Michèle Kahn | Les prunes de Tirana

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l’auteur

Née à Nice, a passé sa jeunesse à Strasbourg, vit à Paris. publie.net accueille plusieurs de ses livres en version numérique, dont Cacao et Le Schnorrer de la rue des Rosiers. Visiter son site Michèle Kahn écrivain. Sur twitter @MicheleKahn.

le pitch

L’Albanie : un pays à l’écart, même dans le bloc de l’est. Une dictature écrasante, avec sa part consubstantielle de délire. Même aujourd’hui, une telle distance.
Et pourtant, qu’on ouvre n’importe quel livre d’Ismaïl Kadaré, ces profondeurs de mythe, cette complexité des êtres pour tenir, et qui s’organise en prenant à l’histoire albanaise ses propres figures légendaires.
De l’autre côté, une délégation d’écrivains français, qu’on envoie pour un colloque, mais avec sérieux accompagnement et surveillance. Comment briser la glace, comment voir ce qui n’est pas à voir ? Les cigarettes, l’alcool, aident à rendre cela poreux. Quant au rituel de la visite des écrivains dans les capitales du bloc socialiste, on le connaît aussi par L’Invitation de Claude Simon.
Aperçus de Tirana, des arcihtiectures, puis de Saranda la balnéaire, juste au bord de Buthrot, maintenant Butrint, où Racine a situé Andromaque.
Cela ne suffirait pas à faire une nouvelle. Il faut une autre alchimie : c’est bien sûr la littérature, l’écriture qui la donne. Quelle mise en écriture quand on vous donne si peu à voir, et comment la fiction peut s’en charger ? C’est ce que va faire la narratrice. Et puis, au bout de son travail, l’écroulement du bloc de l’est.
Il faut la précision, la verticalité de Michèle Kahn pour que la brièveté même du récit, la force de trait, joue cette complexité, vienne nous la faire vivre directement au présent.

le texte

 

Corps ventru, hautes pattes grêles, yeux globuleux, il ressemblait à un énorme criquet. Du moins, c’est ainsi que, vingt après, je songe à ce vieux Fokker à hélices. Il nous attendait sur le tarmac de l’aéroport de Zurich et se proposait de nous emporter vers Tirana, nom qu’on était tenté d’écrire avec un y : Tyrana.

L’Albanie était alors aussi accueillante qu’un repaire mafieux.

Ses ressortissants livraient des discours convenus quand ils ne s’enfermaient pas dans des silences de trappistes.

À Paris, les volets de l’ambassade installée dans le 16ème arrondissement ne s’ouvraient jamais et, même les jours de réception, même à midi, on vous recevait à la lumière d’ampoules misérables. Longtemps après que vous aviez sonné, un gardien hirsute et blafard entrebâillait la porte d’entrée et vous interrogeait du regard jusqu’à ce que vous ayez formulé vos raisons de vouloir pénétrer le sanctuaire. Ses poches déformées ne pouvaient qu’abriter couteaux et pistolets. Une fois à l’intérieur, le jeu consistait à repérer les hommes de la Sigurimi, la police politique.

Et cependant, sur le tarmac de Zurich, quatre écrivains français s’apprêtaient en ce jour de juin 1986 à escalader la passerelle du Fokker qui assurait la liaison avec Tirana. Quatre écrivains invités, « dans le cadre des échanges culturels entre la République populaire socialiste d’Albanie et la République française », à participer à un colloque sur La littérature classique française.

La disposition des sièges en enfilade ainsi que le bourdonnement intempestif de l’appareil ne favorisaient guère la conversation. Les yeux aux aguets, je poursuivais un monologue intérieur.

Aurais-je été invitée à Tirana si le cœur du « camarade Enver Hoxha, dirigeant bien-aimé et glorieux du Parti et du Peuple » n’avait récemment cessé de battre ? C’était en effet sous la férule de son successeur Ramiz Alia, désireux de conjuguer les nouvelles nécessités économiques et sociales avec le respect de la « pensée éternelle » de feu le fondateur historique, que l’Albanie avait initié un principe d’échanges culturels. La France inaugurait le processus.

Un projet de roman attisait, si besoin était, ma curiosité du Pays des Aigles. Despotisme, dictature et décervelage serviraient de toile de fond à une intrigue ethno-socio-policière. Le héros, écrivain du dimanche, héritier d’une famille de haute noblesse et fonctionnaire au Ministère des affaires étrangères, allait être invité au colloque. Il y ferait convier son amant, un prolétaire de La Courneuve, deux cents mots de vocabulaire et une syntaxe bancale, en le présentant comme un homme de lettres terriblement taciturne. L’Albanie deviendrait la Pravdovie et Tirana s’appellerait Stalina. L’aventure serait pimentée par une loi réellement en vigueur dans le pays : toute relation sexuelle entre deux hommes était punie par une peine pouvant aller jusqu’à dix ans de prison. Les dangereux « tenants d’une déviation bourgeoise » sauraient-ils protéger leur secret et leur liberté ?

Le criquet rasait hardiment des pics enneigés, survolait des écrins de velours vert sombre où serpentaient des colliers limpides. François R***, malade de peur en avion, préférait ignorer le hublot. Lugano. Florence. Ancona. Bari. Brindisi… Je ne sais plus quand furent distribués les formulaires d’entrée qu’il fallut remplir avec soin.

Avions-nous emporté des appareils de photo ou de radio ? Un magnétophone, une télévision ? Un réfrigérateur, une machine à laver ? Des montres ? Des médicaments ? Des journaux, des livres ? Des tracts ? Des monnaies étrangères ? Des explosifs ?

Qu’apportions-nous comme cadeaux ?

Les monnaies étrangères devraient être changées auprès de la Banque d’État albanaise, et les marchandises non déclarées seraient considérées comme passées en fraude.

Allais-je munir mes héros d’explosifs ?

Un détachement militaire nous attendait sur le tarmac de Tirana. Ils étaient une vingtaine de soldats séparés en deux files, chacun visant notre équipage de son fusil à baïonnette. Voyant que les passagers n’en menaient pas large, le steward éclata de rire. C’était une haie d’honneur. Elle précédait un groupe d’une dizaine de personnes.

L’Ambassadeur de France et son attaché culturel s’éclipsèrent après les salutations, nous laissant aux mains des délégués albanais. Ou plutôt nous laissant attendre que ceux-ci aient terminé de délibérer. Passablement agités, ils évitaient de nous regarder. Les minutes passaient. Plantés au centre d’une petite allée fleurie, nous ne savions que faire de nous-mêmes. Je ne comprendrai que plus tard la raison de cet étrange flottement. Nos hôtes ne s’étaient pas attendus à voir débarquer un élément féminin.

Dans la baraque qui tenait lieu d’aérogare, une boisson orange nous désaltéra autour d’une grande belle nappe à carreaux rouges. Après les présentations facilitées par deux guides-interprètes, vint la question majeure : lequel d’entre nous était le chef de la délégation ? Mes trois compagnons s’étant récusés avec célérité, je ne pus qu’accepter.

Deux Volvo noires attendaient. Je fus priée de prendre place à l’arrière de la première. À l’exception de tracteurs, camionnettes et attelages, elle ne croisa ni ne doubla aucun autre véhicule jusqu’au centre de Tirana. Pied sur l’accélérateur, le chauffeur klaxonnait, effrayant ânes et âniers, qui se ruaient sur le côté. Femmes en pantalons sous la robe, un fichu blanc couvrant leur front, et hommes en gilet, mégot planté entre les dents, s’arrêtaient de travailler pour nous regarder passer. Des bunkers et des casemates rondes hérissaient les champs.

Brusquement, l’environnement devint monumental. Sur un boulevard peut-être plus large que nos Champs-Elysées, à dominante rose, les Volvo s’arrêtèrent peu après 16 heures devant une imposante construction italienne des années 30, précédée d’un bosquet de sapins hauts et sombres, l’hôtel Dajti. Un hall grandiose nous accueillit. Épais tapis rouge. Fauteuils profonds et défoncés.

Chef de la délégation, j’héritai d’une suite vert amande. Un éclairage froid révélait des taches anciennes sur les housses vieux rose qui recouvraient les deux fauteuils et le canapé du salon étroit. Le réfrigérateur – presque aussi grand que moi – et la télévision étaient débranchés. Les micros ne l’étaient sûrement pas. Un balcon, donnant sur le faîte des hauts sapins odorants, offrait une vue sur le mont Dajti. Le vrombissement d’une mobylette vint comme une fausse note troubler la symphonie des chants d’oiseaux.

Nos guides nous avaient donné rendez-vous pour le dîner organisé à 19 heures par l’Union des Écrivains. Deux bonnes heures restaient. François vint comme convenu gratter à ma porte. Nos deux autres camarades avaient opté pour la sieste. Je quittai la chambre en veillant à ne pas faire crisser les gonds. Nous évitâmes l’ascenseur, coupable d’émettre de furieux bruits d’agonie, et descendîmes sans bruit sur les épais tapis albanais.

Le hall était désert. Le réceptionniste, qui s’affairait derrière son comptoir, sembla ne pas nous voir passer. Mais à peine avions-nous accompli quelques mètres que des pas pressés retentirent dans notre dos. Ils se rapprochaient. François affichait de nouveau la mine de déterré qui l’avait caractérisé pendant le voyage aérien. Une sorte de paralysie m’étreignait. Mon cœur battait la chamade quand un homme nous rattrapa. C’était le plus âgé de nos guides, le professeur de français. Les deux chauffeurs l’accompagnaient.

Que souhaitions-nous visiter ? Les musées étaient fermés à cette heure. Par ailleurs, la visite de Tirana était prévue pour le lendemain après-midi. Je restai impavide.

— Mais vous pouvez bien entendu commencer aujourd’hui, poursuivit alors le professeur avec un sourire compréhensif. Que voulez-vous voir ?

— Rien de spécial. C’est juste pour nous dégourdir les jambes.

Il renvoya l’un des chauffeurs et, avec l’autre, nous emboîta le pas. Des parallélépipèdes grisâtres à cinq étages encadraient militairement de basses maisons baroques à véranda, ocre ou roses, enfouies dans un fouillis végétal. La ville se peuplait toujours plus de piétons habillés de propre pour la promenade familiale du soir, le xhiro. Main dans la main, les couples nous suivaient d’un regard étonné. Çà et là, des traces de l’occupation italienne ou allemande, de l’aide soviétique telle la statue de Staline, ou chinoise. Autant d’ères révolues, d’après le professeur-guide, qui nous fit admirer une représentation équestre de Skanderbeg, le héros national.

Le moment était-il venu de l’interroger sur la vie juive ? Je savais qu’en 1943, quand les Allemands avaient pris le contrôle de l’Albanie, y vivaient trois cents autochtones auxquels s’étaient joints six cents réfugiés de Yougoslavie et de Grèce. À l’exception de QUATRE personnes, tous avaient survécu, protégés par la population !

Mais l’étrange cinéma Rinia attirait notre attention. Une façade carrée, en béton armé, muselait une nef d’église du XVIIIe siècle. Un peu plus loin, une épaisse grille de fer barricadait les entrées d’une mosquée aux fresques délicates… « Des éléments de culture », expliqua M***, le professeur, avec un petit rire gêné. Aussi lui épargnai-je ma question sur l’emplacement d’une éventuelle synagogue.

Le pauvre homme souffrait doublement. De l’âme mais aussi des pieds, comprimés dans de lourds souliers à semelles rigides.

Il se déplaçait d’ordinaire à vélo.

« Gëzuar ! À votre santé ! À la République populaire socialiste d’Albanie ! À la République française ! À l’Université Enver-Hoxha ! À la Ligue des Écrivains et des Artistes ! À l’amitié franco-albanaise ! À… » Combien de toasts furent portés, avant, pendant ou après le dîner pantagruélique ? À chaque fois, il fallait vider son verre de raki. L’alcool de prunes nous irradiait jusqu’à la pointe des orteils. À l’ouverture du colloque, le lendemain matin, la « partie française » se distinguait par son teint plus cireux qu’un cierge et des yeux couleur d’escalope crue.

Nos textes, communiqués bien avant le départ de Paris, furent distribués en traduction albanaise. Fidèles ? Impossible de le vérifier. Les prestations de nos hôtes vêtus de costumes trois pièces, qui s’exprimaient en un français très pur, nous laissèrent pantois, venant des représentants d’un peuple réputé pour être l’un des plus analphabètes de la Terre. Passion de la culture, souci de la perfection et insatiable curiosité caractérisaient les orateurs. De même que B***, notre second guide, par ailleurs écrivain et poète.

Anodin et indifférent, ainsi nous était-il apparu à Tirana, se fondant dans le cercle nombreux qui à tout moment nous entourait. (Qui était qui ? Mystère.) Sa personnalité explosa pendant les trois jours consacrés à la visite du pays. Lors d’apartés. Ou lorsque sur un chemin caillouteux nous semions le malheureux M*** handicapé par son âge, son poids et ses souliers.

Épris de la vie, du bien-être et de la culture, B*** dévorait deux biftecks par repas, chacun large comme l’assiette, sans cesser de fumer. On le sentait frémir d’impatience nerveuse à notre contact d’occidentaux. Sa concupiscence éclatait à la vue d’un stylobille ou d’un briquet. Mes cigarillos l’enchantaient. Combien peux-tu t’en offrir par jour ? demanda-t-il. Trois ou quatre, répondis-je. Ses yeux s’agrandirent.

J’aurais volontiers échangé un coffret de cigarillos contre un tonnelet de l’onctueuse confiture de prunes, du velours confit, servie au petit déjeuner dans le voisinage d’une soupe de tripes. L’employée du Dajti m’en distribuait des louches pleines eu égard à ma célébrité. Nous avions été filmés par la station de télévision locale et, pour bien montrer l’importance accordée au séjour des écrivains français au Pays des Aigles, le sujet avait été diffusé à la mi-temps du Mondial. Dès lors, les gens nous sourirent dans les rues. À Tirana, mais aussi à Gjirokaster ou à Saranda.

L’exquise confiture de prunes revient souvent hanter ma mémoire. Je me souviens aussi de paysages somptueux que l’homme n’avait pas encore détruits. De roses trémières germant comme des herbes folles sur les remblais de Gjirokaster. De l’aplomb mauve de montagnes tombant à pic dans une mer de cristal bleu. De la douceur biblique de collines en terrasses où croissaient orangers et oliviers. Du sourire édenté de paysans surgis de leur masure ployant sous la vigne. De l’explosion carmin de fleurs sauvages. Des sources torrentielles qui enserraient un petit restaurant dans une résille de cascades. Du village agrippé au flanc d’une colline qui m’emplit du désir d’y planter l’une de mes vies.

Et de l’idyllique Saranda, la « Riviera albanaise » bordée de palmiers, dont les petits hôtels accueillaient des kyrielles de jeunes mariés.

Regardez la carte. Au bord de la mer Ionienne, Saranda déploie ses charmes juste en face de Corfou. Un an auparavant, un employé du Club Méditerranée de cette île qui s’était aventuré dans les eaux albanaises, y avait trouvé la mort par balles. Car l’Albanie avait attaqué la Grèce en 1940 et, en 1986, les deux pays étaient toujours en guerre ! C’est en termes vagues qu’on parlait d’un traité de paix.

Le soir, musiciens et chanteurs poussaient la romance aux terrasses des restaurants. La lune argentait les draperies des bougainvillées. Et le ballet des projecteurs grecs, fouillant la côte albanaise, éclairait la mer comme la scène d’une salle de spectacle à Las Vegas.

Je griffonnais la nuit, soucieuse d’enregistrer toutes les observations susceptibles de nourrir l’équipée de mes héros dans l’univers monolithique d’un pays nourri au lait soviéto-chinois.

L’écriture du roman me donna du fil à retordre. Il fallait explorer les milieux propres à mes personnages – la haute noblesse, la carrière diplomatique, le prolétariat français – et mettre ceux-ci en scène sans jamais tomber dans une caricature blessante.

Deux ans s’écoulèrent avant le point final.

C’est alors que le rideau de fer explosa. Et qu’une satire du monde communiste devint parfaitement ridicule. Ce roman parfumé à la confiture de Tirana, je l’avais écrit pour des prunes.

Des années plus tard, je rencontrai B***. Il était devenu l’ambassadeur d’Albanie en France. Le souvenir de sa question sur les cigarillos nous fit bien rire. Il fumait des cigarettes. Trois paquets par jour.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 avril 2013.
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