Marie Michel | Le bruit du périphérique (titre provisoire)

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Marie Michel, née en 1981. Vit et travaille à Vizille, à côté de Grenoble. Commence à écrire des poèmes enfant puis adolescente, des nouvelles aussi. N’arrive pas à conserver les traces. Efface. Des pièces de théâtre et un roman inachevé. Anime un atelier théâtre dans le lycée où elle enseigne le Français. Participe à des performances et des films expérimentaux avec des personnes aussi folles qu’elle. Pas de site ni de blog encore. Mais deux enfants, un compagnon patient et un chat jamais là. Voudrait arrêter de travailler créer à plein temps (et avoir une chance de croiser le chat).
proposition n° 1

On pourrait continuer comme ça. On pourrait continuer tout droit. Plus exactement : on pourrait continuer à suivre la courbe de la ville, dériver de plus en plus loin de son grand corps. Glisser le long de sa hanche, de sa cuisse gauche. Une caresse furtive. Frôler le passé. Ne pas s’attarder. Ne pas se laisser prendre par la nausée. Filer. On pourrait suivre comme d’habitude les panneaux bleus des directions lointaines, les potentialités, ce qui ramène à un futur proche. On pourrait laisser filer l’odeur désuète de la boucherie-charcuterie qui faisait l’angle. On pourrait. Le papier gras qui enveloppe les aspics et en fait des cadeaux. L’étonnement suscité par le mot, resté, plus que l’odeur d’ailleurs, empaqueté. Du serpent en gelée. Des langues de vipères. D’ailleurs on laisse passer la porte. On en parle vaguement aux enfants à l’arrière. Ce petit bout de ville qui fut sien ; honteusement, comme d’une ancienne amie qu’on a trahie. Ou bien on est tout seul dans la voiture flambant neuve, la dernière qu’on achètera de sa vie. Les enfants sont déjà grands. Ou bien on est cet enfant encore unique qui s’étonne de tout et demande le pourquoi des noms. C’est le jour. Non, c’est la nuit et la vitesse fait serpenter les lumières des lampadaires sur la cuisse nue. La Renault 11 est une cabine de paquebot. On revient de l’hypermarché ou d’un après-midi chez une cousine, dans des logements SNCF. Aujourd’hui rasés. C’est le retour après des années. Tout a été muré, ou bien mis sous crépi, gommé. Pourquoi nommer ? Résidence Delille. Année de construction supposée : 1980. Livrée à temps pour accueillir l’enfant. Îlot de petites maisons en bordure de périphérique surmonté par l’immeuble, rose florentin, et la tour d’entraînement des pompiers. La piscine n’est pas loin. On pourrait y sauter. Vue du balcon : dégagée. Un emplacement idéal pour se lancer dans la vie. Idéal première acquisition. La mort se nichait dans les coins. La mort sentait bon. Parfum de cave et de petites carcasses animales sous les bancs de la cour, au pied du saule. Autour les maisons sont bourgeoises pour certaines. Le parc de l’une d’elle est une jungle sans fin derrière laquelle on se saurait imaginer le périphérique. Il doit y avoir une porte d’accès à une autre dimension, connue seulement des propriétaires et de leurs enfants. Comme les mollusques, les contours du passé se rétractent à trop les toucher. On cherche sur Internet. L’écran de l’ordinateur forcément déçoit. Échoue à redonner forme à tout ce flou. Sous le bitume tiré au cordeau, les cailloux demandent à crisser. La voiture faisait des embardées. Nids de poules. Première apparition de l’expression dans la vie d’une petite fille de cinq ou six ans. Cocasserie. Le père, c’est lui le maître des mots et des histoires. L’herméneute des symboles dispersés dans la ville. Le panneau de la rue : “Impasse Marcel Cerdan”. Villeurbanne-New-York. Chacun ses gratte-ciels. Et la nuit le bruit du périphérique berce son cœur écœuré. C’est une habitude à prendre, comme de voyager sur l’eau.

proposition n° 2

Sortie du périphérique « porte de Cusset ». Béton brûlant. Buddleias et renouées du Japon adventices. Perroquets à casquette tagués. Rond-point. Mur aveugle crépi en jaune à la place de la boucherie-charcuterie lie-de-vin. Le bitume a recouvert le balthazar. Au fond, on voit encore la résidence « Delille ». Les maisons rajeunies semblent toutes sorties d’un catalogue « Logis de France ». Lifting bon marché. Les arbres peinent à s’extirper du trottoir incisé. On sent un effort intense de propreté. Une lutte acharnée contre les particules fines. En vain, le périphérique veille au grain. On arrive assez rapidement au bout de l’impasse « Marcel Cerdan ». Un portail électrique. Enjambé. Sous le porche d’entrée, la forme rectangulaire des boutons d’interphones lui heurte la mémoire. La sensation sous la pulpe de l’index. Une femme sort. Ascenseur. Un étage ni trop haut ni trop bas. Médiocrité. Carrelage beige-rose du couloir. Les pas de sa mère dans ses escarpins quand elle rentrait du travail. Foulard en soie. Parfum empoisonné. À travers le judas, les invités étaient comiques. Elle sonne et demande à visiter. C’est là qu’elle habitait. Quasiment qu’elle est née. Bienveillance. Elle entre à pas feutrés. L’appartement en boucle, comme le périphérique. Le salon-salle à manger, pièce névralgique. La moquette murale. Toujours cette ambiance beige fade. La table basse en rotin. La télévision se reflétait dans la vitre. Le menton des animateurs, marionnettes bouffonnes. L’ensemble de salon Louis XIII. L’encyclopédie. Les albums photos. La table de la salle à manger sous laquelle les enfants passent en cachette quand les adultes au-dessus ont bu un coup de trop, sur laquelle le père travaille avec un ami, prépare ses cours. Petite fille modèle, elle leur apportait du jus de fruit. Cassettes audio. Phono. Gilles Vignault. Barbara. Les dessins animés du mercredi après-midi. Les goûters d’anniversaire. Les autres enfants. Les souvenirs s’enchaînent maladroitement. Défilement des heures, des lumières, en fonction de la saison. Même lieu, mêmes meubles. La première crise d’angoisse. Le canapé « Burov » qu’il ne fallait pas abîmer. La nausée. Le salon ouvre sur le balcon. Les parkings en face. N’existent plus. Le balcon donne sur la cuisine. Les épinards obligatoires. La table en formica. Le stress de la mère qui doit anticiper. Salon-salle à manger. Chambre. Salle de bains avec bidet. Inutilisé. Hygiène. Le sexe de sa mère. Sa surprenante toison pubienne, encore brune. La chambre. Les jeux avec le père. Tarzan. Les poupées et les peluches. Le silence des heures de jeux. Floconneux. Les poussières dansantes. Les coups de spleen. Les persiennes. Le balcon face aux parkings. La plus grande chambre, la sienne. L’enfant béni. Le cadeau. La vie en bordure des couvre-lits. La peur intériorisée. L’angoisse à table, dans les placards, dans le secrétaire qui grince. La peur d’être séparé, comme la ville l’est par le boulevard périphérique. La ville autour si près si loin. La banlieue. Les grands parcs étouffant d’informité. La vie en attente.

proposition n° 3

Les maisons, basses, frauduleusement rehaussées de crépi jaune ou orangé pour en imposer, pour faire oublier qu’elles n’étaient au début de leur édification que des parkings surélevés, forment l’impasse. Il y a peu de présence végétale dans tout ce ciment. Les façades cachent d’hypothétiques jardins qu’on imagine gazonnés à ras, avec au fond, le mur anti-bruit du boulevard de ceinture. À intervalle régulier, un arbre encore jeune, de type acacia-faux robinier, à croissance rapide, a été planté dans le bitume. Il y a un chien qui pisse sur la canisse de protection de l’un d’entre eux. Puis s’en va, enfilant une venelle, du côté de la ville. Il y a donc des issues dans cette impasse, des passages vers des rues, des promesses de traversées, un horizon. En tous cas pour les chiens. Une glycine exhibe de grasses grappes violettes. Tiens, le crépi jaune pisseux n’est que de façade. Les murs sur les côtés ont conservé des traces plus anciennes, rouge lie-de-vin et bleu de méthylène. Une ancienne publicité. Au-dessus, un lambeau de ciel. Le passage ne laisse pas d’autre perspective. Son aboutissement est un petit portail que se disputent la mousse et la rouille. Il est fermé. Derrière lui, des bambous font leur effet exotique. Il faut revenir sur ses pas, passer les poubelles et leurs indiscrétions. On remarque alors les grands arbres derrière les maisons, à la bordure du périphérique. Ils dansent dans le vent levé. Agitent des mains au-dessus de l’impasse vide. Une porte s’ouvre et une silhouette beige, petite et voûtée en sort. S’éloigne doucement pour ménager le silence et ses forces. Partie. Vers le rond-point de la sortie d’autoroute. L’arrivée des voitures, l’afflux de sang urbain. Le bruit est fort et continu. Avec des vrombissements qui prennent parfois leur essor et se perdent dans la ville. La nuit, leurs tracés lumineux – points d’interrogation. Derrière le rond-point, il y a les enfilades des immeubles, l’étalage des habitats de grande consommation. Entre le pouce et l’index vient se loger un immeuble de quarante étages. Les grues se sont figées dans une pose méditative.

proposition n° 4

Le périphérique ceinture la ville sur son flanc Est. Les immeubles sociaux en bordure, les chemises soulevées par le flot des voitures, les roses du périphérique, parfumées au gaz d’échappement. La vieille fresque graffitée sur le mur de la piscine olympique. Les chambres d’hôpital. Les chambres d’hôtel bon marché. Les campements de Roms sous les piliers de l’auto-pont. La station d’épuration. La chaussure jetée sur le fil électrique. La voie prend de la hauteur, enjambe le grand fleuve, au pied des collines. Les méandres, les îlots inaccessibles que l’enfant rêve de posséder, le sable gris luisant sous la percée brutale du soleil à l’Ouest, alors que de l’autre côté, tout est encore noir. Les remous du fleuve, les eaux brassées, tourbillonnantes, les jeux ininterrompus de l’eau trouble, boueuse, enrichie par trop de pluies, débardant des bois aussi pâles que des corps. La ville redevient ancienne brutalement, parc et pentes. Et l’eau du fleuve qui suit imperturbablement sa voie, mouille les pieds des fiers monuments : l’Opéra, l’Hôtel de Ville, l’Hôtel Dieu. Les places étales, murées dans leur arrogance bourgeoise, les immeubles Haussmanniens. La ville qui se tait, qui ne dit mot. La ville qui ne retient pas. Un autre fleuve et c’est la confluence, et l’eau se double encore d’une autoroute. La basilique devient toute petite et le musée brillant comme du micaschiste jette un dernier éclat dans le rétroviseur. L’autoroute file au Sud et sur son côté droit, les centres de logistique alternent avec des bâtiments de commerce de gros. Les immeubles sont d’une pauvreté ancienne, plus mélancolique. Sur de vieux rails de chemin de fer, un wagon de marchandise pourpre de rouille porte un vieux sigle. Plus loin, la hampe ardente d’un chalumeau de raffinerie signale aux passagers le début d’autre chose, d’une banlieue plus campagnarde. Déjà les champs, les passages à niveau, les pavillons désaffectés, les zones mixtes, les friches ensauvagées. On peut braquer brusquement et s’engager à la dernière minute dans la rocade. On peut revenir dans la banlieue Est par le Sud cette fois, et retrouver la kyrielle des immeubles faméliques, agencement instable de baraques de chantier, magasins de voitures, de spécialités, de matelas, bureaux libres de suite, plateaux à louer, publicités de l’été passé. Porte de Cusset.

proposition n° 5

Les persiennes en plastiques ont une drôle de façon de laisser filtrer la lumière. La chambre a un balcon. Même en se penchant, on n’arrive pas à voir la tour d’entraînement des sapeurs pompiers, derrière le jardin de l’immeuble. On ne verra pas depuis ce balcon le jeune homme qui a escaladé le mur et est monté au sommet de la tour. Il devait avoir dix-sept ans. Il venait de rentrer comme apprenti chez un menuisier du quartier. Un ébéniste. Style Louis XIII. C’est un balcon carrelé. Le contact du carrelage chaud sur la plante des pieds est un souvenir notable. Du balcon, on ne peut pas voir ce qui se trouve juste en dessous. Même en se mettant sur la pointe des pieds, ce qui est formellement interdit et n’est de toute façon jamais passé par la tête de la petite fille dont la chambre donne sur le balcon. En revanche, il lui est passé par la tête une fois de se balader à poil sur ce même balcon en ayant au préalable prévenu tous les autres petits enfants de l’immeuble du spectacle. Sous ce balcon qui a donc servi de scène d’exhibition, une femme rêvait. Régulièrement, elle y faisait la sieste, même chaudement habillée en hiver et faisait des rêves extraordinaires. Elle travaillait la plupart du temps. Un travail dans une usine où l’on fabriquait des choses sans intérêt. Elle y occupait un poste à responsabilités. Mais dès qu’elle rentrait chez elle et qu’elle sentait le sommeil arriver, elle se mettait sur son balcon. Elle avait fini par le transformer en véranda, et par y installer son lit. Sur ce balcon, elle rêvait qu’elle était une tout autre personne, changeante suivant le temps qu’il faisait, à la vie intérieure aussi profonde et vaste que son balcon était petit et étroit. Lorsque le jeune homme sauta du haut de la tour des pompiers, la femme rêvait qu’elle était un pauvre homme errant dans les rues de Lisbonne et se délectant d’un reste de sardine grillée, comme d’un repas de fête. Plus tard, il rencontra la Femme-sardine et ils dansèrent sur un lit de figuiers de barbarie jusqu’à ce que la Femme redevienne une sardine et saute dans l’océan. Le jeune homme atterrit dans la benne ouverte d’un camion poubelle qui passait justement sur le boulevard de ceinture et en fut quitte pour une tournée de la Ville et une connaissance accrue du monde olfactif. C’est à cette occasion qu’il fit la connaissance de sa future femme, agent d’entretien de la Ville. Mais, pour d’obscures raisons, il s’engagea comme pompier volontaire et mourut dans un incendie deux ans plus tard, après avoir sauvé des flammes une petite fille qui s’était réfugiée sur le balcon de sa chambre dans un immeuble très proche de la caserne. La femme qui rêvait n’a, quant à elle, jamais croisé la petite fille.

proposition n° 6

L’impasse Marcel Cerdan, entourée par la rue Baudin à l’Ouest, au Nord, par la rue du 4 août 1789, devenant avenue Marcel Cerdan au niveau de la porte de Cusset, à l’Est par la rue Bourgchanin, au Sud par le cours Emile Zola. Cerdan commença à boxer dans le café-bal de son père, un Espagnol venu vendre de la charcuterie à Casablanca en 1922. Antonio Cerdan. Un valencien. Devenu Français au Maroc. Cerdan associé à jamais à la petite charcuterie rouge et noir qui faisait l’angle, à l’entrée de l’impasse. C’est peut-être en passant devant elle, et sous le panneau en fer émaillé un peu rouillé, solennisé par le temps autant que par le nom qu’il porte “Impasse Marcel Cerdan (1916-1949)” – un héros mort trop tôt, que le père, par des bribes suffisamment évocatoires, provoqua la naissance de quelque chose dans la tête de la petite fille qui ressemblait à un premier roman. Edith avait demandé à Marcel de prendre l’avion pour la rejoindre à New-York, plutôt que le paquebot. Le bateau, c’est long et c’est ringard. Alors que l’avion ! À peine le temps de finir ta coupe et crac boum t’es arrivé. Edith, elle avait très envie de le revoir très vite, vraiment, et elle le chantait avec beaucoup de passion. Elle chantait avec une respiration rauque que la petite fille ne comprenait pas vraiment. Non que cela la dérangeât, mais simplement, elle ne savait pas à quelle sensation connue rattacher cette sorte de respiration, ce halètement. À la rigueur à la fougue des chiens en laisse lorsqu’ils croisaient d’autres chiens. Leur urgence à se jeter sur leur congénère. Edith la sirène attirait de son chant transatlantique le beau boxeur, le détournait de son combat, perturbait ses réflexes : l’amour plus fort que le muscle ! Elle l’imaginait sous les traits de Gérard Philippe. Elle savait qui était Gérard Philippe à cause du violon. La salle Gérard Philippe jouxtait l’école de musique de la Ville. Son professeur de violon, un certain Monsieur Lecoq, avec une grosse pomme d’Adam qui montait et descendait comme un ascenseur, enregistrait pour elle les morceaux à travailler sur cassette. Quand elle fit son premier enregistrement sur le magnétophone double cassette familial de marque Thomson, possiblement acheté dans la première FNAC de Lyon en 1972, elle commença par Piaf. Son chant qui englouti l’oreille. Une suave stridence qui la pénètre jusqu’au ventre. Marcel Cerdan est mort d’amour. Edith peut chanter sa chanson. Elle empruntait le cours Emile Zola en voiture ou bien en métro (ligne A Perrache-Laurent Bonnevay), pour se rendre à la Maison de l’Image et du Son. C’était le début du quartier new-yorkais de la ville : les Gratte-ciels.

proposition n° 7

Une montée d’escaliers, vue de l’intérieur. L’embrasure d’une porte aux contours fondus dans une lumière d’or blanc, un blanc chaud, liquide, soudain figé sur le perron, qui ne s’immisce pas dans la fraîcheur humide du palier. Peut-être sur le côté droit, depuis l’angle de vue, l’alignement des boîtes aux lettres, columbarium en buis. La rampe qui monte brutalement, en se tordant. Mais tout ça n’était pas aussi net et continu. Ça se donnait en pointillés, par à coups, irruptions. Ça avait eu lieu ? Où ? D’abord, il manquait les personnages. C’était nombreux. Tout un peuple entassé dans la cage d’escalier. Qui n’apparaissait pas sur un temps de pose trop long. C’était quand ? Et la vue cette fois, se fait en contre-champ. Dans la lumière blanche, dans la sueur, dans la stupeur de voir cette porte écaillée s’ouvrir et inviter à la fuite. Car il y a urgence à fuir. La mort est proche, la chute du corps dans la lumière crue. L’image saute, comme sur les vieux postes. Grésille. Un homme à l’intérieur semble le chef. Un curé peut-être. Un résistant ? Ou bien la raideur du lieu déteint-elle sur l’homme, et donne à son bleu de chauffe des airs de soutane. Dans l’ombre, des dos mauves, des profils violets. Sur les marches. Attendant. Est-il trop tard déjà pour l’autre, dans la rue, crûment exposé. C’est toujours la même minute qui se joue. Sans réponse qu’un nouveau questionnement. Sera-t-il sauvé ? Franchira-t-il le seuil ? Gagnera-t-il les rafraîchissantes ténèbres ? Elle erre dans les Gratte-ciel et rêve de ce lieu impermanent qui persiste quand même. Les montées d’escaliers des buildings, en noir et jaune, baies vitrées et fer forgé, sont d’une autre époque. Il faudrait aller plus loin, à l’Ouest, pour se rapprocher du dix-neuvième siècle, et même avant. Avant le premier film et la première photographie. Mais c’est Lyon, et c’est une autre histoire, celle de son adolescence et de ses années d’études et d’autres paliers, d’autres escaliers, aux marches plus ou moins incurvées selon l’usure, qui viendraient se disputer la première place dans son cinéma. Pour l’instant, elle veut se poser, le souffle court, presque haletante, sous la statue – tiens, fait exprès, du “Répit”, œuvre de Jules Pendariès, sculpteur d’ouvriers tristes et de paysans honorables (et inversement). Elle ne la regarde pas plus que cela, cette statue androgyne, qui fixe nonchalamment l’inscription en lettres capitales sur la façade du bâtiment, à l’autre bout de la place : THEÂTRE. Elle ferme les yeux. Dans quel livre faudrait-il les ouvrir ? Dans le rêve de quel livre ? À force de tergiverser, de tourner autour de l’image, elle s’endort. À côté d’elle, la fontaine s’est remise à pousser son eau, sans répit, jusqu’à l’hiver prochain. Comme pour saluer cette performance hydraulique, les néons du Théâtre National Populaire s’allument. Loin, tout près, dans les plis chuchotant du silence, un strip urbain, une tranche d’immeuble gravite, avec sa porte entrouverte sur un bout de rue où un homme, cerné, cherche pour toujours une ligne de fuite. Et derrière la porte, la masse des figurants qui se terrent, de peur d’être exposés.

proposition n° 8

La pluie prend d’abord l’aspect d’un choeur d’enfants, et les gouttes sont autant d’ô qui résonnent dans la grotte de son oreille. Les lettres se déforment, deviennent élastiques, cordes de violon. Le violon a des ouïes et bientôt des écailles, une queue, il l’entraîne sous l’eau, de plus en plus loin, dans le “o” d’océan. Les trombes la réveillent brutalement, la chassent sous le porche du théâtre. Quant au jet d’eau, il devient insignifiant dans toute cette flotte. En haut du beffroi de l’Hôtel de Ville, un pigeon attend la fin du déluge. La pluie hachure le quartier à la mine de plomb, casse ses lignes, bafoue son ordre. Elle rit, dégouline de partout, éclate en bombe sur les trottoirs, inonde les routes, fait dégorger les égouts. Elle tape sur la tôle, les toits des voitures, les parapluies. On n’entend qu’elle. C’est la diva. Elle roule les “r”, se cambre en arrière. Une bande de klaxons l’accompagne. L’ambiance est électrique. Le tonnerre fait une entrée fracassante. Coup de foudre. Le pigeon se dit que c’est pas passé loin. Après une pause qui fait son effet, la pluie reprend de plus belle. Puis les gouttes s’affaiblissent, s’espacent. Finalement elle se retire, on l’attend pour un autre spectacle. Les bâtiments, lavés, prennent un coup de jeune. Le soleil aussi. Le pigeon s’élance et vient se poser sur le crâne du paysan de marbre. Il y a un petit trou au niveau de l’occiput où il a l’habitude de se désaltérer. L’épicier ressort ses étalages. Il espère que l’éclaircie amènera des clients. En attendant, le trottoir a été lessivé, et c’est toujours ça. Il s’autorise même une petite pause sous un rayon de soleil. Une goutte très en retard lui tombe sur le nez et il se met à rire. Un petit rire étouffé. La place s’anime. Après les avoir chassés, la pluie pousse les habitants à sortir des immeubles, à profiter de l’éclaircie. Certains vont en vélo. L’un d’eux glisse sur le bitume huileux et se fait percuter par une camionnette de livraison. Pour lui cette pluie sera la dernière. Certains sortent du métro pour se rendre au théâtre. Ils passent devant l’ambulance et intérieurement, se félicitent d’être en vie, d’aller au spectacle et que la pluie soit finie.

proposition n° 9

Les bruits des moteurs. Matinale des oiseaux. Pluie qui pépie. Ébranlement du chantier. Les ouvriers se hèlent entre les échafaudages. Bribes. Vol transversal d’un coléoptère. On disait “petite sorcière” dans le temps, chez sa mémé. Le passage d’une poussette, crissement des roues sur le gravier, plaque d’égout branlante, sourdine du bitume. Pleurs, vagissements, amplifiés par les gronderies d’une nourrice. Le square n’est pas loin. L’école, assez proche. Vagues successives des cris des enfants au moment des récrés. Facteur et chiens. Le silence relatif de midi. Des cloches répandent l’information. Pause déjeuner. Rires des ouvriers sur la grue. La basse continue du périphérique. Reprise. La nourrice passe dans l’autre sens. L’enfant s’est calmé ou la poussette est vide à présent. Mots inconnus, étrangers, proférés en cascades par des femmes âgées, tirant caddie. Pas énergiques sur le pavé. Portières qui claquent. Moteur qui démarre. Transistor qui crache ses ondes, une fenêtre doit être ouverte. Bruits de vaisselle. Poubelles qu’on fait rouler. Juron. Gonds de portail qui grincent, livraison. On siffle dans la rue, on répond aux oiseaux, plus ou moins familiers. Merle et pie, c’est facile à identifier. Un autre fait le bruit exact d’une électrocution. Il l’appelle “l’oiseau-fil électrique”. Il est bien installé en haut de l’ancienne tour des pompiers. La caserne est désaffectée. Une nouvelle se construit tout près. Raclements. Vibrations. Une voiture en stationnement le moteur allumé. Sur le boulevard périphérique, le trafic s’intensifie, klaxons, accident, sirènes. Le vent se lève, apporte des clameurs. Un stade ? Un match ? L’annonce au haut-parleur d’un spectacle de cirque. Sortie d’école. Le square se remplit d’hurlements. Bruissement des feuilles par-dessus. Plus rien du côté du chantier. Un chien gémit longtemps. Les vélomoteurs débridés font leur tour de piste. Les sirènes de police. Course-poursuite sur la rocade qui se perd très loin. Insectes. Crépuscule des sons. Engoulevent. Pleurs de chat. Rires par la fenêtre. Émission de variétés à la télévision. Sirènes. Voitures qui traversent la nuit.

proposition n° 10

La grille du métro, les bouts de chewing-gums Hollywood ou Malabar laminés par le va-et-vient, inscrits dans le bitume comme des lichens, le cliquetis des pièces qui tombent dans le distributeur de tickets, le bruit de déchirement de l’horodateur, le métal du tourniquet. Arrive la rame avec son odeur de caoutchouc cramé. Celles des viennoiseries du point chaud en sont le contre-point. Musique d’ambiance venue des haut-parleurs. Jean-Jacques Goldman, déjà lui. Encore un matin. S’ouvrent les portes automatiques orange flashy : textiles synthétiques infroissables, bottes en plastiques, maquillage de grande surface. Les filles du métro se tiennent droites sur les banquettes marron en simili quand le rose point au bout du cours Emile Zola. Elles ont les yeux soulignés et les sourcils épilés. De l’ombre à paupière bleue. Du fard à joue terre brûlée. Elles ont coupé leurs cheveux longs. Ça sent la laque. Les boutons de leur blazer lancent des étincelles. Elles titillent leurs créoles d’une main manucurée. De l’autre un prospectus, un roman de Pearl Buck. Elles vont faire les secrétaires, les institutrices, les gardes d’enfants, les gardes malades. Le matin, apprêtées. Quand le soir se pose, elles font le trajet inverse, un peu fanées.

C’est la fin de la journée et s’avance la femme qui vient mendier avec son accordéon devant et son enfant derrière. Entre les wagons, les mêmes soufflets que l’instrument. Le métro accorde les jeunes travailleuses et la femme polichinelle le temps d’une station, d’une chanson. L’arrêt brutal la fait basculer sur les genoux d’une des passagères, qui n’a d’autre choix que de la prendre dans ses bras avant de la remettre droit. L’odeur de la mendiante la pénètre plus fort que sa musique. Une odeur de médicament ancien, d’onguent, d’herbe brûlées, de pièce en pierre noircie de fumée. Bien sûr l’acétone de la sueur, la pisse de l’enfant, misérables parfums. Mais il y a un au-delà de l’odeur, un horizon indistinct, où elle s’engouffre.

La femme polichinelle va lui chanter une chanson spécialement pour elle. Elle le lui dit par ses yeux noirs où se reflètent sa silhouette, et la vitre de la rame, derrière. Et aussi finalement la mendiante, à travers la vitre. Cela ne prend pas plus d’une demi-seconde, mais ce coup d’oeil la trouble. Elle se sent abîmée. La femme polichinelle ne fait pas tanguer son accordéon cette fois, elle chante a capella. C’est le métro qui l’accompagne, ses étirements et ses rétractations, ses hurlements de bête fauve, les saccades des roues quand il bondit au dernier moment dans les bifurcations. La femme chante une chanson que l’autre femme semble connaître, mais qu’elle n’arrive pas à identifier. Ce n’est portant qu’une chanson de là-bas, de ce qu’elle imagine être le pays d’origine de cette femme. Dans une langue étrangère.

Encore deux stations jusqu’à “Cusset”. Consignes de sécurité. Bornes d’appel d’urgence. Pictogramme rouge d’un homme sautant sur la rame électrifiée. Publicité pour de grandes marques. Pour SOS amitié. Directement projetées sur les murs du métro. Elle est infirmière à l’Hôpital Edouard Herriot. Spécialisée en puériculture. Quand la femme est rentrée, elle n’a pas pu s’empêcher de penser à l’état du bébé, emmailloté depuis des heures, à sa tête bringuebalante, rejetée en arrière, qui menace de se détacher du corps, à sa peau gonflée, cireuse, à sa bouche ouverte, asséchée. Elle a établi rapidement un diagnostique : déshydratation, malnutrition, anémie, retard de motricité, érythème fessier.

Mais la femme chante sa mélopée familière, surannée, et c’est elle qui se sent étrangère, la jeune infirmière. Arrachée à la ligne droite du métro qui file et qui va dans la bonne direction. L’appartement tout neuf, l’époux qui attend, et la petite fille. Quatre ans déjà. Déviée de son axe. Ramenée au passé. Plus grand que celui de ses souvenirs d’enfant. Des souvenirs d’un adulte qu’elle n’a pas été, verrouillés tout au fond d’elle. Si elle avait la clé, si elle se laissait aller hors des limites de sa vie d’aujourd’hui, cela lui parlerait d’oranges dorées, de vallées arides, de falaises blanches qui cachent des grottes, lieux dédiés à la Vierge, d’un canyon où sautent les adolescents, de guerre, d’incendies, d’exils, de traversées. Mais elle fait taire l’évocation, la congédie d’un mouvement de tête. Elle ferme son visage. La chanteuse insiste un temps, implore de ses yeux noirs, de sa main tendue. Elle fourre une pièce de cinq francs dans sa paume, pour avoir la paix.

“Cusset”, enfin. Elle monte les escaliers en courant, elle bouscule des gens, bredouille des excuses, s’accroche à la rampe pour gravir plus vite les marches qui la séparent de la ville du dessus. Elle respire à pleins poumons. La boulangerie “Le Fournil du métro”. Elle va y acheter une petite douceur pour la petite. Peut-être une figue, une petite génoise fourrée à la crème pâtissière et aux fruits confits, enveloppée dans de la pâte d’amande verte ? Une entorse à la diététique. Pour une fois. Elle passe devant “Le Phénix”. Un paquet de Royale Mentol extra-longues. Sur le dessus, une vignette ovale où vogue un brigantin. Elle s’en grille une et la fumée s’envole, voyage au-dessus d’un mur hérissé de tessons de bouteilles, jusqu’à l’ovale d’un œil de bœuf. Une des veilles bicoques du quartier. À l’angle, c’est déjà l’impasse, et le gravier qui se coince sous les escarpins. Dans sa main, le petit paquet blanc se balance au bout du bolduc rose bonbon, impatient de créer la surprise.

La femme polichinelle continue jusqu’au terminus, puis prend le bus, puis marche le long des hauts murs en tôle du boulevard périphérique, derrière la bande d’arrêt d’urgence, dans les laitues sauvages, les laiterons, les bouillons blancs qui font des cierges au point du jour. Son bébé s’est réveillé à la fraîcheur de la nuit qui vient. Il crie famine. Alors elle s’arrête et lui donne le sein. Comme elle n’a rien d’autre à faire, elle compte ses sous. Une pièce de cinq francs, avec la date : 1962. Elle soupire de fatigue. Elle sourit à l’enfant. Elle regarde passer les voitures. Les lampadaires au long cou s’allument au-dessus, jaunes comme les phares. Sa peau devient verte. “Nous sommes devenus des plantes”, dit-elle en riant à l’enfant tout à sa tétée. Quand elle y met un terme, la nuit est tout à fait là, et elle reprend sa route, sans bruit, à contre-courant du trafic, jusqu’au campement de l’auto-pont.

proposition n° 11

C’est un banc, en retrait du trottoir, en bordure du cours où les voitures filent sans s’arrêter. C’est un banc qui date un peu, si l’on en juge par les matériaux : bois, fer forgé. Derrière le banc, une palissade, affiches publicitaires, panneau “Entrée interdite : chantier”. La ville pousse tout autour. La racine du platane a déformé le trottoir à force de pousser lui aussi, en même temps que la ville. La racine a soulevé le trottoir, qui a soulevé le banc sur un côté, légèrement. Le rendant bancal.

La petite vieille qui a connu les deux guerres, l’arrivée de l’eau courante et des immigrés s’en accommode. Elle semble apprécier son assise, même asymétrique, lorsqu’elle remonte, trotti trotta, le cours Emile Zola.

Les lycéens s’y huchent, lui collent des malabars, gravent des noms et des dessins. Des bites principalement. La vieille s’en amuse. Elle est moins contente des traces de godillots, des emballages de barres chocolatées, aux noms américains. À chaque fois, elle fait le ménage, ça l’occupe et ça fait plus propre quand même. Parfois, elle trouve des petits papiers, pliés en quatre, tombés des poches, des sacs. Elle les déplie, tente de les déchiffrer. Mais elle a oublié ses lunettes chez elle. De toute façon, elle est un peu gênée de s’introduire comme ça dans leur intimité.

Les pigeons s’approchent dès que quelqu’un s’assoit sur le banc. Ils espèrent un geste amical. En souvenir de bons et loyaux services dans un autre temps. Du temps de l’enfance de la petite vieille. C’est une légende qui se transmet chez les pigeons de père en fils. Le temps où nous servions. La vieille se souvient. Elle leur jette du pain. Une fois, une femme qui passait l’a sermonnée. Engraisser ces bêtes qui transmettent toutes sortes de maladies et qui chient partout. Elle s’est sentie toute petite, redevenue enfant, mais sans l’innocence. Ce fut très désagréable. Heureusement, les passantes ne sont pas toutes comme ça. Les mères avec poussette sont les plus gentilles. Elles ont le temps. Elles s’arrêtent et montrent l’enfant qui dort, en soulevant délicatement la couverture. Elles cherchent dans son sourire la reconnaissance de leur travail, de cet accouchement aux forceps à la clinique du Tonkin. Oui, c’est le premier. Un bien beau bébé. La vieille aussi a le temps. Elle voit passer l’enfant de saison en saison.

C’est l’unique banc du cours Emile Zola. De la faille du bitume que l’arbre élargit à force de sève, sortent des herbes, un rappel de pré. Les journées de juin sont longues quand on a quatre-vingt seize ans. Le trottoir continue de lézarder.

Un matin de septembre, la vieille est tombée. Une mauvaise chute : le col du fémur. Ce sont des ouvriers du chantier qui l’ont trouvée, au pied du platane. Elle s’est excusée malgré la douleur de causer autant de problèmes. Mais c’est normal ma petite dame. On a appelé le SAMU, ils vont arriver. Vous savez, ma mère, elle a le même âge que vous. Non, en Algérie.

Elle se retrouve dans une petite chambre à la clinique du Tonkin. Sur le cours, toujours, mais plus loin, en bordure de Lyon. Elle se sent terriblement seule dans cette ruche bourdonnante. Une vieille reine inutile. Elle pense à son banc. Elle espère qu’il sera toujours là quand elle reviendra.

proposition n° 12

Derrière le banc de la petite vieille qui à présent n’est plus, il y a ce trou dans la continuité des façades. Des palissades. Chantier interdit. Entre le Cours et la rue du lycée, une possibilité de raccourci. Le chantier s’est arrêté. Rouille. Au bahut, le mot a couru, d’initié en initié. C’est dangereux, c’est sauvage, c’est inédit. Derrière la tôle, des blocs. Des lambeaux de murs effondrés, avec leurs tapisseries dépareillées. Des chambranles en équilibre. Comme un cliché de guerre. Il n’y a pas d’issue à première vue. Au fond, la façade donnant de l’autre côté est à moitié rasée, mais sa hauteur rend périlleux tout passage par le dessus. Les portes et les fenêtres sont condamnées. Il faut se placer dans l’ancien vestibule, et se tourner face à l’entrée du chantier pour la remarquer. La bouche d’ombre, au milieu des gravats. Le trou. C’est un secret que tu dois découvrir par toi-même. C’est lui qui te choisit. Pas toi. Ça dépend du moment, de la lumière. Comme dans Indiana Jones. Un rayon qui traverse une vitre brisée et qui éclaire un bref instant l’entrée. Ça y est. Tu l’as vue. Maintenant tu t’approches. Tu sens l’air froid qui en sort. Tu devines le début d’un escalier. Tu dois te baisser, te mettre sur les fesses, ramper comme une araignée. Au-dessus de ta tête, c’est déjà bouché. Le prix à payer. L’obole. C’est comme si quelqu’un, là-haut, avait éteint la lumière. Tu ne t’habitues pas à l’obscurité. Elle n’a jamais été aussi profonde pour toi, enfant des villes, des lampadaires, des veilleuses, des panneaux luminescents. Tu t’en remets à ton nez, à ta peau. L’escalier s’agrandit. Sur la paroi, un carrelage, une rampe pour te guider. Tu continues de descendre. Tu ne sens plus qu’un discret courant d’air et de temps en temps, une humidité douce, presque chaude, te lèche les tempes, le front, t’attire encore plus bas. Tu entends des sons étouffés, comme le bruit du périphérique derrière les murs de ta chambre, le soir. Mais c’est ton sang, le trafic ininterrompu en toi que tu perçois. Les clameurs de ton cœur. Ton choeur intérieur. Tu sens l’eau très proche. Tes pieds heurtent un bout de bois. Tu sens avant de savoir. Tu fais avant de penser. Le bout de bois t’embarque. Le courant faible te porte sans effort. Tu t’es allégé. Le bois heurte une porte. La poignée est à ta portée et cède. Facile. Naturellement, tu t’y glisses. L’eau est repartie. Le tunnel est sec. Une faible lueur indique son point de fuite. Devient plus nette à mesure que tu t’en rapproches. Sans t’en rendre compte, tu es remonté. Les bruits de la circulation t’assaillent et il te semble que c’est un arrachement à toi-même. Tu es sur le seuil à présent. Le passage débouche pile en face du lycée. Tu mets un pas dehors. Tu sors. Dans la glace du coiffeur “Chez Tif’Fanny”, tu peines à reconnaître les contours de ton corps à contre-jour. Il y a un garçon qui sèche les cours. Il veut peut-être une coupe. Il en aurait besoin. Je suis en retard, en retard. Il faut payer le loyer. Futur chômeur. Je vais la repeindre en vert clair. C’est trop dur. Vivement les vacances, je pourrais aller chez ma mamie. Allez mais bouge-toi. Espèce de connasse. Je suis en retard. Je voudrais pouvoir le lui dire. Je n’y arriverai pas. Sale gosse. Il a peut-être un problème. Il faut manifester. Je ne la reverrai pas avant un an. J’ai mal au ventre. C’est plus ce que c’était. Un petite coupe, ça lui ferait pas de mal. Quel jeu de mots débile. Je m’abstiens de tout jugement. Sale hippie. Mais accélère. Quel fou. J’aime les herbes coincées dans le trottoir. Je vais lui dire. Un an, c’est vite passé. Il ont refait la devanture, c’est très moche. Oh les jolies boucles. Je lui dirai demain. On se connait ?

proposition n° 13

Un vélo fait crisser le gravier, effraie un moineau, passe entre les deux blocs anti-attentat, continue sur le parking, longe les grilles, disparaît au coin de la papeterie. Le moineau tente une nouvelle approche. Quelqu’un mange un sandwich sur le banc. Un sandwich ordinaire, un jambon-beurre, dans du papier alu. Il ne fait pas beaucoup de miettes, mais c’est suffisant pour un appétit de moineau. Le papier d’alu est jeté avec réussite dans une poubelle en fer vidée récemment. Le banc ayant pleinement rempli ses fonctions de coin pique-nique, l’homme se lève, époussette son pantalon en toile légère et s’en va d’un pas semblable à l’étoffe, lui aussi en direction du bout du parking, vers l’usine qui travaille sans cesse. La fumée qui s’en échappe est le seul impair au bleu du ciel, qui s’accorde assez bien avec le vert de la nature tout autour. Mais on sent quand même une tendance insidieuse au jaunissement, au laisser-aller, à la chute. Faudrait pas exagérer non plus. Ça reste l’été, les grandes vacances. Et le lycée est désoeuvré. Le panneau d’affichage a pris l’eau. Les listes des candidats admis semblent mouillés des larmes de ceux qui ne l’ont pas été. Une pie jacasse. Comme elles savent bien le faire. C’est très calme ici devant le lycée et heureusement qu’il y a quelques volatiles pour faire un peu d’ambiance. Il y a un autre vélo, sur la route cette fois. Il passe très vite, très sûr de lui. Il sait où il va. Bien sûr quelques autos, camionnettes. Des camions aussi, rapport à l’usine et ses livraisons. Une dame du quartier, entre deux âges, promène son chien. Il porte une collerette post-opératoire. Il s’arrête tout le temps pour se gratter avec sa patte arrière, mais elle glisse sur le plastique de la collerette. Sa maîtresse le tire et lui rappelle l’interdiction du docteur, sans succès. Elle regarde à gauche et à droite si du monde arrive. Puis elle indique au chien l’endroit propice pour déposer ses excréments. Le petit chien ne veut pas. Il veut faire plus loin, au pied du platane. Mais il donne directement en face de la loge du concierge et la maîtresse ne veut pas. On ne sait jamais, il est peut-être derrière sa fenêtre. Elle tire dans l’autre sens. Le petit chien se résout à chier à mi-parcours. Quand il se retourne pour flairer sa crotte, la collerette plonge dans la merde. La maîtresse pousse un cri, le petit chien aboie et se précipite sur elle, la queue dressée, joueur. Elle lâche la laisse en disant “Stop”. Mais là encore, elle n’arrive pas à se faire entendre. Le petit chien, rendu à la liberté, en profite pour prendre la tangente et le coin de la rue. Sa maîtresse lui court après en l’implorant de l’attendre. La pie commente la scène avec une certaine raillerie. Des minutes se passent ainsi, assez chiantes d’un point de vue macroscopique. On est loin de la vie trépidante des insectes. Contre toute attente, le concierge ouvre la porte de service. Il est furieux. Il fait de grands gestes devant le platane. Il rentre de nouveau et ressort avec une pelle et un seau. Il s’agenouille non sans une grimace de dégoût et un juron plein de bile et entreprend de verser une poudre – du sable, sur la crotte. Au même instant, le chien responsable du délit arrive derrière lui en aboyant, la laisse emberlificotée autour des pattes, la langue pendante et l’oeil pétillant. On ne l’avait pas remarqué mais oui, le concierge porte exactement le même trench-coat que la maîtresse du petit chien, et de dos, avec ses cheveux courts, on dirait bien la même personne. Le petit chien se dit quelle bonne blague je vais faire à ma maîtresse ou bien tout autre chose, on ne sait pas après tout, laissons les petits chiens à leurs mystérieuses pensées, bref, il se jette sur le dos du concierge qui pousse un cri d’orfraie et se défend par réflexe en donnant un grand coup de pelle en fer (le concierge pratique le tennis et a un assez bon revers soit dit en passant). Le petit chien, de poids plus que modeste, se retrouve projeté dans les airs, plus exactement dans le platane. Il aurait pu redescendre sans aucun problème (si ce n’est l’atterrissage), mais sa collerette se coince entre deux branches et il reste ainsi suspendu, ses quatre pattes s’agitant frénétiquement dans le vide. Le concierge lui, reste figé dans une pose de tennis man, jusqu’à ce qu’il entende la maîtresse appeler son toutou une rue plus loin. Il rentre alors subrepticement dans sa loge. À ce moment, un camping-car de touristes Hollandais décide de faire une pause dans ce parking désert et ombragé. Il se gare en face de la loge à l’instant précis où le petit chien qui tente de se dégager depuis trois minutes tombe de l’arbre. Les Hollandais sortent le pique-nique et le petit chien rentre dans le véhicule par la fenêtre de toit. La maîtresse du chien, de retour sur les lieux, tente de demander aux touristes s’ils n’ont pas vu un animal poilu, de très petite taille, avec une laisse derrière lui. Les Hollandais ne pigent rien, ils ne parlent pas Français et sont très fatigués par leur route. Ils se lassent vite des gestes incohérents de la femme et feignent de l’ignorer. Dans le stress, la maîtresse ne se souvient plus comment on dit “chien” en Anglais. God ? Le mot ne fait pas mouche. Le concierge, derrière sa fenêtre, observe la scène en silence. Plus tard, les touristes sont partis, le petit chien avec eux. Le concierge ira demain s’excuser auprès de la maîtresse esseulée. Peut-être le début d’une histoire d’amour.

proposition n° 14

Elle se lave les mains. Tremble légèrement. S’essuie les mains sur ses fesses. Elle ne s’est pas regardée dans la glace, à aucun instant. D’elle on ne retiendra rien de solide, de stable. Juste des traits embrouillés, des lignes embuées. Un jean délavé. Elle sort en vitesse, heurte sans ménagement une petite femme grise. Elle est pas gênée, celle-là. Bouche en forme d’anus, maquillé orange électrique. La dame pipi, somnolente, arrimée à son balai brosse comme une sirène à sa proue, ne se prononce pas. Elle semble sourire à quelqu’un au loin, bien loin, à l’horizon. Ses lèvres charnues murmurent quelque chose. La femme grise est mal à l’aise. Elle rajuste son chignon en fronçant les sourcils. Elle jette des petits coups d’oeil inquisiteurs dans la glace en direction de la femme de ménage. Il n’y a plus de savon. Georgia on my mind. Consulte le tableau de vérification au-dessus du séchoir infrarouge. Pas étonnant. Secoue la tête et ses mains. Gouttes sur le reflet de la femme de ménage. On dirait qu’elle pleure. Mais elle continue de sourire et ses lèvres de murmurer. C’est vide à présent et elle s’ébranle, sort de sa pose de statue, et brosse le sol en chantant. Still in peaceful dreams I see. Une petite fille s’engouffre dans un WC et ressort en criant. Ça pue. C’est toi qui nettoie ? Eh ben t’as pas assez nettoyé là. La mère arrive lestée de deux énormes sacs de course. Elle hésite à les poser. La petite s’est enfermée dans un autre WC, plus à son goût. Sans rien dire la femme de ménage désigne du menton les toilettes à la mère. Je t’ai pourtant dit mille fois de pas t’enfermer. Surtout ne t’assieds pas sur la cuvette. Ou bien tu tapisses. La mère a finalement posé les sacs sur la partie du sol qui n’est pas encore mouillée. On dirait qu’elle va vomir. Son visage blanc est encadré bizarrement par deux bandeaux de cheveux noirs aussi fins que longs. Elle est très maigre. Chaque respiration semble lui coûter. La femme de ménage lui propose son escabeau. Au début, elle ne comprend pas. Puis fait un geste de la main avec un faible sourire. Non, non. Ça va aller. Comme vous voulez. Ballet de mains. Mains noires et blanches. Mains qui se lavent, se sèchent, ouvrent les portes. Les ferment, les laissent béantes. Le néon clignote. No peace, no peace I find. Femmes jeunes, filles pas encore femmes, serviettes hygiéniques parfum exotique, glaires cervicaux, oestrogènes, test de grossesse positif, boucle d’oreille perdue, chewing-gums tutti frutti, préservatif féminin pas encore servi, restes de vomi, traces de merde, fast food pas digéré, MacDo à côté, vieille peau maquillée, marijuana, graffitis, numéros de téléphone, sexe, solitude, sueur, maternité. I said just an old sweet song. Sacs oubliés, objets perdus, filles oubliées, mères oubliées, voyageuses sans rivage, dérivées, étoiles tombées là, dans le vrombissement du séchoir, chorale des cœurs au bord du lavabo. Other arms reach out to me. Yeux dans la glace, regards qui la transperce, regards fantômes réapparaissant à la buée, persistance de la misère. Other eyes smiles tenderly. Le néon clignote. Vacille. The road leads back to you.

proposition n° 15

Vous je me souviens de vous au début non votre visage me disait quelque chose mais je n’arrivais pas à l’entendre un peu comme dans un film muet et puis je vous ai vue plusieurs fois devant les grilles j’ai eu le temps de vous observer depuis ma fenêtre et vous attendiez pendant longtemps comme ça sans bouger devant les grilles comme un enfant qui aurait oublié les clés et une fois vous aviez attendu pendant des heures sous le soleil il a fait très chaud en juillet pas un chat dehors alors on pouvait pas vous louper il faisait si chaud que tous les petits arbres qu’ils avaient plantés le long de l’impasse ont crevé le jour où vous avez sauté la barrière je vous ai vue assise contre le mur juste dans la frange d’ombre du toit à regarder la résidence enfin ce qu’il en reste et j’ai soudain j’ai su je vous ai reconnue bien sûr vous avez changé vous êtes une femme maintenant mais il y a des choses qui changent pas des manières d’enjamber des barrières je vous ai suivie des yeux jusqu’aux extrémités de mon panorama je vous ai vue escalader le mur de la caserne les mêmes lézardes derrière le lierre je vous ai vue monter dans la tour j’ai eu peur que vous ne tombiez mais vous avez encore la force de la jeunesse je n’y monte plus qu’en rêve un qui revient souvent c’est celui où une petite fille triste et farouche fais le mur avec un homme jeune une petite fille qui chante Piaf au clair de lune et qui finit par un incendie et moi je suis vieux maintenant et je ne veux pas de votre pitié non je voulais vous dire de ne pas être triste je voulais vous remercier d’être revenue et de me permettre de vous dire ce que je n’ai pas pu dans le passé prononcer et qui aurait dû être dit je voulais vous dire vous avez été heureuse et folle et libre mon bonheur ma folie ma liberté.



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1ère mise en ligne 10 juin 2018 et dernière modification le 1er septembre 2018.
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