère, ça crée des liens. On veut dire, bien sûr, que cela rapproche de tous ceux qui seraient nés le même jour au même endroit, il y en eut probablement, on naissait comme des petits pains, en ce temps-là. Jean Rolin les a perdus de vue. Mais pas seulement. Cela peut signifier qu’on est de la classe, qu’on se comprend.

On se connaît depuis longtemps, il écrivait dans ces pages il y a vingt, vingt-cinq ans, et encore voici deux ou trois étés. Il y reviendra. Si bien qu’à se retrouver après s’être éloignés un peu, tout un week-end, pour parler de son livre, forcément, on a parlé d’autre chose, surtout que, dans la page de garde où l’on trouve d’ordinaire des cordialités de convention, il avait écrit : « ...en souvenir des toasts portés à la santé d’Enver Hodja, des automobiles en pièces détachées dans la cour de la maison de Gragnague, et de tout ce qui a contribué à faire de nous deux authentiques héros du prolétariat ». Aussi avons-nous parlé de l’héroïsme prolétarien dont il est d’ailleurs question dans le livre, du héros qu’il eût pu être si les chimères s’incarnaient, du spectateur qu’on en fut, faute d’assez de foi, nous avons parlé de Gragnague, de Joséphine qui y fut souriante, de Jeannot et de sa 201, du petit cabriolet blanc qu’il honora de quelques lignes dans un livre et faillit déshonorer en oubliant le frein de parking dans la pente de Lavaur, d’Alice et des enfants du grillage (ce serait trop long à expliquer), d’Alice et du pingouin maladroit (ça aussi) et de Ramiz Alia qui succéda à Enver Hodja avant de se faire renverser par un dentiste peu après notre passage, sans que nous y fussions pour quoi que ce soit, ou infimement.

Bref, après avoir bu et parlé, parlé et bu pendant deux jours et visité le château de Chenonceau qui, comme nous, faisait le pont, et où les cygnes noirs se gèlent aux lèvres du Cher, on n’avait noté en tout et pour tout que deux phrases de Jean Rolin, et encore, pour la seule raison qu’elles ne sont pas de lui. La première, répétée par son père : « Quand les pères ont mangé des raisins verts, les fils en ont les lèvres agacées », et, l’autre, chantonnée par sa grand-mère : « L’enfer est un p’tit chemin de fer qui transporte des pommes de terre jusqu’en Angleterre. » Je voudrais vous y voir, remplir trois pages avec ce viatique. Encore que la seconde puisse donner le goût du voyage et du fret (et de la mer si l’on sait que l’Angleterre est une île), et la première celui des fruits mûrs, de l’agacement et de l’hérédité.

On a donc relu le livre. Terminal Frigo est une manière de chef-d’oeuvre, un chef-d’oeuvre de la manière Rolin (Rolin Jean, son frère aîné, Olivier, écrit d’une autre main qu’on a saluée ici et sait lui aussi partager les libations de fin de semaine). Jean Rolin n’écrit plus de romans depuis plus de dix ans, le dernier, Cyrille et Méthode (qui sont à Laurel et Hardy ce que Côme et Damien eussent pu être à Villeroy et Bosch s’ils en avaient eu vent, toutes choses égales par ailleurs) a paru en 1994, onze ans après le premier, l’Or du scaphandrier, qui ne trouva pas tous ses lecteurs, et, cinq ans après, la Frontière belge, que réédita L’Escampette. La douzaine d’autres livres échappent à cette catégorie et rechignent à se couler dans la forme qu’on leur tend, étiquetée « récit de voyages » (ils sont parfois immobiles ou vicinaux), ou « grands reportages » (ils aspirent à la modestie). Ils sont les deux et beaucoup plus, notre écrivain voyage dans le monde et dans le temps, dans la langue et dans les têtes, « écrivain voyageur » ne lui va guère mieux, même s’il ne s’en défend pas, ce n’est pas parce qu’on voyage qu’on n’est pas un écrivain à part entière. Jean Rolin ne jure pas qu’il n’écrira jamais plus de roman, peut-être même que ça le chatouille un peu. En tout cas, il n’en a plus écrit. Il relit parfois Cyrille et Méthode pour une raison qui le regarde.

« Une panaméenne »

Et que l’on sait : Joséphine est morte tandis qu’il l’écrivait. Elle est morte et Jean Rolin écrivit pour elle un texte, pour lui, pour nous, Joséphine, le plus beau et le plus digne qui puisse être pour que vivent les morts qu’on a aimés, pour qu’ils vivent comme ils ont vécu, sans la canonisation cosmétique qu’on croit devoir aux morts, de mort trop vite et trop injuste. Pour qu’on sache que Joséphine est morte, qu’on sache qu’elle était vivante, qu’on ne doit rien aux morts, ni le chagrin, ni la consolation, mais seulement la reconnaissance d’avoir été. Aussi, parfois, comme on passe rue Saint-Sauveur où Joséphine est morte, comme on marche sur les quais de Saint-Nazaire où Joséphine marchait, qu’on y retourne pour écrire Terminal Frigo, Jean Rolin relit Cyrille et Méthode pour retrouver la page, la phrase où il apprit la mort de Joséphine, là où l’écriture se déchire entre l’avant et l’après, puisque après rien ne fut plus jamais comme avant, même s’il a bien fallu finir l’écriture du roman pour anticiper la convalescence du chagrin, pour que les deux livres paraissent ensemble, l’un pour dire Joséphine et l’autre pour continuer.

Continuer ce qui avait commencé quinze ans plus tôt : écrire. Jean Rolin écrit parce qu’il aime ça, et pour gagner sa vie. Avant cela, il avait appris, il a passé le bac, et après quelques mois d’hypokhâgne, tenté la révolution socialiste. L’affaire ne s’est pas faite, il la raconta vingt ans plus tard avec beaucoup d’ironie, d’autodérision et quelques raccourcis dans l’Organisation, qui obtint en 1996 un Prix Médicis partagé, son record de vente à ce jour et son seul livre traduit. En grec. L’oiseau vit de sa plume, journaliste un peu partout, à Libération surtout, à Géo, avec une prédilection pour les sujets qu’il connaît, les animaux, surtout s’ils volent, les bateaux à moteur et les gens. Tous les gens, un par un, avec des histoires autour du monde et des guerres qu’on ne comprend pas. Toujours entre deux piges, jamais salarié, même s’il a cru l’être quelques années au Figaro, avant de découvrir qu’il était payé par ce qu’il appelle « une panaméenne », traitement sous-traité. Aujourd’hui que la presse appauvrie se condamne à se passer de son mercenariat élégant et consenti, il doit compter sur ses droits d’auteur rabougris, un éditeur attentif et persévérant et tous les prix littéraires où Michel Déon, fidèle lecteur émerveillé, et juré accompli, a quelque influence. Ces deux hommes, que séparent une génération et de probables divergences idéologiques, partagent une estime réciproque et le goût du langage fourbi.

Avec la Ligne de front, récit d’un périple en Afrique australe (Payot, 1988, prix Albert Londres, un prix de journaliste, rarement attribué à un livre), Jean Rolin trouve sa manière, sa posture devant les choses : dandy goguenard, généreux et timide voyeur, il se met en scène sans se placer en avant, plutôt disponible, prêt à se laisser porter par le vent des histoires, son seul itinéraire à peu près certain est derrière lui, demain sera un autre jour, chaque rencontre peut le dévier d’un but. Ces contacts sont facilités par son incompétence à piloter des véhicules automobiles (encore qu’il prétende avoir tâté de la 4L Renault et son changement de vitesse en manche de parapluie), il va là où vont les transports confiés à d’autres mains et n’hésite pas toujours à parler au chauffeur. Il dit « je » pour mieux parler des autres, il cherche à comprendre et aime expliquer ce qui l’étonne. Il en sait plus long qu’il n’en dit, et pousse la précision au plus loin qu’il peut, y compris pour rapporter les mensonges qu’on peut lui servir, entre duperie et complicité. Jean Rolin aime le spectacle du monde, il tient la curiosité pour une raison de vivre. Il ne juge personne, il raconte et il nomme, se contentant de traiter de francs salopards quelques francs salopards. Cette manière de voir le monde l’a conduit au bout du monde, aux six coins de l’Hexagone et aux périphéries des centres. Sur les canaux avec Chemins d’eau, boulevard du Maréchal-Ney avec la Clôture du temps où Gérard vivait en caravane dans un pilier de béton, à l’ombre de l’école du cirque d’Annie Fratellini et que notre Albanie déportait sur Paris ses cohortes de prostituées trop jeunes, à Bethléem parmi les Chrétiens de Palestine, à travers feu la Yougoslavie avec Campagnes, ou, il y a plus de vingt ans, sur les routes maritimes au long cours dont il regrette de n’être pas capitaine pour y tenir son Journal de Gand aux Aléoutiennes. Et aujourd’hui de nouveau dans ces bords de mer industriels que sont les grands ports français, Terminal Frigo, parce qu’il ne résiste pas à la beauté des grues, des vraquiers et des tankers, des bassins de radoub, parce que, dit-il, « sans me vanter, peu de gens connaissent mieux que moi les ports français », il aurait pu ajouter les ports chinois où aucun journal ne veut l’envoyer pour un reportage qu’il tient prêt, mais il ne lui viendrait pas à l’idée de se vanter de ce qu’il est : un écrivain français, précis et classique comme son style, un diseur d’aventures humaines, l’élégant témoin de choses vues et montrées, un passant magnifique, l’ironie du désespéré en bandoulière et le carnet à la main.

Le cuirassé « Jean-Bart »

Homme libre, Jean Rolin a toujours chéri la mer : « Ma grand-mère m’emmenait chaque année au grand pardon des terre-neuvas à Saint-Malo. Elle avait deux fils marins, dont l’un était médecin (mon père était également médecin militaire et passablement antimilitariste, il fit la guerre du bon côté, n’en parlait que de façon dérisoire et quitta l’armée dès la Libération). L’un de mes oncles habitait au Havre, il travaillait pour la Compagnie transatlantique, en un temps où chaque jour un paquebot appareillait pour New York, il chassait l’espadon avec Hemingway dont il était un peu le médecin. Puis il fut affecté au chantier du France, souvent je l’accompagnais. L’autre oncle marin est mort en 1948 en Indochine, ma famille vivait dans le culte de ce marin-là » (Olivier Rolin, le frère aîné, raconte, documents à l’appui, la mort de l’oncle dans Tigre en papier, oncle qu’il donne pour père à son narrateur). Le tour du littoral de Terminal Frigo commence à Saint-Nazaire, où se déroulait l’Organisation, où Jean Rolin milita pour la Gauche prolétarienne, où il s’établit sur les chantiers pour la cause (docker de court intérim, manutentionnaire à Sud Aviation, à Chutes et Métaux de l’Ouest), cause dont son frère dirigeait la part la plus clandestine et dont il se sépara inespérément à l’amiable. Mais c’est une tout autre histoire qu’il relate au prétexte de ses flâneries dans Saint-Nazaire aujourd’hui, près de la forme Joubert, celle de l’évacuation du cuirassé Jean-Bart, le 19 juin 1940, un bâtiment de 250 mètres de long et de 45 de large, qui y tenait à peine, pas fini, mal armé, tiré et poussé par cinq remorqueurs, afin qu’il échappe à l’armée allemande. Des deux remorqueurs qui le tiraient sous les bombes l’un maintint son effort, l’autre prit la fuite. « De l’Ursus et du Titan, ou de leurs capitaines respectifs, l’Histoire n’a pas retenu lequel avait démérité. » Rolin mène l’enquête, confrontation d’archives contradictoires, témoignages de rares survivants bougons, mystère de la présence ou non à bord d’un ingénieur tchèque agent du Komintern, détour par Casablanca où, enfin réfugié, le Jean-Bart fut bombardé pour de bon par l’aviation alliée les 8 et 10 novembre 1942, détour amplement justifié par la participation héroïque de l’oncle de l’auteur à la bataille, et cette conclusion définitive après qu’on aura haleté sous le suspense : « Bien entendu, plus de soixante ans après les faits, on peut considérer que si cette question n’a jamais été tranchée, c’est tout simplement qu’elle ne méritait pas de l’être. » Il est comme ça, Jean Rolin, sans autre obligation de résultat que la beauté du geste, et même si, bien sûr, entre l’Ursus et le Titan, il a l’intime conviction du traître, il n’en dit rien, préférant que l’Histoire retienne une énigme. Il est comme ça, mêlant ses pas d’aujourd’hui à ceux d’hier, hier le Jean-Bart, aujourd’hui le Queen Mary 2 en construction, bientôt appareillant, le temps de tuer quinze personnes au saut d’une passerelle le 15 novembre 2003 tandis que l’auteur est là, au Trou-du-fût, ou dans un autre bar, à écouter et noter l’itinéraire de quelques ouvriers du bout du monde parmi les centaines que mobilisa la construction du paquebot. Sunny Paul, Indien végétarien, déçu des performances de son entreprise de climatisation, rêveur d’Amérique, marié en coup de vent et en l’église catholique Saint-Sébastien de Thazhekad, les yeux écarquillés sur les miracles apparents du syndicalisme portuaire. Et tous les autres, portraits croisés, minutieux et goguenards, syndicalistes, ou clandestins si nombreux dans tel port « comme en tout autre point du littoral disposant d’une liaison avec l’Angleterre ».

Ainsi se retrouve-t-on, à Dunkerque, « à l’époque de la grande canicule, celle qui fit à Paris périr tant de vieillards, il faisait à Dunkerque légèrement plus frais », au dix-neuvième étage de la tour Reuze « d’où je contrôlais non seulement tout le littoral entre Gravelines et Ostende mais une bonne partie du trafic maritime dans le Pas-de-Calais, sans bouger de mon lit, sans même lever la tête, je découvrais tout un quartier du ciel où presque invariablement évoluaient des nuages. Quelquefois les plus gros, les plus sombres du bas, donnaient naissance à des grains, et je les voyais alors s’éloigner, au-dessus de la mer et de la plaine de Flandre, attachés à leur ombre par une longue traîne de pluie », comme si on était là pour parler de la pluie et du beau temps. Certes oui, mais pas seulement. La grande affaire est le projet (aujourd’hui mené à bien, si l’on peut dire) de destruction du bâtiment d’architecture disons stalinienne du BCMO, à l’entrée duquel une plaque rend hommage « aux travailleurs victimes de l’exploitation capitaliste », symbole de l’hégémonie portuaire du syndicat CGT, et, à travers elle les portraits tonitruants des Gouvart père et fils, Roger et Bernard, Roger surtout (« athlète complet du conflit social ») qui l’emporta vous verrez comment contre ce pauvre fidèle de Sylvain Ravetta, quoiqu’il ne pût éviter la destruction du BCMO. « Roger Gouvart ­ l’homme de l’inauguration du BCMO ­ avait été secrétaire général de la Chambre syndicale des ouvriers du port (CSOP), c’est-à-dire de la CGT des dockers, de 1968 à 1983. Il était d’autre part membre du parti communiste. Pendant cette période, il avait accédé à un statut de héros prolétarien tel que peu de dirigeants syndicaux en ont connu, même à l’époque, et dont il est difficile, même aujourd’hui, de se faire une idée. Du point de vue de ses ennemis, et conformément à la tradition communiste, cette stature de héros le prédisposait naturellement à faire un traître de la même ampleur. » Ça n’a pas loupé. Vous y verrez un prêtre ouvrier séchant les docks pour dire la messe, la sonnerie d’un responsable syndical jouer l’Internationale, l’évocation d’un « parti communiste capellois-gouvartiste », des pigeons gracieux en vol et répugnants une fois posés, des clandestins vantards ou taiseux qui prennent l’auteur « vraisemblablement pour un flic, comme je le ferais moi-même à (leur) place. Ou peut-être pour un journaliste, ce qui, de (leur) point de vue ne vaut guère mieux ».

Puis nous irons à Bordeaux, au Havre, à Calais, à Marseille, à La Rochelle, humer d’autres embruns, écouter d’autres histoires, partager d’autres destins, marcher à s’encrotter dans ces paysages entre bord de mer et bord de terre, jamais lassés de la beauté des choses qu’en passant trop vite on croyait laides. Enivrés de lire et de sourire dans le sillage écrêté d’une langue limpide. Aujourd’hui, Jean Rolin est entre deux livres, entre deux feux, et la vie des gens qu’il invite dans ses livres continue ou s’arrête, dans sa fidélité. La semaine dernière, Gérard est mort, vous savez, Gérard qui vivait bourgeoisement dans une caravane au pied d’un pilier du périphérique, arrimée aux pages de la Clôture. Hier, Jean Rolin est allé saluer sa dépouille à la morgue de Paris, Quai de la Rapée. Terminal Frigo.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 mars 2005
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