Nathalie Sarraute | envie de les secouer

hommage à Nathalie Sarraute


Ce texte a été publié dans Le Temps, Genève, en 2001, en hommage à Nathalie Sarraute.

à consulter sur Internet :
 le dossier Sarraute de remue.net, avec une étude d’Ann Jefferson et un texte de Michèle Gazier, plus liens
 le dossier Sarraute de l’ADPF
 la poétique de Sarraute, par Jean-Michel Maulpoix

Photo : Nathalie Sarraute vue par Xavier Lambours, sous cadre dans une des chambres hôte de l’institut français de Naples (tous droits réservés).

 

François Bon | envie de les secouer (sur Nathalie Sarraute)


J’avais ses livres depuis longtemps. J’y venais comme à un travail nécessaire. Un laboratoire, une démonstration technique. J’y trouvais de la poésie, une sensibilité, mais cela restait à distance. Ensemble de sensations séparées, un peu lointaines.

Quand elle est décédée, on m’a demandé d’écrire un texte, je n’ai pas su, j’ai décliné. Mais de plus en plus souvent, les petits livres de poche traversaient la table de travail. Souvent je les ai présentés à des étudiants ou, lors de stages, à des enseignants. On prend dix lignes, on regarde ça de près, et soudain on est très loin de l’image un peu raidie du grand auteur obligatoire.

Et traînaient ces images d’elle-même, descendant le matin s’installer dans un bistrot parisien, y restant jusqu’à midi, pour écrire. Et qu’elle a fait ça longtemps, très longtemps : non pas des années, mais des dizaines d’années.

Cela a suffi pour qu’un jour de ce mois de juillet, peut-être pour l’écart des habitudes, du temps (ces lourds et continus jours de pluie qui endeuillaient le ciel), l’opportunité d’une ville de passage, d’une librairie amie où je n’étais pas venu depuis un an, j’achète le volume Pléiade des œuvres complètes. Un peu comme une folie, parce que c’est cher, qu’on a dans cette collection certains auteurs fétiches, et qu’on n’est pas sûr qu’elle, qu’on lisait en livres de poche, soit de ceux-là. Et voilà, trois semaines passent, et on n’a pas quitté le gros livre. On lit ça en désordre, passant des tout premiers textes aux tout derniers, lisant les conférences, les entretiens, les éclats, les critiques.

Découvrant la biographie si singulière : traversant à six ans la première révolution russe, à dix-huit ans la seconde. Vivant avec sa mère à Petersbourg quand son père est reparti vivre à Paris, puis vivant avec son père à Paris tandis que sa mère est à Moscou. Et la gouvernante allemande, qui lui apprend sa langue, et la gouvernante anglaise, qui lui apprend sa langue. Puis des études de chimie avant celles de droit, le métier d’avocat, le mariage, les trois filles. Et le premier livre publié au bord du cataclysme, en 1939, elle qui a un an de plus que le siècle. Cataclysme qui la rejoint, puisqu’elle doit porter l’étoile jaune, divorce de son mari pour le protéger, lui le résistant (ils ne se quittent pas, bien sûr se remarieront après la guerre).

Sa légende débute avec la republication, en 1957, du premier livre. Elle a presque soixante ans, mais a devant elle quarante ans de travail encore : les derniers livres sont majestueusement simples, pourtant dans une fidélité étonnante aux tout premiers. On aura reconnu Nathalie Sarraute : on s’en veut de l’aveuglement qui vous a privé d’elle. Mais non, c’est maintenant qu’on pourrait commencer de vraiment la lire, justement parce qu’il y a ceci, l’énorme tableau du temps, la clôture sur les mots, qui dresse tout comme un seul bloc, mais vivant.

Une œuvre toute sur le mot sensation, et c’est cela qu’on avait éloigné de vous. Elle qui écrit dans son tout premier texte : "Envie de les secouer…", voilà qu’à cent deux ans de sa naissance elle y parvient, et c’est tout neuf.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 21 juin 2007
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