Thomas Bernhard | de la difficulté d’éditer les grands auteurs

les récits autobiographiques de Thomas Bernhard rassemblés en Quarto


1 _ de l’importance de lire les oeuvres complètes
Les auteurs qui nous importent, nous ne pouvons les lire en détail : on a besoin de l’ensemble, et de les disposer moins par rapport à une vie que dans un temps.
C’est un enjeu qui a toujours traversé l’histoire des livres : l’aberration de placer le Gargantua en tête des éditions dites « complètes » de Rabelais vient du 17ème siècle, et s’est reproduite de façon inepte jusqu’au dernier Pléiade, qu’elle invalide.

2 _ avantages et contradictions de la Pléiade
La collection Pléiade a pourtant renouvelé le concept et la mise à disposition de ces ateliers d’écrivain, sous forme d’œuvres complètes, qui nous sont si nécessaires pour la vraie mise en perspective du travail quotidien : investissement aussi nécessaire que les machines à écrire. Avec corollaire pour l’Internet : parce que l’œuvre complète est un geste éditorial, une construction intellectuelle qui ne se réduit évidemment pas à l’accumulation des textes numériques. Internet n’est pas prêt à prendre le relais de cette fonction éditoriale, y compris parce qu’il n’a pas encore de modèle économique lié qui le lui permette.

Il y a des réussites : le Pléiade Nathalie Sarraute, en mettant à disposition les textes théoriques dans leur cheminement progressif (L’Ere du soupçon), et disposant la grande séquence (Entre la vie et la mort, Vous les entendez, L’Usage de la parole, « Disent les imbéciles… ») dans sa progression temporelle, c’est ouvrir à la perception et à une lecture de Sarraute que les titres séparés n’autorisaient pas. Le double Pléiade Gracq fait qu’on circule de texte à texte par des souterrains. Le Michaux est remarquable : voir le dossier du film Images d’un monde visionnaire si besoin de s’en convaincre.

A l’inverse, le Pléiade Claude Simon, choix d’oeuvres en un seul tome, même avec un remarquable appareil critique, relègue au cimetière des titres aussi indispensables au processus global de l’œuvre que L’Accacia ou Les Géorgiques, et le fait que l’auteur ait donné son accord à la compilation ne suffit pas à la sauver. Il y a d’autres ratés considérables en Pléiade : les quatre tomes de Kafka le découpant par genre, quand les éditions allemandes ou anglaises sont chronologiques.

Il y a des singularités majeures : Alexis Léger inventant sous forme livre un poète dit Saint-John Perse, fiction nécessaire au statut même des textes que lui, Alexis Léger, a produits et publiés, nous forçant à considérer comme geste majeur la biographie à la troisième personne, largement fictionnelle, qu’il rédige lui-même en tête du volume, ou les lettres apocryphes à sa mère. Il y a des scandales : l’interdiction actuelle faite par Maria Kosama, son exécutrice testamentaire, de réimprimer les deux tomes du Pléiade Borges, alors que c’est une magnifique circulation dans l’invention fantastique. Sur eBay ça devient très recherché mais non, je ne revendrai pas le mien.

3 _ l’innovation Quarto, et réserves Artaud
Et puis le concept encore récent dans l’édition française, où l’édition américaine nous avait précédés : par exemple le portable Faulkner de chez Penguin, non pas l’œuvre complète, mais l’œuvre essentielle, avec appareil critique et iconographie.

Le travail de la collection Quarto s’inscrit là, avec un budget bien plus accessible (surtout compte tenu de l’actuelle tendance à transformer les Pléiade en objet d’art — les luxueuses reproductions et fac-simile dans le Francis Ponge, qui est aussi un usuel de travail). J’ai offert déjà plusieurs fois le René Char (sous-titre l’atelier du poète), le Marguerite Duras (sous-titre roman, théâtre, film un parcours). Le Desnos est devenu l’édition de référence. Le concept d’un volume atelier, incluant documents, matériau biographique, textes œuvre et textes d’accompagnement ou périphériques, est passer de la lecture à ce en quoi elle interfère avec notre table de travail.

Les problèmes concernant le Quarto Antonin Artaud ne sont pas réglés. L’œuvre d’Artaud continue de cheminer vers le plus important de nos préoccupations d’écriture et de pensée. Paule Thévenin a publié en 20 ans 26 tomes de l’œuvre complète, avant d’être arrêtée par des arguties juridiques mercantiles, merci la corporation des héritiers de.

Artaud aurait évidemment dû être en Pléiade, et intégralement, mais le Quarto est un instrument de travail d’une exceptionnelle commodité : lettres, documents, dessins, et les textes principaux (manquent les Galapagos et le Moine) sous la main dans un seul volume d’un bon kilo de papier : l’occasion de lire les textes sur le cinéma, les scénarios, les textes sur la fonction de l’art dans les civilisations où il n’est pas posé comme culture. Mais le Quarto souffre irrémédiablement de deux taches : l’insulte faite à Paule Thévenin, quasi accusée de détournement de manuscrits pour complaire aux héritiers, et le Pèse-Nerfs, texte fondateur, sur quoi bascule toute la littérature du 20ème siècle, tassé en 8 pages là où l’éclatement graphique de l’exploration mentale qu’Artaud une suite de doubles pages — comment, pour nous, faire alors passer l’importance de ce qui s’y joue ?

D’autres collections forcent à de mêmes interrogations : Perec en Pochothèque, sous la direction de Bernard Magné, devait comporter deux volumes. Le premier rassemble les romans, le second n’a jamais paru. Au premier livre ainsi orphelin manquent Espèces d’espaces et les textes qui précisément disposent le geste romanesque de Perec dans sa rupture. Alors on attend.

se procurer le livre : voir page "librairie"

4 _ bloc charrié de lave noire : Thomas Bernhard
Deux parutions de Quarto ravivent cette réflexion. Les deux tomes des œuvres courtes et des récits de Balzac, pour la première fois pris chronologiquement. Et le Quarto qui vient de paraître, intitulé Thomas Bernhard, récits.

Un livre qui d’abord manifeste l’unité formelle de Bernhard : hors L’imitateur, avec ses proses brèves à fond fantastique, et témoignage de l’enracinement Walser de Bernhard, chaque récit se présente comme un paragraphe d’un seul bloc. Le paragraphe, chez Bernhard, est fait livre.

Ainsi peut-on aborder la révolution autobiographique à quoi il procède dans L’Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid, Un Enfant : non pas l’autobiographie de Thomas Bernhard, mais cinq blocs chacun centré sur un moment autobiographique, et la mise en activité réciproque des cinq nous introduit dans une constellation autobiographique, discontinue, incomplète, mais bien plus près de l’énigme qu’aucune autre entreprise littéraire ne pourrait le permettre. Encore plus quand tel élément autobiographique traverse de façon récurrente plusieurs des récits. Les questions formelles posées chez nous par Pierre Bergounioux sont très similaires.

Dans les récits, aussi, deux textes qui interrogent la folie en dédoublant le narrateur dans une rencontre avec dialogue, Marcher (« C’est un constant va et vient de toutes les possibilités de penser d’une tête humaine à toutes les possibilités de ressentir d’un cerveau humain et à toutes les possibilités d’un caractère humain » en exergue) et Le Neveu de Wittgenstein.

Est-ce qu’il y a une telle rupture entre récit et roman chez Thomas Bernhard ?

Oui, si on considère schématiquement que l’écriture des cinq récits autobiographiques le sépare définitivement des romans tel qu’il en hérite de l’art formel (Gel, La Plâtrière, Corrections…), avec pour point d’infléchissement le monologue du Prince dans Perturbation, magnifiquement traduit par Bernard Kreiss.

Non, si cet infléchissement c’est la naissance de fictions où le principe du livre bloc, du paragraphe fait livre, devient la loi formelle de Thomas Bernhard pour Béton, Arbres à abattre, Maîtres anciens et autres fulgurations jusqu’à Extinction.

Les cinq récits autobiographiques sont chaque fois une lame plantée dans l’énigme compacte de quoi permet d’accéder à écrire, de quoi du dehors et de nous-mêmes on le nourrit, et de quel prix, seul, on le paye : pourquoi les éditeurs du Quarto se sont tenus obligés de nous fournir à la fin une notice sur l’histoire récente de l’Autriche ? On a besoin d’une notice sur l’histoire russe pour lire Dostoievski, d’un résumé de la première guerre mondiale pour lire Proust ? Mais les cinq récits autobiographiques sont indissociables de comment ils se rejouent dans la fiction de Naufragés, Béton ou Arbres à abattre. Inversement, le statut de la mort et de la folie dans tous les romans, et notamment dans Perturbation ou Extinction impliquait à Bernhard d’en affronter esthétiquement le statut dans ces livres hors dispositif romanesque, mais où la fiction est essence de l’écriture, Le neveu de Wittgenstein ou Marcher.

Memento mori, dit Bernard Lortholary dans son introduction aux récits autobiographiques. Un repère essentiel, d’un noir transparent, dans sa bibliothèque. Mais qui renvoie aux romans, les réimpose depuis un autre statut, les contraint à racine. Et tout au bout, dans cette opposition des romans aux récits, la confrontation à la folie : Thomas Bernard, nous n’avons pas le choix que le lire sous forme d’œuvres complètes. Il y a deux livres dans ce Quarto, un élan pour emporter le reste de la boucle.

Offrez Thomas Bernhard, si vous avez déjà ces récits-là dans votre bibliothèque.

 


Thomas Bernhard | L’Imitateur (extraits)

 

L’imagination
Près du quartier copte du Caire nous avons été frappés par des rues entières où, dans les immeubles de quatre ou cinq étages, on élève des millions de poules, de chèvres et même de cochons. Nous avons essayé d’imaginer ce qu’on peut entendre quand ces maisons brûlent.

Un auteur pas commode
Un auteur qui n’a écrit qu’une pièce de théâtre, dont il n’a autorisé qu’une unique représentation sur ce qui était – à son avis – la meilleure scène du monde, par – toujours à son avis – le meilleur metteur en scène, et – encore à son avis – les meilleurs acteurs du monde, s’était, pour la première, avant même le lever de rideau, posté à la place du balcon qui s’y prêtait le mieux, mais ne pouvait être vue du public, et il avait pointé le fusil mitrailleur construit à son usage par la firme suisse Vetterli, et une fois le rideau levé il logeait une balle dans la tête à tout spectateur qui – à son avis – riait à contretemps. A la fin de la représentation, il n’y avait plus dans la salle de théâtre que des spectateurs exécutés par lui, et donc des spectateurs morts. Pendant toute la représentation, les acteurs et le directeur du théâtre ne s’étaient pas laissé distraire un instant par cet auteur peu commode et l’événement qu’il avait créé.

Pise et Venise
Les maires de Pise et de Venise s’étaient mis d’accord pour donner un choc aux visiteurs de leurs villes, qui, depuis des siècles, ont été régulièrement emballés par Pise aussi bien que par Venise, et ils avaient décidé de faire transporter et installer à Venise la tour de Pise et à Pise le campanile de Venise, en grand secret et de nuit. Mais ils n’avaient pas pu tenir leur projet secret, et, la nuit même où ils voulaient faire transférer la tour de Pise à Venise et le campanile de Venise à Pise, ils avaient été internés d’office, comme il se doit le maire de pise à l’asile de Pise et le maire de Venise à l’asile de Venise. Les autorités italiennes avaient su traiter l’affaire avec la plus grande discrétion.

Vice versa
J’ai beau toujours avoir détesté les jardins zoologiques, et même avoir toujours trouvé suspects les gens qui visitent ces jardins zoologiques, il ne m’a pas été épargné d’aller une fois dans le parc de Schönbrunn, et, à la demande de mon compagnon, un professeur de théologie, de rester planté devant la cage des singes, à qui mon compagnon donnait de la nourriture (dont il savait bourré ses pochez à cette intention). A la longue, le professeur de théologie, un ancien camarade d’études, qui m’avait invité avec insistance à l’accompagner à Schönbrunn, avait donné toute sa nourriture aux singes, quand tout à coup les singes se sont mis de leur côté à ramasser des restes de nourriture traînant sur le sol et à nous les tendre à travers la grille. Le professeur de théologie et moi-même avons été si épouvantés par le brusque changement d’attitude des singes, que nous avons tourné les talons sur le champ et quitté le parc de Schönbrunn par la première sortie qui se présentait.

L’erreur de Moosprugger
Le professeur Moosprugger était allé chercher à la gare de l’Ouest un collègue qu’il ne connaissait que par ses lettres sans l’avoir jamais rencontré. En fait, il s’attendait à trouver un être tout différent de celui qui a effectivement débarqué à la gare de l’Ouest. Quand j’ai fait remarquer à Moosprugger que l’homme qui débarque est toujours différent de celui qu’on attendait, il s’est levé et il est sorti aussitôt dans l’intention de rompre et de dénoncer toutes les relations qu’il avait nouées au cours de sa vie.

Deux billets
A la bibliothèque universitaire de Salzbourg, le bibliothécaire s’est pendu au lustre de la grane salle de lecture parce que – ainsi qu’il l’a écrit sur un billet qu’il a laissé – il ne pouvait plus supporter, après vingt-deux ans de service, de classer des livres et de prêter des livres qui ne sont écrits que pour causer des malheurs, et, par là, il entendait tous les livres jamais écrits. Cela m’a fait penser au frère de mon grand-père, qui était garde-chasse à Altentann, près de Henndorf, et qui s’est tué d’un coup de fusil au sommet du Zifanken, parce qu’il ne pouvait plus supporter le malheur des hommes. Lui aussi avait noté cette conclusion sur un billet qu’il avait laissé.

Perast
A Perast, nous nous étions adressés à plusieurs personnes pour demander à qui avaient appartenu les palais abandonnés et déjà presque en ruine, ainsi que d’autres maisons, parce que nous n’avions rien lu à ce sujet. Mais, à nos questions, les gens auxquels nous nous étionss adressés n’avaient fait que rire, s’étaient détournés et avaient pris la fuite. Quelques kilomètres plus loin, à Risan, nous avons entendu dire qu’il n’y avait plus un être normal à Perast : la ville entière avait été abandonné à un grand nombre de fous qui pouvaient y faire ce qu’ils voulaient et qui étaient ravitaillés par l’état une fois par semaine.

Folie
A Lend, un facteur a été suspendu parce que, pendant des années, il n’avait pas distribué les lettres dans lesquelles il soupçonnait de mauvaises nouvelles, et, bien entendu, aucun des faire-part de décès qui lui tombaient entre les mains, mais qu’il les avait brûlés chez lui. Finalement, l’administration des postes l’a fait interner à l’asile psychiatrique de Scherrnberg, où il circule en uniforme de facteur et distribue continuellement des lettres jetées spécialement à cet effet par l’administration de l’asile dans un boîte apposée contre l’un des murs de l’asile, et qui sont adressées à ses compagnons d’infortune. Ce facteur avait, dès son internement à l’asile de Scherrnberg, demandé un uniforme de facteur, pour ne pas devenir fou, à ce qu’on raconte.

 

© Thomas Bernhard, L’Imitateur, extraits, traduction Jean-Claude Hémery, Gallimard Quarto, 2007


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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 juin 2007
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