Xavier Georgin | Rue de la Gare

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Né à Levallois-Perret, occupant d’autres heures à Paris et là où les trains de banlieue l’envoient pour la marche ou le travail. Visible sur Instagram et lisible sur Facebook, ainsi que sur son blog sons & images.
proposition n° 1

Chaque jour de 1986 ils s’attendent au rond-point à 13 heures 20.

À cet endroit le quartier neuf butte contre la ville des pavillons en meulière, des maisons Phénix, des corps de ferme condamnés – banlieue horizontale au ciel immense de campagne.

Le quartier neuf est crépi et voies qui serpentent. Ses rues ont des noms sans attaches.

Les grues tournent encore et les cônes de terre grandissent à mesure que des sols excavés montent une crèche, une mairie annexe, le Prisunic.

Qu’y avait-il sur ces terrains avant le quartier neuf ?

Chaque jour de 1986 ils s’attendent au rond-point à 13 heures 20. Lui, c’est un garçon de quinze ans du quartier neuf, un garçon du un-pour-cent patronal prenant à contrecœur le chemin du collège. Les trois autres ont grandi là. Ils savent les balades à vélo, les jardins où l’on plante un trampoline, l’argent de poche gagné en tondant la pelouse. Lui ne sait pas grand-chose de la vie en extérieur.

Le silence des lotissements permet d’entendre la sonnerie à cent mètres.

Aux maisons qu’ils dépassent en courant les volets sont clos.

proposition n° 2

La Marie Brizard, l’anisette et la Suze puis les sirops de citron et de fraise, suspendus. La boîte en bois à tiroirs – verveine, tilleul, menthe – contre le percolateur qui brille. Sur le comptoir des œufs durs en pyramide, des cacahuètes à disposition, un ticket de Tac-O-Tac froissé, trois paquets de cigarettes entamés –- Boyard bleu, Camel beige, Pall Mall rouge – et la lavette humide prête à effacer les cercles bruns qu’ont laissées les tasses vides sur le formica. La patronne, torchon à l’épaule, souveraine, feuillète le Parisien Libéré. Un homme sort des toilettes les mains mouillées. Des tortillons de papier collant, noirs de mouches, pendent aux néons du plafond. La porte qui donne sur la rue est ouverte, c’est l’été. Le soleil du matin étire un rectangle sur le carrelage à damier que brouillent la sciure et les mégots.

proposition n° 3

Seize places de parking peintes au sol. Quatre sont occupées. Une AX, une Diane, une 205, une Fuego au parebrise couvert de fientes d’oiseaux. Deux poubelles vertes débordent. Des sacs éventrés par les chats sortent des pots de yaourts, du verre brisé, des couches sales, des iris fanés, des épluchures de pommes et de carottes, un 45-tours de Christophe, des tranches de jambon. Une fissure dans le bitume où poussent des trèfles et des petites fleurs bleues. Des morceaux de meubles attendant le passage des encombrants : une table de chevet désossée, un lit-cage, une armoire à pharmacie sans miroir. Un arrêt de car en béton où sont fixés sur une planche en contreplaqué des horaires que la pluie et le soleil ont rendus illisibles. Sur son flanc gauche une boîte à lettres jaune que le facteur ne relève qu’une fois par jour à 16 heures et jamais le samedi. Deux mésanges s’envolent, effrayées par un chat roux.

proposition n° 4

Voici la rue de la Gare et les pavillons 1900 qui la bordent. Murs en meulière et grilles en fer forgé les isolent de la rumeur de la ville. Les volets des étages sont ouverts, draps et couvertures froissés de la nuit pendent aux fenêtres. Des morceaux d’intérieurs apparaissent : un crucifix en tête de lit, le bureau d’un enfant avec sa mappemonde, une reproduction de l’Angelus, reconnaissable malgré la distance.
Voici la place de la gare. Abribus en tôle et cars garés en épi. Deux cabines téléphoniques aux vitres brisées — la première est à cartes, la seconde à pièces. La croix verte de la pharmacie clignote.

Tunnel sous les voies. Un sans arrêt fait trembler les murs couverts d’affiches de cirque.

Retour à l’air libre. Voici la rue de l’écluse. Des panneaux électoraux longent le trottoir gauche. Voici le mur en meulière de l’école primaire ; les lumières du préau derrière des vitres en verre armé ; le drapeau français. Trois notes de flûte. Le camion frigorifique de la cuisine centrale en warnings devant le portail Livraisons.

La rue de l’écluse descend à pic. Quatre petites maisons grises, sans jardin ni balcon, et leurs fenêtres condamnées. Voici la devanture du plombier, son étalage de robinets et de chauffe-eaux ; la vitrine opaque du cabinet de kinésithérapie ; une boucherie et sa tête de cheval en enseigne, crinière au vent bordée d’un néon rouge.

Voici le quai et le chemin de halage. Un stop. Le fleuve.

proposition n° 5

Une averse sur le fil de blanc. Les chaussettes, les serviettes, les taies d’oreillers pendent à la corde qui traverse le jardin et dégouttent sur le carré de béton formant une petite terrasse avec son barbecue, son ballon de basket dégonflé, ses raquettes de ping-pong au caoutchouc décollé et l’empreinte de la patte du chien posée le jour de la construction, quatre griffes en creux dans le béton.

Retour du soleil sur le fil de blanc. Dans la chaleur de l’après-midi les tissus se racornissent. Un coup de vent, deux chaussettes s’envolent et retombent derrière le grillage, sur le trottoir du rond-point, à moitié dans le caniveau où s’écoule le trop-plein des averses du matin charriant des papiers froissés vers la grille des égouts.

Un nuage noir s’avance et le jardin et le rond-point s’assombrissent. Les tulipes du terre-plein central, alourdies par les averses du matin, ne forment plus le blason de la ville mais un enchevêtrement de tiges abaissées. Des panneaux encerclent le terre-plein et indiquent la direction des communes jumelles et le nombre de kilomètres de distance, comme une proposition troublante aux automobilistes qui passent à petite vitesse.

proposition n° 6

Rien dans le quartier neuf ne s’ancre. Tout s’envole ici : allée des geais, des mésanges, des cigognes. Certains passent d’arbre en arbre, d’autres migrent. Tous finissent par gagner le ciel tandis que les habitants peu à peu s’installent dans ces logements dont ils viennent de recevoir les clés. La première école élémentaire s’appelle Lev Vygotsky – ceux qui l’ont nommée ainsi se fichaient de l’imprononçable. Le collège, à cinq cents mètres de là, inauguré en 1978, est le CES Jean Vilar, rue Charles Dullin (le théâtre municipal porte le nom de Jacques Copeau). L’Espace Jeunes du quartier neuf où l’on trouve les tables de ping-pong, la salle de répétition insonorisée et celle du soutien scolaire s’appelle Daniel Balavoine. Daniel Balavoine vient de mourir, l’émotion l’a baptisé ainsi. Dans la ville ancienne les noms s’en tiennent aux métiers (rue des Vanniers, rue des Tailleurs) ou simplement annoncent ce que l’on y trouvera : rue de la Poste, rue du Bief, place de la Mairie. L’absence de célébrités locales (excepté Charles Wenger, « propriétaire terrien et mécène » disent les plaques) a laissé la place au courant des rues de France : Jean Moulin, De Lattre de Tassigny. En remontant le temps on découvrira qu’avant 1945 ces voies s’appelaient « Rue du Pré » et « Place de Rouen ». Rouen. L’emplacement de la ville sur la route de l’ouest a donné une évocation normande aux rues parallèles à la RN : rue des Havrais, rue de l’Eure. Quittant la nationale pour les chemins non construits, des noms étranges surgissent que n’indiquent que de rares plaques. Il faut se reporter à la carte IGN pour comprendre que ce chemin boueux est celui de l’Orme Mort, du Champ Pourri ou des Chênes Creux. C’est d’ailleurs « Chênes Creux » qu’a été nommée la Zone Industrielle et Commerciale hérissée de grues qui longe la voie ferrée. Sur les grands panneaux qui ponctuent la ville des ajouts provisoires indiquent la direction du chantier. Lorsque la Zone sera construite, qu’elle accueillera le Conforama, le Super U et le Darty qui manquaient sans doute à la région, peu à peu les clients choisiront la manière de nommer l’endroit où ils feront leurs courses. Iront-ils aux « Chênes » ? Aux « Chênes Creux » ? Ou simplement à Kiabi acheter des vêtements, Leroy-Merlin pour la peinture ou Photo Service pour faire développer leurs diapos ?

proposition n° 7

Dans l’appartement neuf se trouvait une pièce à la vocation incertaine. Menant à la chambre et à la salle de bain elle était sans fenêtre mais sa forme rectangulaire, sa quinzaine de mètres carrés en faisaient, plutôt qu’un couloir, une pièce à part entière, un espace à investir dans cet appartement dont nous étions les premiers locataires. Ici aucune trace de meubles sur les murs, aucune empreinte de table ou de fauteuil dans la moquette pour indiquer un usage ancien. Tout était vide, tout était à habiter. Le jour de l’emménagement nous y avons entreposé nos cartons. Cartons contenant l’essentiel pour les premiers jours, vaisselle, draps, serviettes ; cartons à défaire, livres, bibelots, vêtements d’une autre saison. Et puis les cartons sont restés là, par flemme, par manque de temps. Une odeur s’est installée dans cette pièce aveugle. Une odeur remarquable par son intensité dans cet appartement si neuf que rien ne se fixait dans l’air. C’était une puissante odeur de carton humide, une odeur d’intervalle qui dure, une injonction à clore le provisoire chaque fois que nous traversions la pièce. Nous avons habité cet appartement au rez-de-chaussée une petite année. Les cartons sont restés là à sentir, par-dessus le neuf, l’entre-deux. Trente ans ont passé. Si les occupants actuels ouvraient la fenêtre de la chambre on devinerait depuis la rue, dans la pénombre, la pièce aveugle qu’occupaient nos cartons. Trente ans ont passé et combien de locataires, combien d’empreintes de meubles, combien d’usages à ces quinze mètres carrés ? L’espace existe encore mais l’odeur de provisoire qu’il concentrait, à force de passages, s’est sans doute pour toujours dissipée.

proposition n° 8

Il pleut. Ils tournent. Il pleut encore. Ils tournent encore sur la piste d’athlétisme du stade du collège. La prof est là, inflexible, dans son survêtement bleu. Elle tourne comme une voiture balai, donnant des coups de baguette aux fesses des derniers, des lents, de ceux qui ne tournent que contraints, de ceux qui consentent à courir mais à petits pas trainants, pleins de mauvaise grâce et d’ennui. Elle tient sur son petit carnet le compte des tours effectués par chacun. Parfois elle hurle des ordres incompréhensibles. Et quand elle réalise que le rythme se perd, que des élèves par grappes trainent la patte, elle sort son sifflet. La sueur de son exaspération se mêle à la pluie qui dégouline sur son front, cette pluie qui redouble d’intensité pour le dernier quart d’heure d’effort. Des nuages venus de l’est s’éventrent sur nos têtes, sur la piste de béton, sur les gradins en bois. Plus qu’un quart d’heure…plus que dix minutes…plus que cinq…Nous tournons, encore et encore. Nos chaussures de sport et nos survêtements sont trempés. Enfin la sonnerie retentit. Comme un seul homme nous nous arrêtons en pleine course. Hors de question de faire un pas de plus.

proposition n° 9

« Il est 7 heures 30 sur Radio 7. Bon réveil à tous ! » Ouvrir la fenêtre pour aérer la chambre, laisser entrer la rumeur du matin. Les éboueurs font des haltes dans la rue. Le boucan des poubelles déversées dans le ventre des camions couvre les grondements du diesel. Aujourd’hui c’est le verre qu’ils collectent et c’est un Niagara qui s’écoule soudain, une chute brusque de choses qui se brisent. Le camion reparti les oiseaux étourdis reprennent leur chant du matin.

« Il est 8 heures sur Radio 7. Bonne matinée à tous ! » Sur le parking de la résidence on gratte les parebrises, les portières claquent, les moteurs toussent. Premiers départs pour le boulot. Puis ce sont les enfants qui s’interpellent au pied des immeubles. « Allez, dépêche-toi ! » Ceux qui attendent les retardataires envoient un ballon de basket contre une façade. La gardienne passe la tête par la fenêtre de la loge. Ils s’enfuient. Leurs cartables font des clong clong dans leurs dos.

« Il est 8 heures 30 sur Radio 7. Bonne journée à tous ! » Les dernières voitures quittent le parking. On rentre les draps aérés, on referme la fenêtre. L’appartement s’isole. La vie qui s’est écoulée au dehors ne refluera pas avant le soir. Le silence, pour quelques heures, tombe sur le quartier – seuls le passage d’un solex et les cris d’un nouveau-né l’entailleront.

proposition n° 10

Bolino de Maggi avait le goût de l’absence. C’était un bol en plastique de vingt centilitres couvert d’un opercule en aluminium. Trois plats au choix : couscous, hachis parmentier, spaghetti tomate-fromage. Mettre de l’eau à bouillir, soulever l’opercule de deux centimètres, verser l’eau jusqu’au trait, refermer l’opercule, attendre. Le plat déshydraté mettait quatre minutes à se reconstituer (attention à ne pas te brûler les doigts). Du couscous émergeaient des raisins secs et de minuscules dés de carottes ; les spaghettis étaient nappés d’une sauce rose et granuleuse ; le hachis était une bouillie. L’odeur qui sortait du bol fumant : une parodie de recette familiale n’ayant retenu des plats qui mijotent que l’âcre des oignons et l’acide de la tomate. Les yeux fermés il eût été difficile de reconnaître le plat dessiné sur l’emballage. Le goût, reconnaissable entre mille, était celui du déshydraté, du concentré et nettement, allez savoir, celui du céleri. Le hachis était peut-être le meilleur des trois. Il remplissait le ventre jusqu’au soir et en cinq bouchées il était avalé (inutile de s’appesantir à table quand on est seul). Après Bolino, un mazagran de café (le rugueux du mazagran au creux de la main, sa céramique texturée formant des cratères de lune sur lesquels les doigts couraient en se brûlant). Quelques mois plus tôt les déjeuners avaient encore le goût du fait-maison. Le monde d’alors était bien différent. Depuis la rentrée le repas de midi était solitaire, sur un coin de table, nourri d’indifférence.

proposition n° 11

Le lundi, c’était fermé. Le lundi, un employé de la mairie nettoyait les sols à grandes eaux. Une odeur de javel citronnée à laquelle se mêlait à celle du chlore du bassin accueillait les enfants le mardi matin. Ils traversaient le hall en rang deux par deux, un œil sur le distributeur de sucreries qu’ils dévaliseraient une heure plus tard. Derrière l’hygiaphone la caissière empilait les pièces de 5 francs et les billets de 20 pour l’ouverture du midi. Elle préparait aussi les cartes d’abonnements vierges, l’agrafeuse pour les photos, le tampon de la date et celui du Service Municipal des Sports. Les échos du bassin lui cassaient déjà les oreilles, avec ces enfants que les maîtres ne tenaient plus et qui couraient, criaient, plongeaient sans surveillance. Une classe de collégiens suivait les écoliers puis midi arrivait. Le mardi midi les employés de bureau étaient nombreux, surtout en janvier, au temps des bonnes résolutions. À 13:45 elle prenait le micro et annonçait que la piscine allait fermer dans un quart d’heure. Les nageurs repartaient, les yeux rouges et les cheveux humides, vers leurs bureaux. À 13:59 elle houspillait les retardataires et, enfin tranquille, refermait les verrous de la grande porte.

proposition n° 12

Un ticket contre une pièce de 5 francs. Traverser le hall. Tendre ce ticket à un employé qui débloque le tourniquet. Deux escaliers descendent -– panneau HOMMES à gauche, panneau FEMMES à droite. Au bas des marches une grande salle carrelée de bleu. S’asseoir sur un banc en bois et, comme l’ordonne l’affiche, se déchausser. Chaussures à la main passer les portes battantes à l’autre bout de la salle. Voici un long couloir bordé de cabines. Le sol, rugueux, râpe les pieds nus. Voici une cabine libre (n’oublie pas de tourner le verrou). Une patère où suspendre le manteau d’hiver. Au sol un emballage de chips, un bout de savon. Se déshabiller en vitesse car il fait froid. Ramasser les vêtements en boule, longer les cabines où les nageurs sifflotent et entrer dans la salle des casiers. Choisir toujours le même, le 31, parce qu’il est en hauteur, à l’écart et donc plus propre que les autres. Fourrer ses vêtements dedans, glisser une pièce de 1 franc dans la serrure pour libérer le bracelet. Fixer le bracelet au poignet. Vérifier que le casier est bien fermé. Mettre son bonnet, ses lunettes sur le front, resserrer l’élastique du maillot. Pousser les portes battantes qui donnent sur le bassin. L’eau est encore toute lisse. Quelle joie d’être le premier à la troubler !

proposition n° 13

C’est dimanche après-midi. La place du Marché est vide, la halle ouverte à tous les vents. Les magasins qui l’entourent ont leur rideau baissé. Le coiffeur, la mercerie, l’agence de voyages et celle de la BNP, la crêperie, le buraliste ne rouvriront pas avant mardi matin. C’est dimanche. Sur le béton de la halle traînent les déchets que les éboueurs n’ont pu ramasser en fin de marché. Dans le secteur Fruits & Légumes des tiges de rhubarbe se flétrissent et des fraises écrasées colorent de rouge le béton. Deux merles entrent dans la halle en sautillant. Ils plantent leur bec dans des cerises. Dans le secteur Volailles des cous de poulet et des gésiers sont couverts de mouches. Un souffle d’air emporte une nuée de plumes blanches. Dans le secteur Poissonnerie une odeur que la javel n’a pu vaincre flotte encore. Là où la glace des étals a fondu, des têtes de crevettes et des tentacules de calamars se racornissent. Un passant traverse la halle en se bouchant le nez. C’est dimanche, il est 14 heures, et le soleil qui cogne sur la verrière du toit entretient les puanteurs du matin. Dans le secteur Pâtisserie trois religieuses écrasées offrent un festin aux mouches. Un enfant passe à vélo, fait quelques dérapages contrôlés puis quitte la halle en ligne droite. Deux pigeons entrent par un vasistas entr’ouvert, tournent affolés de ne pas retrouver la sortie et finissent par se poser dans le secteur Boucherie où, sous l’étal du chevalin, traînent des chutes de cervelas. Le grand nettoyage attendra le passage des éboueurs du soir et ceux qui connaissent les lieux contourneront la halle au cours de leur promenade du dimanche.

proposition n° 14

Ils attendent. Ils attendent dans le jour qui décline l’ouverture du soir de la piscine. Elle est la première dans la file, petite femme sèche tapotant la porte verrouillée. Ses cheveux sont noirs et courts, ses épaules tendues. Elle fait craquer sa nuque, s’échauffe les mollets et les chevilles en roulements. Dès que la porte s’ouvrira elle foncera dans les vestiaires. Derrière elle l’homme en imper. Vieil homme à casquette en laine et écharpe écossaise nouée autour du cou. Ses affaires de nage sont pliées dans un sac Euromarché. La station debout est douloureuse, l’attente intenable. Il penche d’un côté puis de l’autre, tâchant d’empêcher la douleur de s’installer à un endroit précis de son corps. Ses joues rasées de près sont roses, ses yeux mi-clos. C’est un défi que d’être là, chaque jour, si peu à sa place. Ses mains dans son imper font sonner de la petite monnaie. Ses orteils dans ses mocassins le font souffrir. Il patiente en douleur mais rien n’entame son envie de se baigner, d’être pour une heure insensible et léger. Derrière lui les gamins du collège, deux camarades qui chaque soir enchaînent les longueurs. Ils portent le même survêtement Adidas bleu marine à bandes bleu ciel, les mêmes tennis blanches crottées. Le plus grand a ses affaires dans un sac à dos en toile épaisse, un sac de scout à boucles et lanières de cuir. Il écoute son walkman à casque orange, volume à fond. Son camarade fume une cigarette en crapotant, recrachant la fumée vers le haut, si peu sûr de lui. Un duvet roux longe sa mâchoire. Il rajuste son bonnet de marin sur ses cheveux ras et, à son épaule, son sac à dos US où Led Zep, The Doors et AC/DC sont marqués au tipex. Dans la poche de son haut de survêtement il tripote la mollette de son briquet. Une grande femme brune clôt la file. Emmitouflée dans un manteau de laine noire, protégée du froid par un cache-col en cachemire gris, elle patiente en se dandinant. À l’épaule gauche elle porte un sac en cuir d’où sortent les talons d’une paire d’escarpins rouges et un chemisier blanc froissé ; à l’épaule droite un sac de sport en nylon d’où s’échappent une serviette-éponge et le haut d’un maillot une-pièce violet. Elle mâche un Malabar en se retenant de faire des bulles. Elle s’impatiente.

proposition n° 15

Je vous ai aperçu à la descente du train dans ce matin d’octobre lumineux (c’était le train de 8 heures 13, je crois, celui qui part de Paris bondé et ne désemplit pas avant Val d’Argenteuil pour ce trajet de vingt-cinq minutes que j’occupe, en fin de trimestre, à remplir les bulletins, sur mon siège recroquevillée, en équilibre instable sur mes genoux les soixante et quelques bandes de papier blanc où j’expédie les « TB » et les « En progrès » attendus) et nous n’étions qu’une dizaine à descendre (c’est sans doute la raison pour laquelle je vous ai remarqué) et j’étais de bonne humeur de ce matin-là (les vacances approchaient) et vous êtes descendu en même temps que moi, par la même porte, les épaules voûtées et le visage baissé de façon si voyante que je ne pouvais que vous repérer (si vous aviez fait preuve de discrétion, croyez-moi, rien ne serait arrivé ; des adolescents j’en croise des centaines chaque semaine et, en début d’année – je ne dois pas être physionomiste – j’ai bien du mal à reconnaître mes élèves dans la foule des gosses à qui j’enseigne l’Anglais) c’est bête, non ? Parce que dès l’instant où mon esprit s’est mis en route, dès le moment où je me suis souvenue que ce garçon qui, de façon ridiculement voyante, cherchait à se débiner, était un élève de 3e qui, depuis deux semaines, séchait les cours, un élève connu pour ses mauvais résultats et son attitude désagréable, je ne pouvais que réagir comme je l’ai fait : j’ai posé fermement la main sur votre épaule (j’ai beau être une femme petite et frêle, dès que j’endosse mon rôle de professeur, rien ne me résiste) et vous vous êtes immobilisé, comme un cambrioleur quand le locataire en pyjama allume le plafonnier du salon ; vous vous êtes immobilisé, pétrifié un instant, et vous êtes retourné vers moi, la tête toujours basse mais qui lentement se lève pour planter son regard dans le mien, pour m’offrir ces yeux égarés qui exprimaient quelque chose comme « Retournons quelques minutes en arrière, effaçons cette rencontre, vous ne m’avez pas vu, je vous ai repérée au bon moment, je suis resté à ma place et vous ai laissée descendre, tant pis si j’ai raté ma gare, je descendrai à la prochaine, tout plutôt que de vous croiser et avec vous ce collège que je fuis parce que j’y suis malheureux…restons-en là, madame, s’il vous plaît, vous ignorez mon nom, j’ignore quasiment tout de l’Anglais, nos chemins n’auront de sens que distincts, je suis un garçon triste qui n’a besoin ni de votre aide ni de vos sanctions… » et j’ai desserré mon étreinte sur votre épaule et vous avez filé en me laissant désemparée sur le quai de la gare, un peu bête aussi car, au fond, que sais-je de vous et au nom de quoi pourrais-je imprimer mon autorité sur le terrain même de la vie quand celle que j’exerce entre les quatre murs de ma classe à chaque heure de cours si souvent vacille ?

proposition n° 16

Que connaissez-vous de la ville, vous qui y résidez ? Moi je n’y fais que passer, quatre jours par semaine et jamais pendant les vacances. Votre ville à vous doit être parcourue de trajets familiers entre la piscine et le Prisunic. Je ne fais que passer mais j’emprunte les mêmes rues, les mêmes carrefours depuis quinze ans déjà ; il y a quinze ans vous n’étiez pas né, je me trompe ? En quinze ans, de la gare au CES, j’ai creusé un sillon. Si vous regardez le creux sur le trottoir de la rue Jean-Jaurès, c’est moi, oui c’est moi, qui l’ai creusé. À votre âge et au mien on n’observe pas les mêmes choses. Vous, ça doit être les filles (quoique) et les magazines. Moi ce sont les façades. Les façades des fermes, leurs portes-cochères désormais closes. Il n’en a pas toujours été ainsi. Il y a quinze ans on entendait encore les oies caqueter et le vendredi, en sortant du travail, je passais acheter ma douzaine d’œufs. Mes amis à Paris, une heure plus tard, n’en croyaient pas leurs yeux. J’ai vu les fermes disparaître, des rues entières peu à peu démolies. Votre quartier neuf a poussé et il pousse encore. C’est un autre monde. Pas le mien et pas tout à fait le vôtre. De nouvelles habitudes s’établissent. Avec les collègues nous déjeunons tous les jeudis à la brasserie du Centre (ils font une andouillette du tonnerre). Le mardi nous nous installons à la terrasse du Café de la Halle ; le nom est ancien mais le décor tout neuf. Avec mes collègues de Maths et d’EMT on boit un demi, parfois deux et, un peu pompettes, on repart faire cours. Au troisième trimestre, quand les jours sont plus longs, au Café de la Gare on laisse passer les trains le temps de deux ou trois pastis. Les élèves nous voient grignoter des chips et nous dépassent en souriant, moqueurs. Qu’est-ce que vous croyez ? Vous croyez que cette ville est facile ? C’est un trou, point. Et les élèves vont avec. Niveau culturel on est proche du zéro. Ces interminables rendez-vous en mairie pour gratter des sous pour un voyage ; ces projets culturels avec la bibliothèque ; ces réunions de concertation jusqu’à pas d’heure. Un autre monde que le vôtre, n’est-ce pas ? Oui on bosse, croyez-moi, pour que vous puissiez partir en Espagne ; pour vous permettre d’entrevoir que le monde ne se résume pas à la piscine et au Prisunic. Et il n’y a pas que nous, les profs. Il y a aussi cette femme formidable au bureau social qui distribue des bons alimentaires aux pauvres du quartier neuf (et il y en a beaucoup, croyez-moi, dans ces HLM qui sentent encore la peinture fraîche). Je pense aussi à la bibliothécaire qui doit faire face à l’afflux de nouveaux inscrits sans que sa dotation ait été augmentée. Et il y a aussi ces fermiers que les promoteurs harcèlent. C’est dans ce hors-champ de votre vie de collégien que le réel se trame.

proposition n° 17

Ce vendredi de septembre l’impulsion était là. La cabine téléphonique se trouvait à cent mètres de la maison. C’était la seule du quartier. Quelqu’un s’y trouvait déjà ; une jeune femme qui fumait et appuyait ce qu’elle racontait par de grands gestes et des éclats de rire nerveux. Mon cœur battait trop fort en accompagnant les phrases que je formais à voix basse. Il s’agissait de dire les choses telles que je les ressentais et de conclure par un « Je ne veux plus te voir » sans appel. La discussion de la jeune femme dura si longtemps que l’impulsion se flétrit et que les mots, dans le désordre, se carapatèrent, un peu lâches.

Ce lundi de juin le réveil s’arrêta au milieu de la nuit. J’ouvris l’œil cinq minutes après le début de l’épreuve de Français du BEPC.

Ce mardi de juillet le magasin était fermé. Le vendeur m’avait pourtant assuré que le 33-tours commandé m’attendrait ce mardi-là, jour de sa sortie mondiale, et même, m’avait-il affirmé en souriant, lui qui n’entendait rien à la pop et ne jurait que par Creedence et King Crimson « à la même heure, à la même seconde qu’au Tower Records de Times Square ! » Il savait faire rêver les clients, ce vendeur. La grille était descendue, un mot rédigé à la main disait : « Fermeture pour raisons personnelles. Réouverture mercredi. » Entre-temps le monde entier aurait déchiré la cellophane de l’emballage, posé le disque sur la platine et l’aurait écouté cent fois. Le désir de l’instant n’est jamais le plaisir du lendemain.

proposition n° 18

Il pleut, ils tournent. Il pleut encore, ils tournent encore sur la piste de danse de la discothèque en lisière de champ. Il pleut. Il pleut, pleut et pleut sur le néon en forme d’éclair qui éclaire la nuit alentour et ces mots qui clignotent en rouge, puis en bleu, puis en blanc : « Disco ». « Disco » puis « Thèque » et pendant ce temps, sur le parking où il pleut, pleut et pleut encore, ils tournent dans leur AX, leur BX, leur CX à la recherche d’une place sur le parking creusé d’ornières, creusé de mares, que la pluie grossit sous le néon en forme d’éclair qui clignote « Disco » puis « Thèque » tandis qu’au sous-sol, sur la piste de danse ils tournent sur YMCA, sur T’es OK, T’es bath, T’es In. Ils sortent des AX, des BX, des CX, et leurs talons s’enfoncent dans la boue. Il pleut et pleut encore sur les brushings, sur les minivagues qui s’effondrent. Il pleut sur les santiags à bouts ferrés et sous l’auvent qu’éclaire l’éclair de néon les joints tournent, tournent de bouche en bouche, et envoient vers le ciel qui pleut, pleut et pleut encore, des volutes épais et parfumés qui mêlent à l’herbe l’odeur de la pluie. Il pleut. Il pleut dehors. Ils tournent dedans sur Raspoutine, Waterloo, Alexandrie, Alexandra. Sur les banquettes-arrières des AX, des BX, des CX ça roule des pelles et des joints tournent. Sur les capots fumants tombe la pluie, la pluie qui tombe, tombe, et tombe encore dans le halo du néon « Disco », « Disco » puis « Thèque ». C’est la nuit du 31 et il pleut, repleut, repleut encore pendant que sur la piste tournent les têtes, ivres, heureuses, à l’abri, jusqu’au jour qui remonte, humide, brouillé, sur les corps épuisés de ceux qui ont passé la nuit à tourner.

proposition n° 19

Dimanche. Première neige sur le quartier. Au jour à peine levé j’ouvre les volets. Le parking a disparu sous la neige tombée pendant la nuit. Les voitures forment des chaînes de montagnes que séparent des vallées blanches. Il est si tôt qu’aucune empreinte de pas n’a noirci l’étendue nouvelle. Dans ce paysage sans repères, ce paysage où l’échelle familière est perturbée, le soleil rasant du matin illumine des adrets, assombrit des ubacs provisoires. Un vent léger soulève une nuée de poudreuse. Le soleil monte peu à peu et sa lumière caressante crée des scintillements dorés. Le vol d’un oiseau perdu projette une ombre de Concorde. Ici n’est plus ici. Faites que cette neige tienne pour ce jour qui commence. Faites qu’elle tienne un peu.

proposition n° 20

Dans la pénombre la surface du bassin est lisse et sereine. Une baie vitrée donne sur une étendue d’herbe rase. Les lampadaires de la rue, derrière la haie de troènes, projettent une petite clarté sur les plongeoirs, sur la chaise haute du surveillant de baignade. Le chronomètre à quatre aiguilles colorées est arrêté. L’horloge indique, en lettres rouges, 23:59. Les portes battantes des douches collectives sont ouvertes. Voici un espace sans fond ni contours précis où se distinguent des pommeaux de douche chromés qui brillent sous la faible lumière des sorties de secours. Le sol et les murs sont secs. L’obscurité grandit dans les vestiaires. Les portes des cabines sont closes, celles des casiers ouvertes. Un plic ploc obstiné résonne -– un plic ploc imperceptible de jour qui, en l’absence des hommes, emplit l’espace. L’horloge passe à 00:00. La surface du bassin est lisse, sereine. Des moustiques enivrés par le chlore la survolent.

proposition n° 21

L’acier de la table, gris anthracite. Le cahier Fabriani à couverture orange et ses spirales, ouvert, ligné. Texte sur la page de droite ; corrections et ajouts sur la page de gauche. La bouteille d’encre. Rohrer & Klingner (Leipzig). Königsblau 440. La trousse. La trousse rouge en nylon et son écusson : Košarkaski Klub – Crvena Zvezda et le drapeau yougoslave. La règle en plastique transparent. Victoria Baths – Manchester Water Palace. Le stylo noir Reform Calligraph encapuchonné. Le stylo bleu Swiss Caran d’Ache 825. Le même en rouge, le même en noir, alignés. Le carnet. Le carnet Field Notes 48-page Memo Book / Durable Materials / Made in the U.S.A. Le rond marron laissé par la tasse de café. Les pattes blanches de Curtis, ses oreilles noires, son ronronnement.

proposition n° 22

Nervure dans le bois sombre. Sous-main en verre. Planisphère. Haute-Volta, Yougoslavie, Yémen du Sud, Tchécoslovaquie. Anglais 3e. Histoire-Géographie 3e. Sciences Naturelles 3e. OK ! Magazine : Miss OK 1986. Copie double Sieyès. Tipex granuleux. 12 cartouches d’encre Waterman Bleu. Salut : Al Corley, Étienne Daho, Jeanne Mas. Le Père Goriot. Ruy Blas. Le Cid. Une Vie. Kleenex. Kleenex. Kleenex. Première : Béatrice Dalle, Jean-Hugues Anglade. Kleenex. Kleenex. Kleenex. Espagnol 3e. Carte Orange – Zone 1-5. Bulles vertes dans le verre de Gini. Téléstar : Les secrets de la nouvelle saison de Dynastie. Britannicus. Télécarte 50 unités. 45-Tours : Eros Ramazzotti. Una Storia Importante. Nervure dans le bois sombre. Montre Swatch : Don’t…Be…Too…Late. 45-Tours : Pet Shop Boys. Suburbia. Suburbia. Suburbia. Su…bur…bi…a. Nervure dans le bois sombre. Sous-main en verre. Kleenex. Cigarette.

proposition n° 23

En passant la tête par le vasistas du dernier étage du seul immeuble du quartier on aperçoit, à la nuit tombée, les tours de la Défense qu’illuminent, par intermittence, les feux d’artifice des villes voisines. En passant la tête par la fenêtre des toilettes du second on entrevoit le feu lancé à Cormeilles, celui de la Frette et celui d’Argenteuil dans le lointain. Ils illuminent par intermittence la rue de la Gare aux volets clos, la boulangerie au rideau descendu, l’arrêt du car que personne n’attend. Par la fenêtre de la cuisine de madame Amaro, au troisième, ce n’est que la nuit des champs et du petit bois, la masse sombre de la nature, indifférente et endormie. La fenêtre de la chambre de monsieur Brun, au premier, est ouverte. Il fait si chaud. Monsieur Brun, en bras de chemise, fume sa cigarette. Il observe le parking des résidents, la barrière automatique, la rue juste devant que n’emprunte aucune voiture. Par le soupirail des caves, celui qui donne sur la rue Thiers, on voit les gosses du quartier qui courent en lançant des pétards qui crépitent dans la nuit. Un bref éclair sur le trottoir et leur bruit se mêle, curieusement semblable, aux échos des feux d’artifice dans le petit vent du soir. Le bitume fondu, les glycines, les barbecues dans les jardins de la rue Thiers sentent si bon ce soir de 14 juillet.

proposition n° 24

La fenêtre de la chambre de monsieur Brun, au premier, est ouverte. Il fait si chaud. Monsieur Brun, en bras de chemise, fume sa cigarette. Sa femme le tient par la taille et pose sa tête sur son épaule. Elle sourit et l’embrasse dans le cou. Ce soir on tire le feu d’artifice à Cormeilles. La fenêtre de la chambre de monsieur Brun, au premier, est ouverte. Il pleut. Sa femme le tient par la taille et pose sa tête sur son épaule. Elle a chaud, elle soupire, elle en a assez de ce poids dans le ventre (deux semaines à tenir, peut-être trois, l’attente est insupportable). Ce soir les artificiers ne tirent qu’un bouquet de bleu qui, dans l’humidité nocturne, donne un pauvre clac de pétard à cinq mètres de haut. La fenêtre de la chambre de monsieur Brun, au premier, est ouverte. Il fait si chaud. Monsieur Brun, en bras de chemise, fume sa cigarette. Sa femme l’embrasse dans le cou et porte à bout de bras l’enfant nu. Le feu tiré à Cormeilles crépite dans l’air du soir. « Oh la belle bleue ! Oh la belle rouge ! Regarde, mon chéri comme c’est beau ! » La fenêtre de la chambre de monsieur Brun, au premier, est ouverte. Il fait si chaud. Monsieur Brun, en bras de chemise, n’a plus de ticket pour le tabac. Sa femme berce l’enfant. L’enfant a faim, il pleure. Le couvre-feu imposé, le 14 juillet annulé, la nuit s’étend sans lueurs ni bals, infinie. La fenêtre de la chambre de monsieur Brun, au premier, est ouverte. Il fait si chaud. Les cigarettes sont revenues, tout comme le café et le plaisir des beaux jours. Sa femme s’évente et l’enfant frappe dans ses mains à chaque salve tirée. La fenêtre de la chambre de monsieur Brun, au premier, est ouverte. Il fait si chaud. Sa femme est alitée, fiévreuse. L’enfant tire sur une cigarette. Maintenant il est aussi grand que son père. « Regarde, maman ! Regarde la belle rouge ! » Mais la mère ne voit rien. Elle a soif et les draps sont trempés de sueur. La fenêtre de la chambre de monsieur Brun, au premier, est ouverte. Il pleut depuis des semaines. Son fils le tient par l’épaule. Derrière eux la chambre est vide, le lit fait au carré. Monsieur Brun ferme les persiennes. Il a sommeil. La fenêtre de la chambre de monsieur Brun, au premier, est fermée. Le fils entasse les draps dans une malle, les papiers dans une autre. La vaisselle est déjà partie. Le reste est bon à jeter. Dans la rue des gosses jettent des pétards sous les rues des voitures et les chats détalent effrayés.

proposition n° 25

Appeler le 12. Appeler le 12 et demander qu’on cherche avec juste un prénom celui qu’on a croisé dix fois depuis septembre. Je déplie la fiche horaire passée à la machine dans la poche arrière d’un pantalon. Le train de 12h05. Comment savoir. Le train de 12h09. À moins qu’il ne parte à 12h19. Le manquer et peut-être tout ficher en l’air. Appeler le 12. Espérer qu’ils prennent en considération les demandes de ce genre. Je l’ai vu dix fois sur le quai de la gare, le mercredi juste après les cours. Il attendait le train de 12h05. À moins qu’il ne parte à 12h09 ou à 12h19. J’ai un trou et la fiche horaire est en poussière entre mes doigts. Un fois une fille l’a rejoint sur le quai d’en face. Elle l’a appelé. Son prénom commençait par M. Après c’était peut-être un I. Parcourir la liste des saints sur le calendrier des Postes. N’en garder que les M suivis d’un I. Facile comme tout. Maintenant appeler le 12. Je voudrais tous les M de la ville. Le nom je ne l’ai pas. Soyez gentil. Ils refuseront sans doute. Dans le doute appeler. Non. Autant y aller direct. La gare. Il est 11h45. Un vent à décorner les bœufs. Le quai est vide. Personne au guichet. Je me demande où sont passés les gens. Le vent en bourrasques semble monter du fleuve. Un instant plus tard il souffle du nord. Tout est désorienté. À ma montre il est 11h05. J’ai dû oublié de la remonter. J’attends. J’attends je ne sais quoi. L’horloge du quai est arrêtée. Un haut-parleur se met à cracher une bouillie de mots. Je n’en saisis aucun. Des sirènes de police ou des sirènes de pompiers approchent. Le ciel est noir de suie. Quelque chose dans l’air sent la catastrophe. Je me réfugie dans la cabine téléphonique sur la place de la gare. Tout s’effondre. Le plus dur c’est de n’y comprendre rien.

proposition n° 26

Nous vivions en tête de ligne. L’appartement de pépé et mémé se trouvait au premier étage sur cour d’un immeuble 1900. De jour on ne se rendait compte de rien mais le soir, une fois couchés, le grondement montait du sol toutes les trois minutes, faisant trembler les pieds des meubles, le miroir de la cheminée, les casseroles dans la cuisine. À force nous ne l’entendions plus – les cousins alsaciens de passage nous le rappelaient en nous disant, le lendemain au petit-déjeuner, combien il leur avait été difficile de trouver le sommeil. Ah ce grondement, c’est fou, quand même. Ils ajoutaient : si seulement ce n’était qu’une fois par heure, mais là, toutes les trois minutes, comment faites-vous ? Difficile de leur expliquer que ce grondement souterrain à nos oreilles à peine audible était pour nous comme les cloches qui sonnent dans le lointain à la campagne : une simple encoche dans la transparence du familier. Des éléments qui composent le monde minéral et vertical de la ville c’est ce grondement qui, le premier, m’a fait prendre conscience que l’urbain est un millefeuille de fonctions complémentaires auxquelles n’accèdent que ceux qui en ont l’usage mais perceptibles par tous à travers les murs, à travers les planchers. Nous vivions en tête de ligne et sous nos corps endormis se trouvait le garage des métros de la ligne 3. De 5 heures à minuit les rames y faisaient demi-tour, vides de passagers, et dans leur grondement lointain, comme un air presque oublié, j’entends le plus beau chant à la tendresse disparue.

proposition n° 27

Marchons. Marchons parce que le train est en grève et qu’on nous force à prendre une autre ligne. Marchons dans ce matin de septembre, d’une gare inconnue jusqu’à destination en longeant la Seine par un chemin imprévu. D’abord ce ne sont que des maisons bourgeoises aux volets clos et puis, au bout de la rue, le fleuve apparaît, brun, large, agité. Sur l’autre rive voici l’hippodrome (l’hippodrome vide à l’heure où les parieurs plient en quatre les pages de Paris Turf). Marchons. Marchons en longeant le fleuve. Nos chaussures ne sont pas faites pour ce trajet mais qu’importe. Nous changeons de ville. La rupture est nette. Les coteaux qui tombent dans la Seine ont ici l’air abrupt des falaises. Le trottoir est étroit, la chaussée défoncée. Une centaine de mètres et nous voici aux abords de la cimenterie. Une cimenterie toute propre et ses silos grèges, une cimenterie qu’alimentent camions et péniches, dans un bruit d’enfer, loin des quartiers d’habitation. Nous n’avons rien à faire là. Marchons. Marchons encore. Nous voudrions nous arrêter boire un café mais aucun café ne se présente. Passée la cimenterie la route rejoint le fleuve et redevient quai qu’empruntent cyclistes et promeneurs. L’air est plus doux -– c’est la Seine radieuse, toute en courbes et haies de peupliers. Tu penses que ce sera aussi beau à destination ? Je ne sais pas, je ne sais rien, j’imagine des choses, mais comment savoir ? Les pavillons apparaissent – les pavillons et leur glycine, les pavillons et leur tonnelle, des jardins d’une si grande douceur que nous voudrions nous y reposer quelques heures. Nous approchons. Ce n’est pas encore là mais nous approchons, oui, doucement. Une petite église sur le quai, une chapelle, plutôt, dédiée aux mariniers, une chapelle du XIIe, une halte possible. Nous poussons la porte. La lumière du matin est filtrée par des vitraux rouges et bleus. Voici St Clément, martyr, précipité au fond de la mer une ancre de marine aux chevilles. Qu’il fait bon dans cette chapelle, qu’il y fait bon. Tu ne voudrais pas lui demander quelque chose ? Allez, chacun un cierge, histoire de. Au sortir de la chapelle le soleil un instant nous éblouit. Deux kilomètres encore. Sur nos dos nos sacs pèsent lourd. En avant ! Deux kilomètres ce n’est rien. Voici, au loin, le clocher et la gare, tout en haut, sur le plateau. Au pied de la dernière côte le soleil de midi éclaire la terrasse du Café du Passeur. Ce ne sont que quelques centaines de mètres mais la pente est trop forte pour être gravie comme ça, dans la foulée. Je me prendrais bien un verre, pas toi ? Un verre juste pour se donner du courage.

proposition n° 28

J’aurai retrouvé mon vieux vélo de course rouge foncé. J’aurai huilé les vitesses, réglé les freins, lustré la selle. Un matin de janvier je le sortirai du garage. Dans l’air poudreux et argenté de l’hiver, jambe droite du pantalon remonté, je me lancerai. Il n’y aura personne dans les rues. Pas une voiture, pas un piéton. Les rues, les impasses, même la nationale, rien qu’à moi. J’aurai quinze ans. J’aurai quinze ans mais je ne serai pas renfermé comme je l’étais alors. Je n’aurai pas peur du dehors. J’aimerai parcourir la ville un air en tête. Je n’aurai aucun livre en poche et pas de casque aux oreilles. J’accueillerai les choses comme elles viennent, je saurai les aimer et jamais bêtement les craindre. Dans l’air argenté de l’hiver je prendrai la direction du cimetière et du CES, tout droit, à bonne vitesse mais sans forcer. Mon nez se mettra à rougir et mes doigts à geler (à quinze ans on se moque des gants et des écharpes). Je ferai des huit dans les allées des lotissements et dévalerai sans les mains le souterrain qui passe sous la voie de chemin de fer. Je prendrai mon vélo à l’épaule pour franchir le passage à niveau baissé (à quinze ans on se moque des feux rouges, des alarmes). Une pause en haut du coteau. Ira ? Ira pas ? La rue file en forte pente, sinueuse, un peu traître, jusqu’à la Seine. Je me lancerai en roue libre, droit comme un I, les mains derrière la nuque, et mon vélo tranchera l’air en descendant à toute blinde. Au bas de la côte j’apercevrai le fleuve…de plus en plus proche…de plus en plus proche…et aucune barrière pour entraver mon vol plané. Dans l’incertitude de ces derniers instants avant la catastrophe, crois-moi, je trouverai un bonheur sans égal.

proposition n° 29

Il fumait sur le balcon. À l’époque on s’étonnait. À l’époque chacun fumait là où il en avait envie. Son épagneul le suivait à chaque pas. Dans l’appartement, le samedi soir, elle regardait la télé. C’était toujours les mêmes émissions de divertissement. On ne peut pas dire qu’on les connaissait. Des bonjours de couloir, juste. Lui devait avoir fait carrière dans l’armée avec ses pantalons de treillis et sa coupe en brosse. Elle faisait des ménages. Avant elle habitait une chambre de bonne à Asnières ou à Levallois. Et sur le même palier vivait cet homme avec son épagneul. Elle faisait des ménages à Paris, dans les bureaux, le matin aux aurores et le soir à la nuit tombée. C’était toute une aventure. Si on la croisait le dimanche elle se plaignait de la fatigue, des trains toujours en retard, du salaire si maigre. Lui ne travaillait pas. La journée sa radio jouait France Info à volume maximum. Il devait être un peu sourd. L’après-midi c’était Les Grosses Têtes, des émissions comme ça. Parfois on le croisait revenant du marché. Des poireaux et de la rhubarbe dépassaient du caddie. Il devait lui faire des petits plats. Ces gens avaient l’air déraciné de ceux qui, habitués à l’inconfort, ont la tête qui tourne dans les appartements neufs et fonctionnels comme ceux où nous habitions. Ils ne sont pas restés plus de trois mois. Un matin ils ont calé leurs meubles dans une camionnette. Il pleuvait. Elle nous a fait signe en formant un carré sur le pare-brise embué. Je crois bien qu’elle pleurait.

proposition n° 30

Oh. Ah. 13 juillet au soir tous les garçons sont là. Ah. Oh. Les garçons en mobylette, les garçons à vélo, les garçons en bandes, les garçons solitaires. Certains, comme chaque année, sont venus pour en découdre. Deux semaines après la fin des cours tous sont bronzés. Il y a ceux qui ont passé deux semaines sur les berges du fleuve et ceux qui sont restés allongés dans le jardin au soleil. Tous sont là, au milieu de la place, têtes en l’air pour le bouquet final. Celui de cette année est si beau que les Oh et les Ah des garçons couvrent le raffut de la sono. Accoudés au comptoir de la baraque à frites certains sifflent des bières. D’autres, accroupis à l’écart, fument des joints. Les garçons les plus petits s’agitent sur les épaules des pères. Les plus grands serrent leurs copines par la taille et échangent à voix basse des promesses pour l’été. Oh. Ah. Encore. Encore. Ah. Oh. Sur la place noire de monde pleuvent les Oh et les Ah. Certains garçons au coude à coude, ivres et excités, attendent la reprise du bal pour régler leurs comptes. Voici une averse rouge qui se reflète dans les yeux des garçons ivres. Voici la belle bleue. Voici la belle verte. Certains garçons espèrent un dernier tir. D’autres voudraient déjà en entraîner d’autres à l’écart. Les guirlandes se rallument. Voilà. C’est fini. La musique reprend. Maintenant tout peut arriver

proposition n° 31

C’est une clairière au milieu du petit bois. Une clairière entre le stade d’athlétisme et le terrain de golf, une clairière que traverse un chemin de terre toujours boueux. Ce chemin que seuls empruntent les coureurs pressés les gens y déposent leurs carcasses d’électroménager, leurs mobylettes désossées. Les choses s’y entassent et finissent par former des enchevêtrements d’acier rouillé qui, à l’automne, par fusion de teintes voisines, se confondent avec le brun alentour. Au cœur de l’hiver, entre les bouleaux, on aperçoit les tombes. Au printemps, en été, rien ne les signale plus. Elles sont pourtant toujours là, en lisière, huit croix de bois plantées en 1916, en 1917. La végétation qui les cerne ne les a jamais avalées. Elles se dressent, croix de bois, entourées de fougères. La main se pose sur le bois humide. Les doigts touchent une plaque de métal. Le mot d’abord résiste par la lettre ; cette lettre toute en courbes et angles. Est-ce un Y ou un U ? Le mot se termine-t-il par un T ou par un F ? On finit par le déchiffrer mais le déchiffrer est bien inutile si l’on ne sait pas le traduire. C’est un mot, un seul, huit fois fixé sur les croix de bois : UNBEKANNT. Huit UNBEKANNT enterrés dans la clairière entre le stade d’athlétisme et le terrain de golf, en 1916, en 1917. Huit UNBEKANNT rendus à la nature, inconnus, insoupçonnés, huit fois, dans ce cercle de verdure.

proposition n° 32

Au plafond du buffet de la gare St Lazare stagnait dès l’aurore un nuage de brunes. Des hommes en imper, des vendeuses du Printemps fumaient accoudés au comptoir des Gitanes sans filtre, des Boyard. Derrière les portes vitrées les haut-parleurs crachaient leurs annonces : Rouen, Cherbourg, un quai, une heure, un retard. Les vendeuses du Printemps finissaient leur café et couraient rejoindre le magasin. Dans la salle des pas perdus la verrière sale indiquait à l’œil averti le temps qui les attendait dehors. Les matins sombres elles rouvraient leur parapluie encore humide de l’averse tombée sur le quai de la Frette et hâtaient le pas, cigarette au bec, en traversant la cour du Havre. Au gris du ciel répondait le gris du pavé mouillé, fais gaffe aux flaques, aux voyageurs trop pressés. Les hommes en imper buvaient le fond de leur demi. À trois minutes à pied les attendaient les femmes de la rue de Budapest. Sous un ciel hésitant elles se renfonçaient sous les porches. Après la pluie les clients glissaient sur le pavé humide de la rue en pente légère ; c’était drôle et ridicule à la fois. En été le bleu sans soleil de cette rue orientée nord versait une ombre marine sur le pavé et il y faisait frais, toujours. Les femmes s’y installaient sur des pliants, attendant les rares clients d’août en fumant, nez en l’air. Des petits nuages rebondis, lents dans le ciel sans vent de l’été, passaient doucement au-dessus de leurs têtes. Un jour il se remettrait à neiger et, emmitouflées dans leur manteau de fourrure, elles courraient au buffet de la gare St Lazare boire un café près des fenêtres qui donnaient sur la rue d’Amsterdam, attendant que le ciel d’hiver retrouve sa clémence.

proposition n° 33

Comprends-moi. Je suis à ce bureau du matin au soir à gérer le flux des ennuis de l’établissement. Ça commence par les retards, les retards qu’on justifie, ceux qu’on ne justifie pas, le carnet de correspondance oublié, les signatures falsifiées. Chaque élève qui passe s’imagine avoir inventé le coup imparable pour dissimuler sa panne de réveil – c’est fatiguant, fatiguant dès le matin. Ma femme tient un magasin de photo dans le centre. Je l’envie. Je l’envie parce que les gens qui passent la voir n’ont rien à dissimuler. Ils achètent une pellicule, se font tirer le portrait, entrent se renseigner sur tel appareil – personne n’entre dans la boutique les mains moites, personne n’en ressort avec l’impression de l’avoir dupée. Moi, du matin au soir, c’est le même cortège qui défile. Un cortège de faux-témoins, de penauds, toujours les mêmes têtes que je supporte de plus en plus mal. Toi, je ne te connais pas. Je ne te connais pas mais j’ai souvent entendu parler de toi. Tes professeurs s’inquiètent. Ils n’ont pas l’air, comme ça, de s’inquiéter, mais ils s’inquiètent. Ils se demandent pourquoi tu es si souvent absent. Ils se demandent ce que tu fais quand tu n’es pas là. C’est ta professeure d’Anglais qui m’a alerté. Selon elle tes absences et ton indifférence lorsque tu consens à assister aux cours cachent quelque chose. As-tu quelque chose à cacher ? J’ai jeté un œil sur tes résultats trimestriels. C’est pas fameux. Ta professeure d’Anglais m’a demandé de te parler dans un premier temps sans prévenir ta mère. Nous voici donc face-à-face. Nous voici donc face-à-face et je me sens, comment te dire ?, démuni face à ton silence buté, face à ton immobilité. Il va pourtant falloir que nous trouvions un terrain d’entente. Tu as jusqu’à présent habilement manœuvré pour te fondre dans la masse. Bravo. Mais maintenant que tu es repéré quelque chose doit être fait. Je ne te dirai qu’une chose. Prends-la comme un conseil et une ébauche de méthode pour le reste de ta vie : conforme-toi toujours au minimum exigé. Ici il s’agit de s’asseoir et de se taire. Assieds-toi, tais-toi et tout ira bien. Ce qui se passe dans ta tête n’intéresse personne. Les raisons de ton refus, les belles choses que tu accomplis les jours où tu t’absentes, tout le monde s’en moque. Je reprends : conforme-toi toujours au minimum exigé. En échange de quoi tu n’auras plus jamais à pénétrer dans ce bureau mal chauffé. En échange de quoi l’indifférence des professeurs te laissera le champ-libre pour rêver. En échange de quoi nous serons quittes.

proposition n° 34

La ville au sud bute contre la Seine. Le dimanche en automne les familles longent le quai à pas lent. Chacun se salue de la tête, prend des nouvelles, se penche sur les poussettes puis reprend son chemin. Passe une péniche, passe un lourd navire de croisière fluviale. Les saules et les peupliers perdent leurs feuilles et, dans l’après-midi finissant, le quai se dépeuple. Un coureur passe en nage. Une famille de canards prend son envol. Maintenant c’est la nuit.

Au nord, la gare de triage. Le jour qui décline livre la ville aux ombres longues du crépuscule. Sur les voies de garage brûlent des braseros entre les wagons-lits aux rideaux déchirés. Un pont de métal enjambe les voies. Le soleil rasant, d’un rouge annonçant l’hiver, est éblouissant. Près du poste d’aiguillage des trains remisés, ces trains d’acier mat qu’on appelait Petits Gris, prennent une teinte cuivrée. Un sans arrêt pour Mantes passe à toute blinde. Des marcheurs revenant de la forêt d’Achères traversent le pont. Dans leurs paniers en osier la cueillette du jour : quelques kilos de mûres et une poignée de champignons.

À l’ouest il n’y a rien. Rien d’autre que les jachères enfouies sous la neige. Rien d’autre qu’une ligne à haute-tension. Rien d’autre qu’une éolienne en panne. Rien d’autre que le vent. Rien d’autre que des congères recomposant pour quelques heures le terrain, lui donnant le relief qui lui manque habituellement, des congères toutes bosselées, toutes douces, fraîches et neuves, immaculées. À l’ouest il n’y a personne. Personne d’autre que ce marcheur photographe hésitant. Personne d’autre que ces merles. Personne d’autre que ces enfants qui, à cinq heures moins le quart, dans la dernière lueur du jour, sculptent un bonhomme de neige.

À l’est on démonte les échafaudages pour qu’enfin apparaissent les quatre immeubles et le mail commercial. À leur place il y avait un petit bois de bouleaux. À leur place il y avait un haras avec des poneys – toutes les écoles du coin y emmenaient les gosses un jour par an. À leur place il y avait une usine. On a conservé sa cheminée en brique et construit autour le mail commercial. Ses espaces sont vides encore mais on voit déjà le dépôt de pain, le laboratoire d’analyses, l’onglerie. À leur place il y avait des cabanes de bois mort pour l’été. À leur place on traversait l’incertain de la ville, ce coin sans nom de rue, blanc sur la carte, seulement lisible au cadastre. À leur place on aimait se perdre.

proposition n° 35

La ville au sud bute contre la Seine. Le lundi en décembre les coureurs passent en suant, dos trempés, exténués. Le lundi en décembre, à l’heure où le soleil se lève à peine, les parents conduisent leurs enfants à la crèche. Passe une péniche, passe un lourd navire de croisière fluviale. Les saules et les peupliers se tordent en squelettes d’hiver, noirs vers le ciel, noirs têtes dans l’eau. La matinée avance sur le quai dépeuplé. Un vieil homme promène son boxer. Il est bientôt midi.

Au nord, la gare de triage. Le jour qui décline livre la ville aux ombres longues du crépuscule. Sur les voies de garage brûlent des braseros entre les wagons-lits aux rideaux déchirés. Un pont de métal enjambe les voies. Le soleil rasant, d’un rouge annonçant l’hiver, est éblouissant. Près du poste d’aiguillage des trains remisés, ces trains d’acier mat qu’on appelait Petits Gris, prennent une teinte cuivrée. Un sans arrêt pour Paris passe à toute blinde et croise le dernier Corail pour Rouen. Une femme traverse le pont en retenant à peine ses épagneuls. Dans son sac Leclerc, des biscuits pour chien, des herbes sauvages.

À l’ouest il n’y a rien. Rien d’autre que les champs gras de novembre. Rien d’autre qu’une ligne à haute-tension. Rien d’autre que trois éoliennes au ralenti. Rien d’autre que le vent. Rien d’autre que la boue recomposant le terrain, lui donnant le relief mouvant d’une mer brune. À l’ouest il n’y a personne. Personne d’autre que ces femmes et leurs caddies qui avancent, de la boue jusqu’aux chevilles, engluées. Personne d’autre que ces merles affamés. Personne d’autre.

À l’est, quatre immeubles et le mail commercial. Au pied de la cheminée en brique de l’usine oubliée voici les espaces vides qu’occupaient le dépôt de pain, le laboratoire d’analyses, l’onglerie. À leur place des enseignes déteintes, des fauteuils lacérés, des « À louer ». À leur place on traverse l’incertain de la ville, ce coin aux noms de rues que personne ne retient, noir sur jaune sur la carte, à revoir au cadastre. À leur place on aime se perdre et sur les carrelages défoncés deviner à quel usage perdu reviennent ces outils éparpillés.

proposition n° 36

La ville au sud bute contre la Save. Le dimanche en automne les familles longent les quais à pas lent. Chacun se salue de la tête, prend des nouvelles, se penche sur les poussettes puis reprend son chemin. Passe une péniche, passe un navire de guerre. Les saules et les peupliers perdent leurs feuilles et, dans l’après-midi finissant, les quais se dépeuplent. Des soldats passent en nage. Une famille d’oies prend son envol. Maintenant c’est la nuit, le couvre-feu.

Au nord, la gare. Le jour qui décline livre la ville aux ombres longues du crépuscule. Sur les voies de garage brûlent des braseros entre les wagons-lits aux rideaux déchirés. Un pont de métal effondré enjambe les voies. Le soleil rasant, d’un rouge annonçant l’hiver, est éblouissant. Près d’un poste d’aiguillage des leurres couleur acier prennent une teinte cuivrée. Le dernier train pour Niš se remplit peu à peu. Les voyageurs contournent le pont détruit. Dans leurs valises le peu qu’ils ont pu emporter : quelques paquets de gâteaux et un fouillis de vêtements.

À l’ouest il n’y a rien. Rien d’autre que les forêts sous la neige. Rien d’autre qu’une ligne à haute-tension dont les câbles pendent. Rien d’autre qu’une éolienne rouillée. Rien d’autre que le vent. Rien d’autre que des congères recomposant pour quelques heures le terrain, lui donnant le relief qui lui manque habituellement, des congères toutes bosselées, toutes douces, fraîches et neuves, immaculées. À l’ouest il n’y a personne. Personne d’autre que ce marcheur hésitant, ce cueilleur en hiver. Personne d’autre que ces merles. Personne d’autre que ces enfants qui, à cinq heures moins le quart, dans la dernière lueur du jour, creusent et creusent encore.

À l’est on déblaie les ruines des quatre immeubles et du mail commercial. À la place des ruines il y avait un parc, des kiosques et ces immeubles incendiés. À leur place il y avait un manège avec des poneys – toutes les écoles du coin y emmenaient les gosses un jour par an. À leur place il y avait une usine. Sa cheminée en brique se dresse au cœur des décombres. Dans les allées en ruine du mail commercial on retrouve le dépôt de pain, le laboratoire d’analyses, l’onglerie. Ici les gens vivaient, travaillaient. Ici on traverse l’incertain de la ville, ce coin aux noms de rues effacés, seulement lisible sur la carte d’un cadastre à revoir. Ici tout est perdu.

proposition n° 37

On entrerait de nuit. On entrerait de nuit dans la chambre juste au-dessus, celle qu’occupent F. et C. Les couettes en boule, la fenêtre entrebâillée, les chaussons au pied du lit, les livres à l’envers sur la moquette, les jambes nues. On entrerait de nuit dans la chambre de G. Ses papiers froissés, ses mains moites, ses cassettes empilées, ses chaussures encore lacées. On entrerait de nuit dans la chambre de T. Voici : son dos se soulève, régulier, sous le drap blanc. Une veilleuse éclaire son profil, une veilleuse d’enfant, bleutée, une lumière de paix. T. a les poings serrés, le profil contrarié. Le drap a froissé la peau de ses joues. Un instant il s’agite (retiens ton souffle, ne bouge pas d’un pouce). Ses yeux s’entrouvrent puis se referment. T. dort. T. dort mal mais il dort. Ma main s’avance, effleure sa tempe. Il soupire. Quittons sa chambre. On entrerait de nuit dans la chambre de K. K. dort, apaisée. K. dort la fenêtre ouverte et le fleuve coule en contrebas. K. dort et les voitures qui passent sur le quai, la sirène des pompiers, celle des ambulances, celle de la gendarmerie se mêlent à ses rêves et deviennent la rumeur d’un bal de 14 juillet, rien à voir avec l’incendie qui ravage la grande maison blanche, à deux rues de là. On entrerait de nuit. On entrerait de nuit et, sur les valets pliés ou aux portes suspendus attendraient le jour les vêtements du lendemain. On entrerait de nuit et tous ces souffles entendus, toutes ces jambes nues nous offriraient, inconscients, ce que le jour nous refuse en bloc.

proposition n° 38

Il y aurait le grand livre de l’amour d’une mère pour son fils, un amour exclusif et intermittent, coupable et généreux. Il se déroulerait en ces lieux effleurés trente fois. Les murs et les rues, chaque trajet vers la gare, chaque retour du collège résonneraient de cet amour-là. Il y aurait l’histoire de ceux qu’on côtoie sans les aborder vraiment : les dames de service aux reins brisés, le mendiant devant le Prisunic, les Gitans relégués derrière la piscine tournesol. Il y aurait les à-côtés de notre regard d’adolescent, le récit de toutes ces occupations d’adultes qui nous dépassaient ou nous ennuyaient. Il y aurait le récit d’un premier amour où pas un mot ne fut échangé, un récit de ces gestes ébauchés qui nous ont rempli le cœur pendant trois ou quatre mois. Il y aurait le récit de la ville d’avant, un parcours à rebours qui démarrerait un dimanche de septembre 1985 et remonterait loin, loin, loin, effaçant les trains et les automobiles, les fermes, les routes goudronnées, les boulangeries, les bibliothèques, jusqu’à l’origine : ce jour où un type de passage a planté en ce lieu la première graine de blé dans la terre meuble. Il y aurait les récits collectés des vieux de la maison de retraite qui, en quittant leurs domiciles, ont laissé derrière eux le dernier ancrage d’une adresse pour ces chambres qui sentent la peinture fraîche. Il y aurait le récit de quelqu’un d’autre, un récit où nos points de recoupement seraient si nombreux qu’ils formeraient une fraternité dans la solitude.

proposition n° 39

La saison était mauvaise. L’immense panneau qui annonçait le futur était bien là, planté à l’entrée du chantier, mais voilà, la saison était mauvaise, pluvieuse à détremper la région entière, et plus rien n’était possible de travail de grues et de pelleteuses. Avant que le temps tourne au mauvais ils avaient creusé le sol, profondément, et le trou ainsi apparu donnait une évocation du projet, sa base, son niveau élémentaire. Ce trou était un rectangle. En faisant un effort d’imagination (ou en ayant jeté un œil sur l’immense panneau qui annonçait le futur) on voyait, par anticipation, le réseau de conduites, le bassin carrelé, les hublots qui le borderaient, le contour rugueux où il serait interdit de courir, l’emplacement des plongeoirs et celui de la haute chaise du maître-nageur. Pour le toit ouvrant il faudrait faire un très gros effort. Pareil pour le sauna, le hammam, le solarium avec ses palmiers nains et ses transats. En attendant, la mairie s’était bien avancée en détournant la ligne H et en créant cet arrêt « Centre Nautique » avec son abribus, son banc, ses horaires affichés. Les usagers de la ligne ne descendaient jamais à « Centre Nautique » et, en attendant que le chantier soit achevé, le détour rallongeait les trajets de dix minutes. Parce qu’à « Centre Nautique », à part le chantier, il n’y avait plus rien. Avant, les décharges sauvages occupaient le terrain. Avant, il n’y avait aucune nécessité à desservir ce coin sans nom, ce quartier de débord. Avant, on y venait en voiture, à la tombée de la nuit, et ni vu ni connu on s’y débarrassait des matelas jaunis, des téléviseurs grillés, des sacs de gravats. Désormais la police municipale patrouillait. Elle patrouillait de jour, elle patrouillait de nuit et, sitôt un matelas abandonné, le camion des encombrants passaient l’enlever. Rien ne devait salir le tableau. On construisait ici un centre nautique, une promesse de vie meilleure, plus saine, mieux maîtrisée. Les lieux retournés, figés par cette saison mauvaise dans un provisoire boueux, avaient le devoir de s’y conformer.

proposition n° 40

Il faudra attendre le printemps. Au printemps, tu verras, c’est beaucoup plus joli. Le café des Mariniers est ouvert, les sureaux sont en fleur et, le dimanche, les gens se baladent le long du quai. Mais nous voici en février. Le café est fermé et sur ce bout de quai où nous nous trouvons, l’accès à l’appontement est fermé. L’appontement c’est là que se pressent le dimanche au printemps les promeneurs. Des files, tu n’imagines même pas. Parfois il faut attendre deux heures mais ce n’est pas grave : tu demandes à quelqu’un de te garder la place dix minutes et tu vas au café boire un verre. Au bout de deux heures tu as ta place sur le bac et hop, embarqué pour une traversée de quatre minutes. Le fleuve n’est pas bien large mais le bac est lent. De l’autre côté ce n’est plus la ville. De l’autre côté c’est cette forêt, dense et peuplée d’oiseaux que le bac, aux beaux jours, te permet de visiter quelques heures. C’est un autre monde, là-bas. Là-bas les arbres sont si hauts qu’ils érigent un mur. Là-bas la ville est absente. Le temps pour l’oublier est si court qu’elle pourrait avoir été, comme ça, vaporisée, en quatre minutes de traversée. Mais nous voici en février. Le bac est remisé dans le grand hangar pour réparation. L’échappée que promet le bac au printemps est reportée à avril ou mai. D’ici là nous patienterons à cet extrême de la ville. Si l’on s’y prend dès février on devrait pouvoir embarquer en premier.

proposition n° 41

Chaque jour de 1986 [1] ils s’attendent au rond-point à 13 heures 20 [2] À cet endroit le quartier neuf butte contre la ville des pavillons en meulière, des maisons Phénix, des corps de ferme condamnés – banlieue horizontale au ciel immense de campagne [3] Le quartier neuf est crépi et voies qui serpentent. [4] Ses rues ont des noms sans attaches [5]. Les grues tournent encore et les cônes de terre grandissent à mesure que des sols excavés montent une crèche, une mairie annexe, le Prisunic [6] Qu’y avait-il sur ces terrains avant le quartier neuf ? [7] Chaque jour de 1986 [8] ils s’attendent au rond-point à 13 heures 20. Lui, c’est un garçon de quinze ans du quartier neuf, un garçon du un-pour-cent patronal prenant à contrecœur le chemin du collège. Les trois autres ont grandi là [9] Ils savent les balades à vélo, les jardins où l’on plante un trampoline, l’argent de poche gagné en tondant la pelouse. [10] Lui ne sait pas grand-chose de la vie en extérieur. Le silence des lotissements permet d’entendre la sonnerie à cent mètres [11]. Aux maisons qu’ils dépassent en courant les volets sont clos [12]

proposition n° 42

entre la 8 et la 9

Dans les vestiaires le carrelage est couvert de boue. Les fenêtres qui donnent sur le stade sont embuées. La pluie ne cessera jamais. Les premiers frissons nous parcourent le dos. Écharpes nouées nous retrouvons le dehors, le déluge, les yeux rouges, les pieds humides dans les baskets. Combien de temps faudra-t-il attendre ? Combien d’heures avant la délivrance ? La gorge se serre jusqu’à la douleur. Ce soir la fièvre nous saisira.

entre la 9 et la 10

La fièvre n’a pas voulu me quitter. Vite retrouver le lit. Les draps sont à nouveau trempés, les informations à la radio incompréhensibles. Quand j’étais petit et que la maladie me retenait au lit on installait sur la table de chevet mon tourne-disque. Mon seul 33 tours était une compilation de chanson française. Régine, Mouloudji, Rika Zaraï. Les chansons qu’il contenait avaient l’air embrumé de la maladie et si, aujourd’hui encore, j’entends à la radio telle ou telle chanson alors ma gorge devient sèche et blanche, mes poumons se mettent à brûler et mes jambes me démangent comme aux premiers matins de la varicelle.

entre la 18 et la 19

Première nuit blanche. Dans le corps ces engourdissements inconnus : nuque raide, bouche pâteuse d’avoir fumé huit cigarettes, mal aux yeux, mal aux mollets d’avoir tant dansé. La nuit est encore noire et le silence épais. Il y a dans l’air quelque chose de lourd, l’approche d’un évènement. Le boulanger lève son rideau. On lui achète ce qu’on peut avec les sous qu’on a. On s’installe sur les marches du Prisunic. Il est presque 5 heures. Rien ne bouge. On mange nos croissants sans rien dire et puis on se sépare devant la halle du marché. Retour à la maison. Au lit, maintenant. Mais comment dormir après une nuit pareille ?

proposition n° 43

Voici venu le dernier jour. Les cartons s’entassent, mal étiquetés, dans le coffre de la Ford des voisins. Deux semaines plus tôt tout semblait organisé pour une nouvelle année, et puis voilà, il a fallu improviser ce départ ; à nous voir affairés on dirait une fuite. Nous ne reviendrons jamais dans cette ville. Nous n’y reviendrons jamais portant les mêmes vêtements et le cœur saisi par les mêmes élans. Vingt-cinq ans avant d’en retrouver le chemin. Longtemps il fallut rompre. Est-ce l’âge et la sentimentalité qu’il induit qui, finalement, poussa au retour ? Quelle drôle de fascination exerce sur l’homme fait les contours de l’adolescent. Un jour on prit le chemin retour. La première fois il ne s’agissait que d’arpenter l’impalpable 1985. C’est en revenant, patiemment, que l’œil s’est habitué au présent, et ce qu’il y a découvert d’avant tenait sur de minuscules parcelles. Le grand tout n’était pas le tout ! À chaque retour on a fouillé délicatement ces minuscules parcelles. Une dans ce quartier-ci, une sauvée de ce souvenir-là, c’est par centaines qu’elles nous attendaient sous l’enfrichement. On pourrait passer sa vie (et les suivantes) à gratter ces sols. On y trouverait des bouts de soi rouillés, des évocations par milliers. Mais il faut dégager. Tout ce qui a revu le jour a été consigné, répertorié, rien ne manque à l’appel. À présent laissons le temps aux fouilles de prendre la pluie, laissons-les, excavées, vieillir à nouveau au contact de l’air ; oublions-les pour les vingt-cinq ans qui viennent. « Rien n’est mort que ce qui n’existe pas encore / Près du passé luisant demain est incolore / Il est informe aussi près de ce qui parfait / Présente tout ensemble et l’effort et l’effet. »

proposition n° 44

Nous étions embarqués. Embarqués vers une ville de l’est que nous connaissions à peine mais qui évoquait tant de souvenirs empruntés. Celle qui écrivait nous y accueillait généreusement dès les premiers mots. Cette ville, nous voici à la parcourir en tous sens, à travers les années. Il y a les noms de lieux, tant de possibilités de parcours le long de la frontière si proche ; un territoire offert, arpenté, creusé, à hauteur d’yeux, émotif. Nous y avons élu domicile trois mois durant.

Un jour de pluie de plus, une matinée sous l’averse. La pluie tombe sur ce monde qu’on imagine difficilement sec, difficilement en été. Voilà, il pleut. Et les gens qui circulent font leur possible pour avancer sans flancher. Ils se savent observés, marche ou crève, alors ils avancent et rien ne semble pouvoir les libérer de cette marche forcée qui, sous une pluie battante, ne les mène nulle part.

Une voix. C’est une voix de théâtre, une voix juridique qui projette un exposé des faits. Les signes s’additionnent. Les dates, les lieux, les présents, leur âge, leur véhicule. Un texte comme une déposition, un poème objectif. On voudrait l’entendre lu, repris à plusieurs voix, chanté. Les mots, alors, s’assembleraient peut-être pour donner une cohérence à ce fait-divers décortiqué.



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1ère mise en ligne 8 juin 2018 et dernière modification le 18 septembre 2018.
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[1Non. 1985. Automne 1985.

[2Le 1er octobre 1985, tous les numéros de téléphone français ont changé. En Île-de-France, selon les départements, un 3, un 4 ou un 6 a été ajouté à l’ancien numéro à sept chiffres. Ma mère, une fois sur deux, n’avait pas de quoi payer la facture. Plus de téléphone revenait à nous isoler plus encore dans cette ville où nous ne connaissions personne. J’aurais pu descendre à la cabine publique, mais pour appeler qui ? Nouvelle ville, nouvelle école, les amis d’ailleurs, d’avant, m’avaient déjà oublié.

[3Un trou. Autant le dire comme ça. On a beau essayer de le voir autrement, rien n’y fait. Un citadin dans ce trou est vite suffoqué : trop de silence, trop de visages vite familiers, trop peu d’imprévu.

[4Les architectes (un jour il faudra trouver les noms de ces gaillards-là et leur demander de s’expliquer) avaient la Toscane en tête : murs colorés, campaniles, courbes élégantes. La Toscane dans le Val d’Oise ? Et puis quoi encore ?

[5Des noms d’oiseaux, forcément, puisque la cité toute proche s’était appropriée les impressionnistes et le centre ancien les résistants

[6Au Prisunic ils vendaient des 45 tours. Pas de portique antivol à l’entrée. Ceci explique cela.

[7Des champs de betteraves ? Des pâturages ? L’infini boueux des campagnes ? Je n’ai jamais su.

[81985, donc.

[9Il y a Gérald. Il y a Valérie. Il y a Marie-Christine. Et Elisabeth. Quatre, donc. Pourquoi avoir oublié Elisabeth qui, dans ce monde d’ennui planifié, écoutait This Mortal Coil et Durruti Column ? Pourquoi ne se souvenir que des plus conformes, des plus mornes ?

[10Familles stables, enviables, avec frères, sœurs, chiens dans le jardin, poissons dans l’aquarium, vacances d’été, berline, frigo plein le samedi, noëls, pâques, anniversaires, familles sans histoires ni à-coups ; un idéal d’équilibre.

[11Pour qui sonne le glas ?

[12Le rêve caressé de s’y retrancher, de ne plus être là à 13 heures 20, de briser le cycle des jours. Fuir. Disparaître. Tout laisser en plan. Voilà.