Daewoo
monde de l'entreprise et scène littéraire

un échange e-mail avec Mme Anne Tézenas du Montcel, pour le magazine économique Challenges, et que tout cela apporte au débat commun...

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Daewoo Fameck, mai 2003, la chaîne de fabrication en voie de démontage - photo FB

 

En quoi le monde de l'entreprise représente-t-elle une scène littéraire?
Il n'y a pas de monde de l'entreprise d'un côté, de scène littéraire de l'autre. Une telle formulation supposerait d'accepter que la relation au travail soit délimitée à un territoire spécifique, hors de toute relation originelle de l'homme à ce qui l'entoure, à la transformation du monde, à sa propre curiosité des matières, des outils, et de l'autre côté la culture reléguée au loisir. La littérature, dans son origine, a comme objet cette curiosité même, et la relation de l'homme au monde. Alors, bien heureusement, il n'y a pas de frontière à passer lorsqu'on parle du travail et des relations sociales qui organisent le travail, dont la forme dominante aujourd'hui est "l'entreprise". Reste que la difficulté est peut-être accrue du fait du caractère plus abstrait des circulations de l'argent, des formes et concentrations de pouvoir, si on se réfère par exemple à ce qu'il en était au temps de Balzac. Mais ce n'est pas une raison pour renoncer, que cela plaise ou non à ceux qui préfèreraient, pour les murs entourant le travail, une pancarte "circulez, rien à voir".

Pourquoi, selon vous, l'entreprise est-elle si souvent, dans sa réalité comme dans ses représentations, une entité menaçante ou sombre pour les humains?
Pourquoi, "selon vous" ? Je n'ai jamais rien dit ou écrit de tel nulle part? Il y a de l'opaque dans le destin des hommes, et la littérature va peut-être d'abord là, parce que là ce qu'il y a d'abord à démêler. J'ai publié mon premier livre Sortie d'usine en 1982, après quelques années d'expérience dans la métallurgie parisienne, parce qu'à quelques mois de distance ce que je revivais de cette usine c'était les doigts amputés (fréquents encore à l'époque), et des trouilles rétrospectives (une électrocution évitée de peu, dans un centre nucléaire à Bombay). Quand j'ai visité, après la vente aux enchères du bâtiment et de ce qu'il contenait, l'usine Daewoo de Fameck, c'est le contraire qui surprenait: un lieu de lumière, très propre, mais vide. Pas de mémoire. Alors que tout cela nous concerne de tellement près, cycles de vie, cycles de travail, rapport à l'objet qu'on fabrique, collectivité humaine rassemblée, tout cela était volatilisé sans trace. Même ce qu'il y avait de "menaçant", pour reprendre votre mot, en l'occurrence une fermeture d'usine décidée très loin, et non pas au motif de difficultés économiques, mais de choix dans la rentabilité d'investissements financiers, était absent du réel. Comment établir ce lien, comment cela travaille dans les têtes, quelles indices du réel permettent de le capter, c'est ce que j'ai voulu tenter...

Quel est le message de votre livre Daewoo sur le monde de l'entreprise?
Il y a longtemps que la littérature ne fonctionne plus au "message". Il y a un monde de pensée complexe, que l'univers du travail ravive, et auquel les sciences humaines même n'offrent pas réponse: par exemple, qu'est-ce qui déclenche, dans un moment de tension sociale, le recours à la violence. Ou pourquoi, le dernier jour de l'usine, a-t-on dansé et fait la fête. Un élu local peut se féliciter d'une usine qui, trois ans durant, fera baisser de quelques centaines le nombre des chômeurs de sa ville, et pour autant, l'idée que le cycle du travail et le cycle de la vie se séparent à ce point n'est pas recevable par ceux qui y ont consacré leurs vingt ans... Tout cela traverse le langage de tous les jours, la relation aux autres que nous déployons par le langage. Le travail de l'écrivain, c'est de mettre ces questions en travail, de leur donner leur concrétude, par images, mots, mémoire.

Et si vous aviez un message à faire passer à Ernest-Antoine Seillière, le patron du Medef, à l'heure où on parle d'augmentation du temps de travail pour enrayer le mouvement des délocalisations, que lui diriez-vous?
Je ne connais pas ce monsieur, qui est désormais un des principaux éditeurs de livres scolaires: là encore, une irruption aussi brutale de l'argent dans ce qui est le plus central, le plus précieux d'une société, les outils de l'éducation, ce n'est pas rassurant. Par contre, la façon dont le mot "délocalisation" évacue ce qu'il recouvre de contenus réels, drames humains, désertification des villes, exploitation sauvage de main d'oeuvre dans d'autres pays, si mon livre contribue à restaurer un peu de méfiance ou d'attention à cette masse circulante de langue de bois, où tout est justifié si c'est par l'économie qu'on le justifie, alors je suis content que mon bouquin me vaille d'être mentionné dans Challenges! Le grand choc, pour moi, à ma première visite dans l'usine Daewoo, c'était de découvrir la chaîne de production soigneusement emballée, étiquetée, protégée par du plastique à bulles, prête à être chargée dans des camions pour fonctionner, à peine un mois plus tard, en Turquie. Qu'est-ce qui reste, comment on vit, après, dans la ville? Ce qui me surprend, c'est qu'apparemment il n'y avait plus que nous, mon ami metteur en scène, Charles Tordjman, et moi-même, pour nous y intéresser...

 

FB, le 3 septembre 2004