Simenon et la pompe à essence

Simenon, Rosenthal | la littérature comme attention au monde


L’aperçu blog du matin, va netvibes, met en relation deux univers qui n’ont pas de point de rencontre : l’étrange et fort livre d’Olivia Rosenthal, On n’est pas là pour disparaître non pas sur mais — pour une interrogation sur la mémoire, la relation à l’autre, le temps — via Alzheimer, et l’injonction de Pierre Assouline de relire Le petit homme d’Archangelsk. Sur cette même ligne de cargo direction le cercle polaire qu’avait empruntée une fois Simenon, et devenue ensuite territoire imaginaire récurrent pour ses fictions, j’avais évoqué, il y a quelques années, Le passager du Polarlys. Rien de commun à ces deux démarches, Simenon et Rosenthal, que peut-être une attention au monde ? Et l’autre point de contact plus secret, si la grand-mère qui servait l’essence à Simenon a été emportée dans l’étrange absence de ce que décrit le livre d’Olivia Rosenthal.

Pour le centenaire de sa naissance, il y a dix ans, l’hebdomadaire La Vie m’avait demandé un texte, je le reprends ci-dessous. C’est l’avantage maintenant d’Internet : on n’attend plus la commande pour dessiner le paysage qui compte (pour nous : les visages de la bibliothèque). La question pour Simenon étant : qu’est-ce qui nous induit à le relire chaque année, et jamais les mêmes livres ?

 liens : centre d’études Simenon à Liège ;
 photos : garage Bon, Saint-Michel en l’Herm, la souris sur l’image pour faire apparaître l’image cachée, comme d’habitude — autres photos : voir Mécanique (Verdier, 2001). En fin d’article : table Simenon à la librairie L’Arbre à Lettres fondée par Pierre Hild à Lille, et disparue depuis.

L’écluse du pont du Brault, entre Luçon et La Rochelle, dans mon marais de Vendée, cela signifiait qu’on allait à la ville. Une ferme au bord de l’eau, resserrée sur elle-même dans l’étendue plate, et puis les armatures grises en quart de cercle à crémaillère du pont à bascule, sous son énorme contrepoids, et la voiture pour enjamber la rivière faisait secouer sous ses roues une suite d’épaisses planches bitumées, dans un bruit terrible.

Et voilà qu’à la maison tombe un livre où je reconnais les noms, la rivière, la ferme, et je reconnais le pays, son silence et son ciel : pour moi, ce jour-là, une monde basculait comme lorsque le vieux pont se redressait à la verticale sur le canal de Marans. Il n’y avait pas d’un côté le monde imaginaire des livres, et de l’autre le monde réel, mais on pouvait très bien retrouver celui-ci dans celui-là, et jamais auparavant, dans mes Jules Vernes ou mon Grand Meaulnes, je ne l’avais imaginé.

Cela allait plus loin. Si les livres avaient un personnage, l’épais Maigret sans visage, ils portaient un nom d’auteur. Et je savais que ma grand-mère, levée à 4 heures du matin pour servir le mélange aux Mobylette partant au travail, plus tard le fuel aux tracteurs agricoles, avant d’enfourcher son vélo pour aller se faire payer les factures des réparations mécaniques que mon grand-père et ses trois ouvriers, six jours sur sept, effectuaient sans acompte, avait pendant la guerre servi bien souvent l’essence rationnée à ce monsieur poli qui avait successivement vécu à La Rochelle et Fontenay-le-Comte, mais venait souvent à L’Aiguillon-sur-Mer où il louait. Un Maigret se passe à Fontenay-le-Comte (Maigret a peur) et un autre dans le marais rochelais (Maigret à l’école), et combien de fois dans les Maigret a-t-on à faire avec des gens qui prennent le train pour Niort ou La Rochelle ? Pour un gamin dont l’univers se résume au garage de mécanique familial et à l’école primaire où enseigne la mère, tout cela mis sous la grande lumière de mer, la bascule est décisive : un, l’imagination, dans les livres, ce n’est pas tant d’inventer que de capter la dimension invisible de ce qui est là, devant vous, déjà présent – deux, si la musique et les tableaux étaient des univers trop lointains, l’ouvrier qui permet qu’il y ait des livres, savoir tout de suite qu’il existe, qu’il a un chapeau, une pipe, salue votre grand-mère et met de l’essence dans sa voiture comme tout un chacun.

Alors vénération de gamin, qui s’userait ? Non. Nos lectures fétiches, pour chacun, de Jules Vernes à Montaigne, en passant par la bonne cure annuelle de Saint-Balzac, ce sont les lectures qu’on peut reprendre à tout âge, celles qu’on connaît d’avance suffisamment pour tout y reconnaître. La magie Simenon, je la chercherais d’abord dans ces phrases par lesquelles il vous attrape au corps, tout doucement, et dans cette illusion d’une fausse reconnaissance vous pose doucement dans son univers. Ces phrases, il n’y en a peut-être qu’une seule dans chaque livre, mais elle est suffisamment miraculeuse pour exiger que tout un livre l’accompagne, lui fasse sa place. Aux preuves. Un exemple :

Certaines images, sans raison, sans que nous y soyons pour rien, se raccrochent à nous, restent obstinément dans notre souvenir alors que nous sommes à peine conscient de les avoir enregistrées et qu’elles ne correspondent à rien d’important. Ainsi, sans doute, Maigret, des années plus tard, pourrait reconstituer minute par minute, geste par geste, cette fin d’après-midi sans histoire du Quai des Orfèvres.

Bien sûr, vous reconnaissez. C’est une musique unique. Une phrase dressée par le journalisme, l’exigence du rythme et de la visibilité. Osons aussi une attaque basse : un art qui ne pense pas. Un art de la seule sensation. Je ne dis pas cela à mal. Je relis fréquemment, pour les mêmes raisons, les travaux d’un autre familier de la lumière de Charente (puisque Simenon a longtemps eu maison à Nieul, en baie de La Rochelle) : les voyages de Pierre Loti. Une autre, même registre, elle aussi en incipit :

La journée avait commencé comme un souvenir d’enfance, éblouissante et savoureuse. Sans raison, parce que la vie était bonne, les yeux de Maigret riaient tandis qu’il prenait son petit déjeuner, et il n’y avait pas moins de gaieté dans les yeux de Mme Maigret, assise en face de lui. Les fenêtres de l’appartement étaient larges ouvertes, laissant pénétrer les odeurs du dehors, les bruits familiers du boulevard Richard-Lenoir, et l’air, déjà chaud, frémissait ; une fine buée, qui filtrait les rayons de soleil, les rendait presque palpables.

Il faut avoir fait beau chemin dans son art pour que de tels miracles vous adviennent, où la langue résonne et s’illumine, justement, comme une ville au matin.

Sans doute que ce miracle est lié à l’écriture même. Deux mois de vie sans écrire pour Simenon, homme secret, homme complexe, homme de chair et de pulsion, homme d’argent. Et puis, dans le silence d’une grande maison, en Amérique ou en Suisse, à Cannes ou à fond de péniche, une semaine d’enfermement. Ces enveloppes de papier kraft sur lesquelles on gribouille, et puis cette phrase par laquelle on dirait que lui-même nous quitte et ouvre ce monde laissé tel quel, immobile, il y a deux mois, où sont Maigret et Janvier, le « petit » Lapointe et le gros Torrence, et cette manière d’ouvrir une à une des trappes où reviennent à distance, maintenant fantômes, ce que l’écrivain n’a pas conquis sur lui-même : les passions de chair et le trouble qu’elles engendrent, l’argent et le secret, le silence où on est, comme Maigret, quand le monde qu’on a au-dedans ne peut s’exprimer dans le dehors le plus proche.

J’ai tout Simenon sur mes étagères. Pire, j’en reconstitue des bibliothèques minimum, en le rachetant dans les maisons de la presse et le laissant sur place, dans les quelques maisons amies qui m’accueillent.

Je relis plutôt Maigret que les autres, pour une certaine qualité d’hypnose : ce monde immobile qui se refait, on le connaît d’avance alors c’est lui qui vous prend. Mais les autres livres de Simenon, qu’ils sont surprenants aussi. Tenez, Feux rouges, une seule dérive sur les autoroutes américaines. Première phrase : « Il appelait ça entrer dans le tunnel… » Juillet 1953, c’est ce qu’il écrivait, Simenon, aux jours de ma naissance : qui aurait pu, ici en France, honorer une telle tentative formelle comme nous saurions en 1971 honorer La Presqu’île de Julien Gracq ou en 1980 Raymond Carver ? C’est bien de jeu formel qu’il s’agit, dans les grammaires narratives de ces romans successifs, chacun sur une seule idée tenue. La boule noire, sur l’angoisse. Les Anneaux de Bicêtre, narration par le corps immobile, dans le temps arrêté d’un hôpital. Ou le mot « glauque » dans le premier paragraphe de Strip-Tease, qui commence par l’exhibition des vêtements de ce travail à sécher sur un fil, dans une cuisine.

Curieux de lire les romans en même temps que le Maigret qui suit ou précède : souvent c’est la même idée qu’il suit, la même parcelle de trouble, une fois dans la grammaire fixe de Maigret, une autre fois selon l’idée formelle risquée qu’elle engendre. Comme si on avait affaire au même désordre profond et rauque que dans Dostoievski, mais où Dostoievski entasse tout dans les mêmes strates compliquées d’un seul livre, Simenon les traite une par une, en une semaine de dérive silencieuse sur ses enveloppes brunes...

Vous voulez y revenir, vous ne savez pas par quel bout vous y prendre ? Prenez un Simenon de 1932, dans cette période encore marquée par le roman noir et les contraintes de l’écriture populaire, mais qu’il contamine par ce monologue intérieur à la troisième personne qui sera sa marque. Un bateau rongé de rouille remonte les côtes norvégiennes vers l’océan Arctique et puis, dans le huis clos, où seules les lumières qui s’abrègent donnent le rythme, tout qui émerge, la chair, le crime, le secret. Peut-être le plus beau cadeau de Simenon, cette période : comment il s’invente à lui-même. Écrit en versets comme la Bible : rien que des paragraphes de trois lignes, cinq au maximum. Toutes les choses parlées dites en une ligne. L’école même du roman. Ça s’appelle Le Passager du Polarlys... Attention danger : grand risque d’en relire d’autres à la suite.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 18 septembre 2007
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