Matthieu Duperrex | Délit d’intrusion dans infrastructure stratégique

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L’AUTEUR

Matthieu Duperrex et Claire Dutrait sont à l’origine d’un site essentiel : Urbain, trop urbain, « pratiquer la ville ».

Il a récemment été accueilli pour une résidence numérique à La Marelle à Marseille.

Comme bien d’autres de ses amis blogueurs, j’ai suivi heure par heure, depuis Providence, cet été, son arrestation en Louisiane alors qu’il photographiait une installation industrielle. J’ai aussi suivi au jour le jour cette résidence à Marseille, qui le menait sur des lieux industriels ou urbains (dont Fos et Gardane) qui sont aussi pour moi des enjeux de travail.

Je le remercie d’avoir bien voulu confier à Tiers Livre ce texte sur son incarcération en Louisiane, dont la Marelle a publié en tiré à part une version imprimée abrégée. Nous l’accompagnons ici de quelques photographies et d’une vidéo inédite.

On peut le suivre sur Twitter : @urbain_ ainsi que sur Instagram @urbain_ (on y retrouvera des images en temps réel de Louisiane et de la résidence Marseille).

Voir aussi sur Tiers Livre PeriphStrip, livre et expérience collective sur le périphérique intérieur de Toulouse.

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LE TEXTE

Matthieu Duperrex est arrêté sur un parking, le 23 juillet 2015 à 6 h du matin, dans la banlieue est de la Nouvelle Orléans, alors qu’il prenait une photographie de raffinerie. C’était , précisément. Il apprendra plus tard que l’infraction du Code pénal américain dont son cas relevait, l’article 61,A(2), Unauthorized Entry of a Critical Infrastructure, stipule : « Whoever commits the crime of unauthorized entry of a critical infrastructure shall be fined not more than one thousand dollars or imprisoned with or without hard labor for not more than, six years, or both. »

Matthieu a poursuivi avec Claire Dutrait son enquête en Louisiane, « Gaïa in Nola » qui a débouché depuis sur plusieurs projets de création toujours en développement.

Une version abrégée de ce texte a été initialement publiée dans la nouvelle revue papier de La Marelle (Marseille) éditée par Pascal Jourdana, La première chose que je peux vous dire, janvier 2016.

La voiture s’engage dans une sorte de préau fermé où il y a plein de casiers. Mains dans le dos, je m’extrais péniblement. On m’ouvre la porte vitrée qui donne sur ce qui semble être le comptoir d’arrivée de toutes les arrestations du bled. Face à moi, un bureau haut en contreplaqué bleu avec une console en pin sur laquelle les gros flics avec leur gros gobelet de café viennent appuyer leurs coudes en faisant un brin de causette à la grosse standardiste qui mange une grosse salade et répond mollement au téléphone. Menottes enfin enlevées, je dois attendre face contre mur pendant que le patrouilleur explique mon cas au sergent. Le mur, c’est une paroi de parpaings peinte en bleu marine en bas et en blanc à partir d’un mètre vingt. Le sol, c’est une chape de béton. Charte graphique minimale mais efficace. On me fait passer dans un box à côté de la buanderie : fouille corporelle y compris tousser à poil en montrant son cul. Assez drôle, car ne comprenant pas l’énoncé des consignes je fais tout de travers et le flic doit, avec pas mal de pédagogie je dois avouer, me mimer avec force geste des bras ce que je suis sensé faire. Il ferme la geôle. Il revient, gants hygiéniques enlevés, et m’administre un questionnaire qui ressemble à celui qu’on remplit pour l’autorisation d’entrée sur le sol américain. Je réponds « non » à tout. La déclinaison de mon identité n’est pas une mince affaire, j’épelle deux ou trois fois prénom et nom et il se plante, je propose d’écrire moi-même, il ne veut rien savoir. Tant pis, je m’appellerai Deperrex Mattheau. On me place maintenant dans une cage qui est juste à la gauche du comptoir de réception. Ça doit faire six mètres carrés avec un large banc et un chiotte-lavabo tout inox. Sur le banc, y a un noir qui cuve et qui dort ou grommelle sous sa veste. Je reste debout et contemple le spectacle des entrées et sorties. Je me dis qu’on va sans doute bientôt m’interroger, que je vais pouvoir m’expliquer.

Au comptoir, ils sont en train de fouiller mon sac et de tout glisser dans un sachet transparent : j’ai mon couteau Laguiole, mon appareil photo, trois objectifs, mes clés, dix dollars, deux piles, un ticket de bus, une petite bouteille de flotte. Le sac lui-même et ma chemise en lin vont dans un sachet en carton. J’avais eu le réflexe de prendre un t-shirt propre de rechange ce matin que j’ai eu le temps d’enfiler avant que les flics ne m’arrêtent, afin d’être plus présentable.

Après ça, plus rien. Les gens défilent sans m’adresser un regard. Le mec sur le banc s’est réveillé et commence à envoyer des bordées d’injures à la cantonade. Un flic lui dit de fermer sa gueule et d’arrêter de boire à l’avenir. Ce à quoi l’autre répond par un rire sarcastique, « one day, one day for sure ». On le dégagera de là trente minutes plus tard, sans débarrasser pour autant son plateau repas dégueulasse qui reste dans l’ouverture boite-aux-lettres de la grille. Les gars qui font le ménage et portent des plateaux repas (d’épais machin gris incassables et très lourds avec des compartiments pour les différents ratas des prisons, je comprendrai plus tard pourquoi c’est aussi solide), il y en a au moins deux fois plus que de flics, ça n’arrête pas de défiler, et pour la plupart je ne vois pas trop la différence de look par rapport aux mecs qu’on amène menottés ici. Y a juste qu’ils ont un grand t-shirt orange marqué INMATE et qu’ils portent des bottes en caoutchouc. Ce sont sans doute des gars qui allègent leur peine en bossant.

On place ensuite un jeune noir dans ma cellule, l’air rasta mal réveillé. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’il dit, mais je l’indiffère vite et il se couche sur le banc. Ce doit être une habitude ! Puis un troisième arrive, rasta aussi mais trois fois plus gras, en débardeur, sandales et short Nike. Alors lui, il râle bien, tout cela ponctué de Fuck à la douzaine. Il mouline des bras derrière les barreaux, j’ai peur de m’en prendre une. Il se calme bientôt, on s’assied tous les trois, dont l’un sur les chiottes. D’une cellule en face les flics tirent un vieux junkie tatoué très faiblard et blanc comme un linge, son visage perle de goutes de sueur, il doit être méchamment en manque, le pauvre. Mais le geôlier fait vomir ce salaud là dans nos chiottes à nous alors qu’on a enfin apporté de la nourriture. La scène est appréciable. On le vire, retour à trois, encombrés par les plateaux. Pas bouffé grand chose à part leur riz aux haricots rouges.

Une agent vient enfin me sortir de là. Depuis tout à l’heure, je me dis que je vais avoir un entretien avec quelqu’un, un sergent ou je ne sais qui, pour raconter mon histoire, ma version des faits. Mais c’est pas pour ça qu’on me fait sortir, c’est pour la biométrie : poste toi derrière la ligne droite face à la caméra, profil gauche, profil droite, ok, approche, ta main gauche, le pouce, les autres doigts, pareil pour la droite, maintenant la paume haute, la paume basse, le tranchant de la main… Et une dernière de chaque pour recouper toutes les infos et reconstituer la paluche entière. Une fois scanné je demande à la dame ce qui se passe, à quelle procédure je dois m’attendre. Elle m’explique les choses sommairement. Je vais passer devant un juge tout à l’heure qui va fixer un montant de caution pour ma sortie, je devrais ensuite m’en remettre à une agence spécialisée, une Bail bond agency qui prend minimum dix pour-cent d’intérêt, ensuite j’aurai une date de procès… — D’accord, mais quand puis-je dire ma version des faits ? — Vous verrez avec le juge. Il y a un téléphone dans la pièce de biométrie, je demande à la dame si je peux passer un coup de fil. Je me souviens de ce fameux droit que revendique toute personne arrêtée dans les films américains, le droit à un coup de téléphone et un seul. Je sors mon papier précieux, elle le numérote pour moi. Putain, le standard, ce con de flic a noté le standard et pas le téléphone portable de mon contact direct au Consulat. Il est 8h40, ils ne doivent pas être ouverts. C’est la première fois que je vois l’heure depuis mon arrestation et presque la seule. Dès que vous êtes enfermé plus d’une heure dans une pièce sans éclairage extérieur, c’est une loi : vous perdez toute notion du temps.

Je retourne dépité dans ma cellule avec les deux autres rastas. On me fait signer une liste où sont mentionnés mes effets personnels. Je vois un peu comment ils organisent leur taf ici, et c’est déplorable. Tout repose sur des papiers renseignés à la main et tenus ensemble avec des trombones, la pile augmente sur le comptoir et de temps en temps la réceptionniste fait un tas dans une corbeille en métal, les mecs reviennent fouiller dedans, recopient un truc puis reposent le papier. À part ça, c’est l’administration dans toute sa splendeur : ils passent leur temps à papoter, à se montrer des photos sur leurs téléphones, à rapporter ce qu’untel aurait dit à une telle et que ça aurait bien fait marrer tout le monde. Ah et puis aussi, très important, ils se rendent des services en allant chercher de la bouffe au fast-food pour les autres. Ils n’arrêtent pas de bouffer, surtout la réceptionniste qui doit en être à son troisième cake. Tout cela aurait l’air bien sympathique si nous, qui attendons derrière les barreaux, n’étions suspendus à leur bon vouloir pour que notre cas avance. Le plus méchant des rastas fait savoir qu’il en a plein les couilles de ces conneries, ce à quoi on lui répond qu’il a intérêt à changer de ton et qu’il y a 70 « process » avant lui sur la table, qu’il a donc à prendre patience.

On vient me chercher. Je fais un grand sourire. En fait le mec est plutôt emmerdé, le scan de mes empreintes digitales de tout à l’heure a planté, faut tout refaire. Retour à la salle de biométrie. Je me la joue très à la cool avec le type, essaye de causer un peu et puis je lui demande, mouvement de tête hollywoodien vers le téléphone, si je peux passer le coup de fil auquel j’ai droit. — Ok, allez y. Ça sonne, ça sonne, et pis ça répond. La standardiste je lui dis que non, j’attendrai pas que la vice-consul termine sa conversation, que non je ne peux pas rappeler, que je suis dans une putain de prison avec un putain de flic à côté de moi qui regarde sa montre. Ok, je patiente. La vice-consul ne se souvient pas de moi, mais ah, mais si, elle me remet bien sûr : le gars qui vient faire un travail documentaire en Louisiane. — Oui, voilà. Écoutez, je suis bien embêté, on m’a arrêté ce matin alors que je photographiais une raffinerie, je crois qu’on me prend pour un terroriste ou je ne sais quoi, je suis à la prison de St Bernard Parish. Elle me fait répéter. Le flic comprend que mon interlocuteur ne sait pas où c’est et me montre l’insigne sur son épaule : SBPP. — Le hic, madame, c’est que je n’ai pas mes papiers, ils sont chez moi, à mon adresse, le 1614 Mazant street. M-A-Z-A-N-T Ils sont rangés dans le premier tiroir de la commode face au lit. Quelqu’un a les clés et peut passer les chercher, elle s’appelle Miriam. — Non, je n’ai pas son numéro, en revanche, je vous demande de prévenir ma femme, dont voici le numéro en France : elle a le mail de Miriam, donc vous pouvez recouper l’info ensemble. Et par ailleurs, vous devez avoir au service culturel une copie de mon contrat avec l’Institut français. — Monsieur Duperrex, on s’occupe de vous. Ouf ! Le flic voit que je suis soulagé et ça le fait marrer. Il est sympa ce mec. Mais je sens que la plaisanterie va durer un moment. Je lui demande avec culot s’il peut me prêter un livre. Oui, un livre, n’importe quoi à lire, ce que vous trouvez. Il écarquille les yeux mais ânonne. Bon signe.

Le temps s’égraine dans la cellule. Un temps interminable au comptoir des naufragés de la petite société de Chalmette et Saint Bernard, même ballet de trous du cul qui se sont faits serrer aujourd’hui. Et puis du nouveau, plus effrayant. Des détenus en combinaison orange vif arrivent en file indienne. La vache, ils ont des menottes aux poignets devant eux, et des menottes aux chevilles et même une chaîne qui fait le lien entre les deux menottes. Ils avancent en sautillant légèrement pour ne pas se casser la gueule, comme ça en procession malheureuse. J’adresse le plus compatissant des regards au black en premier plan qu’on fait mettre dos au mur pour le détacher et le foutre dans la cellule à côté, en transition de je ne sais quoi. Il me capte, on se comprend, l’humanité est là, sacrément fragile. La brochette de prisonniers se voit servir quelques plateaux repas. Après on leur remettra les chaînes et ils repartiront de là d’où ils venaient, avec leurs petits pas. Dans l’autre sens, y a ceux qu’on amène sans doute ailleurs, qui vont prendre un camion. Je me dis que c’est peut-être pour aller à une audience.

En parlant du juge, je l’attends toujours. J’imagine un énorme noir chauve avec de grosses valises sous les yeux et l’air blasé de ceux qui ont en entendu des pas tristes pour cinq générations. On m’apporte « mon » livre. C’est un roman de John Grisham de la série des Theodore Boone. Celui-ci s’intitule The activist, année de publication 2013. J’avance facilement dedans, c’est de la littérature pour adolescents. Mais on me tire de là bientôt.

On vient me faire signer d’autres papiers avec mon avis de détention. Cette fois encore je dis que mon nom est mal orthographié. Je m’apprête à le corriger, le flic devient tout rouge et me dit que c’est hors de question. Par contre il me concède un papier libre sur lequel j’écris mes first name and last name correctement. Le flic passe du rouge au vert, dégoûté qu’il est, mais qu’on ne compte pas sur lui pour refaire la paperasse, je m’appellerai comme ça et pis c’est tout. Quand je pense que tout est coordonné avec leurs putains d’empreintes digitales et de portraits, je me dis qu’il y a quelque chose de pourri dans leur saint royaume de la Sécurité intérieure. Deux ou trois heures plus tard, je ne sais pas, retour à l’horrible box où l’on me fait mettre à nouveau à poil et toutes acrobaties d’usage, du genre montrer ta plante de pied, lever tes couilles pour voir si t’as pas planqué des fois une lame de rasoir dessous, etc. Mais j’ai déjà fait tout ça ! Pas grave, tu recommences. Sauf que cette fois-ci, on me prend mes fringues et on me donne la grande salopette rayée des détenus. J’ai le droit de garder mon t-shirt blanc par contre. Un des employés en orange m’apporte un filet de coton assez ample, contenant un nécessaire de toilette, une tasse en plastique et une cuillère-fourchette orange, et puis du PQ. La salopette qu’ils m’ont donnée est immense, je nage dedans.

Le flic inspecte mon livre, que je tiens absolument à emporter. Il trouve la requête bizarre, mais après vérification suspicieuse, il m’accorde cette faveur. Nous empruntons le couloir mais nous passons vite la petite salle de biométrie. On avance tout droit. C’est une sorte de linoléum au sol avec deux bandes noires parallèles : les prisonniers doivent toujours marcher du côté droit, leur épaule droite frottant contre le mur. L’éclairage est assuré par de grands néons plafonniers, et les fenêtres, tu oublies bien sûr. On tourne à droite, puis encore à droite. C’est un colimaçon, cette architecture. Nouveau couloir après avoir passé une porte qui ne s’ouvre qu’en poste de commande, à la demande de l’agent. C’est un blond un peu trop épais pour être surfeur en Californie mais il en a la tête, même si j’ai du mal en ce moment à l’imaginer sur les vagues avec sa chaîne en or. Le couloir est sombre et dessert trois portes vitrées : une au fond, vers laquelle nous semblons nous diriger. Sur les côtés droit et gauche, c’est plus que des portes en fait : c’est comme un grand aquarium avec verre de sécurité grillagé et des huisseries d’acier, un montant tous les soixante centimètres. De chaque côté, c’est une quinzaine de bonhommes derrière ces vitres, debout devant des tables de métal et jouant aux cartes. Les mecs regardent le nouveau passer, j’en mène pas large. Mais quand le flic ouvre la porte grillagée de « mon » bloc, c’est encore pire. Sont au moins une vingtaine là-dedans, et les cellules sur deux étages cette fois-ci. Ça se présente d’abord par une salle commune avec quatre grandes tables d’acier dont les bancs sont intégrés ; il y a une télé qui hurle suspendue au fond à gauche et puis sur toute la surface restante en long, huit cellules numérotées. Au-dessus, une coursive desservie par un escalier droit métallique distribue huit autres cellules. Chacune est destinée à deux pensionnaires : il y a le bloc acier chiotte-lavabo dans le coin gauche au fond (deux boutons pression, l’un pour la chasse, l’autre pour le jet d’eau du lavabo qui fonctionne comme une fontaine de lieu public, pas avec un robinet à col de cygne), il y a une fenêtre en meurtrière, cinq centimètres de large au plus, qui donne sur le semblant de jardinet intérieur, puis prenant la quasi totalité de l’espace, deux lits superposés dans une structure de plateaux d’acier soudés et peints en bleu. Le dernier mur c’est la grille de prison : elle se compose d’une partie fixe et d’une partie coulissante mystérieusement actionnée « en régie » par le personnel de la prison. Il y a d’ailleurs une caméra de surveillance que je repère immédiatement.

Le flic m’attribue la couchette supérieure de la cellule six au rez-de-chaussée. Il oublie d’abord de me donner un matelas mousse, ce que relèvent immédiatement mes codétenus. Une minute plus tard, je me retrouve avec mon ballot, seul avec tous ces mecs. Je baragouine ce que je peux, leur signifie que je suis Français. Exotique. Ça va pour eux, je peux m’installer. Mon codétenu me demande si je veux dormir en haut ou si le sol me va. Je trouve la question curieuse et lui signifie que je préfère la banquette supérieure qui m’a été attribuée. Il enlève ses petits pots de lait, ses serviettes et son sac en toile… Je comprends alors le sens de sa question. Il n’y a aucun mobilier, aucun placard ou petite tablette, les mecs posent donc leur maigre barda sur le lit supérieur et l’un des codétenus dort au sol, qui n’est pas plus dur de toute façon que le plateau d’acier. Le lendemain matin, je verrai tous les gars couchés par terre qui tentent de grappiller une heure de sommeil. J’installe vite fait la mousse avec le drap de mauvais coton usé, pose mon filet à oranges et mon livre. Un jeune gars blanc que je pense être adolescent vient tout de suite fouiner. Il s’appelle P.G. Il a en fait vingt ans et est là depuis sept mois. Il veut me prendre un papier : on donne à chaque prisonnier une liasse de papiers de nature administrative. Tu as le règlement intérieur et puis des formulaires à remplir si tu veux protester, réclamer, faire valoir quelque chose comme un droit, s’il t’en reste. Ce qui intéresse P.G. C’est la toute dernière page, celle du prix des articles à vendre dans la prison : groles, pantalons blancs, shorts, t-shirts, jeux, et puis bouffe bien sûr. Tout a un prix. Mon co-détenu, lui, aimerait bien l’un des formulaires de réclamation, ce que je lui cède volontiers. Dans l’espace étroit de la cellule, nous sommes quatre à présent, deux jeunes assez excités souhaitant savoir pourquoi je suis ici. P.G. le fouineur, de toute façon, s’est saisi de mon arrêté d’incarcération, un papier à code barre et numéro, surligné au stabilo, à mon nom (enfin, ce qu’il en reste), avec mention de mon âge, de ma race et du motif de mon arrestation : UNAUTH ENTRY CRITICAL INFRASTR. Les mecs comprennent pas ; je leur explique, ils trouvent ça dingue, un peu marrant aussi. P.G. m’aime bien, suis adopté.

J’ose m’aventurer dans la salle commune et, tout en saluant de la tête les pensionnaires, j’essaye de compter combien ils sont, combien il y a de noirs, de blancs, de vieux, de très costauds, de tatoués jusqu’aux cheveux, de dents en or, de braillards, de taiseux au regard de tueur, de taciturnes à l’écart de la meute, combien, combien, combien… Putain de merde. Je dissone. Mais le Français qui comprend rien, ça les amuse. Y a la télé avec des programmes à la con et puis y a les jeux sur les grandes tables : deux jeux d’échec, un backgammon, un Scrabble avec dictionnaire et aussi les jeux de carte. Les joueurs d’échec jouent très vite, vraiment. Je ne saisis pas toujours leurs phases de jeu, certains faisant des erreurs énormes et d’autres paraissant éminemment stratèges, mais tous ont le style napoléonien, très conquérant et qui bouffe tout. Ils ne refusent quasiment jamais un échange de pièces. L’un des joueurs ressemble à Mike Tyson. Sous son t-shirt, je devine des biceps qui tiennent de l’essieu d’autobus. Contre toute attente, il s’adressera à moi plus tard pour me demander comment j’avais obtenu un livre et si je pouvais le lui passer lorsque je l’aurai terminé. Sur le mur où pendouille sur un bras la télé il y a aussi trois téléphones, de ces vieux téléphones qu’il y avait dans les sous-sols des restaurants à côté des toilettes autrefois. Certains prisonniers passent un coup de fil. Je suppose qu’ils doivent avoir des codes pour émettre un appel. L’une des premières questions que l’on me pose, outre le motif de ma présence, c’est si j’ai des numbers. Des numéros de téléphone de gens à appeler dehors, des soutiens, des amis, de la famille, un avocat. — T’as pas de numéros ? Mais comment tu vas faire pour tenir ? À côté des téléphones, il y a la mention que tout appel est enregistré et puis, il y a la liste des prêteurs assermentés, les Bail Bound Agencies. J’essaye de repérer s’il y a des chiottes plus discrètes qu’au beau milieu de la cellule et s’il y a des douches. Il y a en fait un bloc sanitaire par travée, donc seulement deux toilettes « discrètes », si on veut (pas de porte, mais le renfoncement du bloc sanitaire par rapport à l’alignement des cellules) et deux douches (pas de rideau et rien pour poser des affaires) pour actuellement vingt-cinq types et pour une jauge théorique de trente-deux. J’ai vraiment de la chance de ne pas être dans une prison surpeuplée, donc. La douche, je n’arriverai jamais à avoir mon tour, soir comme matin, et pour ce qui est des chiottes, j’ai choisi de me constiper, et ça a marché… Ce que peut le corps…

J’ai aucune idée de l’heure, il fait encore plein soleil dehors si j’en juge à la meurtrière. Une petite sonnerie retentit : tous les prisonniers se dirigent dans leur cellule. En haut, en bas, les grilles se ferment sur nous. J’examine ce système : une bête crémaillère invisible dont le mécanisme est protégé par un retour d’acier. À la porte vitrée, un charriot avance doucement avec les plénipotentiaires des plateaux repas, les rois de la taule. Les cellules s’ouvrent deux par deux : tu dois te présenter à la porte, saisir ton plateau et retourner à ta cellule. La porte se referme et le manège reprend pour deux autres cellules. La logique est évidente : éviter le risque d’émeute avec une porte entrebâillée. Il y a deux adjoints du shérif plantés derrière le charriot. Ce moment est l’occasion pour certains de faire une réclamation, de demander des nouvelles de leurs précédentes requêtes (une assistante sociale, un agent probatoire, un transfert, une autorisation de parloir, etc.). Chaque fois qu’un officier sera présent, il y aura toujours un mec pour s’enquérir de son dossier. Comme je les comprends ! Ici, t’es enfermé et puis c’est tout, personne pour écouter si t’es innocent, coupable, s’il y a des circonstances atténuantes à l’infraction que t’as commise. Tout le monde semble s’en carrer profond dans le système judiciaire américain. Y a qu’un truc qui tienne, c’est la caution à payer pour sortir de taule en attente de ton procès, des sommes bien souvent extravagantes pour de pauvres bougres.

Le plateau repas est sans surprise, mauvais. Deux tranches de salami cuit, une purée, un brouet de haricots pas identifiable. Le lendemain matin ce sera bien pire, des grits (semoule de blé), des beans en sauce blanche et une crème vanillée. Pas de café, juste un sachet de poudre d’ice teasucré à diluer dans l’eau tiède que nous avons à nos fontaines. Les portes se rouvrent et on empile nos plateaux à côté de la porte d’entrée. Les mecs du service reprendront ça tout à l’heure en faisant glisser la pile entière du pied. Le temps commun reprend une heure puis la lumière vacille : nouveau signal, tout le monde entre à nouveau dans la cellule qui lui est impartie et les grilles se ferment. Elles ne rouvriront que le lendemain. Je m’allonge sur ma couchette et lis. Bientôt un shérif se pointe pour faire l’appel. Je décline mon nom et il ne m’a pas sur la liste, je m’approche de la grille et lui indique le nom, surligné, tout en bas. Le shérif râle, je suis pas inscrit dans la bonne case. Les prisonniers l’interrompent. Ils veulent la télé : elle est disposée de telle manière que la plupart puissent la regarder depuis leur cellule. Le shérif est intraitable, il n’en est pas question. Tout le monde gueule. À partir de ce moment, cela va être trois heures de grand délire, avec les types faisant un boucan de tous les diables, s’interpellant à travers les barreaux (ils ne se voient pas, bien sûr), se balançant blagues grasses et anathèmes. Et régulièrement le shérif de revenir pour qu’ils la ferment, et eux de rigoler dès qu’il a le dos tourné. Un vrai internat de gamins. Mon voisin dort bien, lui. Heureusement, la lumière ne sera jamais tout à fait éteinte et la veilleuse me permet de m’absorber dans la lecture des aventures de Theodore Boone, un ado de treize ans versé en droit et engagé dans un conflit écologique autour de la construction d’une rocade. J’aurai lu deux-cent pages aujourd’hui.

Le lendemain matin, énorme sonnerie. À six heures moins le quart si j’en juge à ma meurtrière. Petit déjeuner, et même cérémoniel des ouvertures et fermetures de grilles, et mêmes réclamations pour certains. Suivent les activités de maintien de la forme pour ceux qui sont là depuis longtemps. Ici, il n’y a pas de cour pour marcher, encore moins d’espace pour jouer au basket et courir. Tout se passe dans cet étroit bloc. Les uns font des pompes, surtout Mike Tyson qui est impressionnant. Les autres montent et descendent l’escalier. Il y a des étirements, et puis de la marche de long en large en essayant d’éviter les autres. Une cellule est restée fermée, un jeune rasta à l’intérieur fait des moulinets avec sa serviette à travers les barreaux afin d’attirer l’attention de l’opérateur derrière l’écran de surveillance. Des types restent au lit, mousse au sol. Deux ou trois gars sont affectés au ménage, très sommaire, il doit y avoir des tours bien réglés pour cela. La télé hurle à nouveau et les jeux de table reprennent. Je parviens à battre aux échecs l’un des types. C’est un événement, tout le monde se met à gueuler en levant les bras au ciel et en me désignant oh fuck, he got him ! Je perdrai les deux parties suivantes, faut tout de même pas déconner avec le jeu.

On appelle enfin quelques noms dont moi. Le shérif me dit de remettre correctement ma salopette car je vais passer devant le juge. Ok. D’autres types sortent aussi des deux autres blocs. Je retrouve mes deux rastas d’hier matin. Nous sommes une douzaine à marcher en rang du côté droit du couloir. Derrière l’aquarium d’un des blocs, y a le vieux noir que j’avais regardé avec pitié la veille. Il me voit et me pointe du doigt. Ça y est tu en es aussi, mon frère, garde courage. Tout passe dans le regard de ce mec qui me fait un peu penser à Morgan Freeman. Et puis on nous fait entrer dans la salle d’audience qui est à vingt mètres de là à peine. À gauche, un banc sur lequel nous devons prendre place, avec un petit muret devant comme dans un prétoire. En face, un autre banc, sur lequel est assise la seule détenue appelée ce matin. Et puis deux bureaux, l’un avec mon beau surfeur blond derrière, visiblement secrétaire de séance, l’autre avec une grosse webcam posée sur la table et une chaise en face, sur laquelle nous allons venir nous asseoir les uns après les autres. Je blêmis. Nous allons comparaître devant le juge par Skype, mais putain quel monde de dingue ! Ils passent tous avant moi. C’est tellement sordide que j’en ai les larmes aux yeux. La fille d’abord. Elle a avorté illégalement. 1600 $ de caution pour sortir. Beaucoup de consommateurs ou dealers de marijuanas ou d’amphet, des mecs pris avec de la street drug sur eux. Plusieurs milliers de dollars requis en caution. Il y en a un, le rasta qui ne m’était pas très sympathique, qui a frappé sa femme et causé du trouble de voisinage. 1800$. L’autre rasta n’avait pas à être là : y a un problème de transfert de son agent de probation entre deux villes, et ça ne lui est pas imputable, mais il restera en prison le temps que ça s’arrange et qu’il puisse passer quelques coups de fil. C’est vraiment un défilé de misérables devant une institution misérable. Vient mon cas. La juge, que je vois enfin sur l’écran, est une magistrate noire, avec sa robe de juge. J’évite les vôtre honneur, car de l’honneur j’en ai pas vu jusqu’à présent. La juge me dit que selon le dossier qu’elle a devant elle et le rapport de police, il y a des charges évidentes contre moi et qu’elle place la caution à dix-mille dollars. C’est plus que tout ce qui a été demandé aux types avant moi. L’agent me raccompagne au bloc. Je suis effondré. Je m’absorbe dans la lecture pour ne pas me recroqueviller davantage. Theodore Boone, lui, est en train de gagner son combat contre les crookers et margoulins de l’autoroute qui menace de saccager une belle campagne et de nuire aux poumons des petits enfants.

La visite de l’avocate envoyée par le Consulat me sort de ma lecture. Je la vois dans la même pièce où nous avons eu « audience » avec la juge. Ils n’ont pas beaucoup de place par ici, et je me demande à quoi peuvent bien ressembler les parloirs s’il y en a. C’est une grande dame blonde aux cheveux longs, habillée en tailleur crème et devant avoir la soixantaine. Elle parle parfaitement français et nous nous exprimons dans ma langue. Elle me donne plusieurs nouvelles, notamment le plus important : le délit d’intrusion sur une propriété privée est requalifié en crime fédéral, puisqu’il s’agissait d’une infrastructure stratégique pour les États Unis. En gros, c’est comme si j’avais coupé un grillage et que je m’étais introduit dans le secteur de sécurité d’une centrale nucléaire avec l’intention de nuire. Comme il s’agit d’un crime fédéral, la juge de New Orleans n’est pas compétente et doit surseoir pour un juge de la cour fédérale, un représentant du gouvernement américain donc, et pas de l’État de Louisiane. Toutefois, pour très grave que soit ma situation, personne dans cette affaire ne souhaite de vaisselle cassée : la juge et le procureur sont compréhensifs. Le Consulat se défend très bien et fournit aux autorités américaines tout ce qu’elles demandent. Mon contrat avec l’Institut français circule. La CIA examine mes antécédents, mon « background ». Il y a donc des échanges d’information avec le service de renseignements français. L’avocate, qui a mon passeport et ma carte d’identité, me dit que l’alternative est la suivante : soit je paye environ dix pour-cent de la somme demandée, 1200 $ et je sors immédiatement — c’est un acompte mais qui doit passer par une agence de caution, et je ne récupèrerai jamais cet argent —, soit je garde encore patience, car elle a bon espoir d’obtenir la relaxe complète sans amende. Ne sachant pas quoi choisir je lui dis que je suivrai son conseil. Je lui explique aussi toutes les circonstances, dessin à l’appui. C’est la première fois que je peux en parler. Elle me relate aussi tous les efforts faits à l’extérieur, Olivia, Miriam, Claire bien sûr. Enfin, elle me conseille de me raser : il fait pas bon être barbu dans le climat de paranoïa actuel.

Nous nous quittons, je retourne au bloc, évaluant mes chances de sortir sans trop de grabuge. Il y a eu un nouveau massacre dans un cinéma la nuit dernière, pas loin, à deux heures de route. Un déséquilibré. Mais deux semaines auparavant, y a l’islamiste qui a attaqué une caserne. Sur le sol américain. Tout cela se brouille, se superpose et la peur aidant, t’as vite fait de ressembler à un intégriste terroriste pour ces connards de red necks illettrés.

Je ne terminerai pas mon livre. Il me reste vingt pages, mais un officier vient me chercher m’annonçant que je sors. Mes compagnons sont heureux pour moi et me tapent sur l’épaule. Comme promis, je laisse le roman à Mike Tyson, qui est très touché par cette dernière attention avant mon départ. Je distribue tous les effets qui peuvent servir aux autres, savonnette, PQ, serviette de bain. Et l’intégralité du règlement intérieur pour écrire dessus s’ils trouvent un stylo. Je me rhabille dans la cellule où je m’étais déshabillé. Pas de papier à signer mais on m’assure que les charges ont été levées pour l’infraction du Code pénal dont mon cas relevait, Unauthorized Entry of a Critical Infrastructure. Une porte s’ouvre et je découvre l’entrée au public de la prison. Un simple mur la sépare de l’entrée des interpellés. C’est comme la salle d’attente des urgences. Je dirais plutôt le purgatoire de l’État d’urgence

 

Toutes photographies © Matthieu Duperrex.



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1ère mise en ligne 20 mars 2016 et dernière modification le 15 septembre 2017.
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