Stéphanie Rieu | Oser s’asseoir

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Entre travail social, jardin et écriture, j’aspire à l’équilibre, le cherche en permanence.
proposition n° 1

Elle osa tourner dans l’impasse et le réel la prit à la gorge. Longtemps cet endroit était resté flouté, tremblotant, inaccessible, une faille temporelle, un saut à cloche pied par-dessus l’espace. La première fois, elle passa simplement devant la bâtisse aux grandes (plus si grandes) porte-fenêtres encadrées de briques rouges, devant le soupirail éventré de la cave qui laissait entrer les rats (ils s’en donnaient à cœur joie sous ses pieds d’enfant, les rats, rongeant les minuscules échardes verticales censées soutenir le plancher, peut-être pour ça qu’il penchait, qu’il craquait et vibrait, pour ça qu’il était défendu de galoper même pieds nus, même silencieusement, même pour jouer, même par accident). Elle fit demi-tour et osa se garer devant le vieil hangar en croûtes de bois noir qui lui, n’avait pris aucune ride. Elle sortit de la voiture et s’approcha du jardinet empli de ronces. Derrière la touffeur, elle se revit, salopette rouge dans l’herbe verte, caressant le chat, parlant aux insectes et au vent. La digue céda à mesure que remontait la marée des sensations perdues. Une douceur terrible de se retrouver là à contempler l’enfance, une gratitude sans borne et la vague impression d’avoir forcé la porte l’obligèrent à s’asseoir sur le bord du trottoir.

proposition n° 2

Un mur éclatant de blancheur. Des encadrements ovales, en briquettes rouges, sourcils espiègles, soulignent les ouvertures. Deux grandes porte-fenêtres, chacune munie d’un petit pas de porte suspendu, comme s’il fallait prendre son élan pour entrer. Visage gigantesque. La bouche arrondie et béante du passage vers la cave avance sa lèvre dans une moue de surprise et d’attente. Quelques herbes folles, devant, se laissent bercer par le rythme de la brise ondoyante venue d’on ne sait où et frôlent gentiment les joues de la façade. Tout à l’air trop paisible. Sur les hauteurs du mur, une frange de tuiles déborde vers la rue. Trois rangées superposées. Pas de nid d’hirondelle. Une mousse verdâtre. En bas, la bouche sombre laisse entrapercevoir un barreau de travers, un chicot déplacé qui a dû laisser entrer on ne peut savoir quand, courants d’air et bestioles. Sur la droite, un petit portillon, une palissade de vieux bâtons noueux, devant un jardinet plein de ronces noiraudes, de frênes ébouriffés et de lianes enserreuses de troncs et de mémoire. Un rebord de trottoir en béton fatigué maintient tout d’une pièce ; à la fois la maison pimpante et menaçante et le bout de jardin qui semble s’éventrer.

proposition n° 3

Derrière, c’est une enfilade sombre de vieux bâtis tremblants. C’est humide, inquiétant de silence, figé malgré les touffes vertes et profondes des plantes de murailles qui jaillissent par endroits, de la mousse encore, des Nombrils de Vénus, cascades de coupelles, de minis fougères qui exposent leurs spores à tous les vents, de la joubarbe molle et délavée. Les arbres passent leurs branches par-dessus les murs séculaires et en accentuent la noirceur. Au sol, la terre battue, tassée, des chemins de fourmis, des coquilles d’escargot, de minuscules recoins pierreux, de la vieille écorce en forme de bateaux de rigole, des trous de souris pour cacher des trésors. C’est l’autre côté de la ruelle, ça sent la forêt, ça vient vers elle comme un ressac. On ne sait pas, après, ce qui arrive derrière ces murs. Elle devine au loin une silhouette, l’ossature d’un ancien hangar agricole et les effluves du lait caillé que ses parents allaient chercher à la ferme, derrière. C’est ça. Derrière, il y a la ferme et les légumes, l’histoire du lapin qui aimait beaucoup les carottes qu’on lui racontait tous les soirs avant le coucher, les grands champs miraculeusement épargnés par le bruit de la ville et le banc, sur lequel les voisins aimaient se retrouver, les géraniums, et le vélo de Mr Perez posé contre un bac à fleurs en attendant le facteur. Maintenant qu’elle est assez grande pour regarder par-dessus les pierres du vieux mur, elle est surprise d’être aveuglée par la réverbération du soleil sur les maisons claires des lotissements modernes.

proposition n° 4

S’extraire doucement, lentement, à reculons. Fixer le soupirail qui ricane et prudemment lui fausser compagnie. Sentir sous ses pieds, la raie au milieu du chemin et suivre son sillon. Partir en tâtonnant du pied, funambule à l’envers. Remplir son regard d’un morceau de ciel et se rendre compte de l’angle lointain que forme la maison avec le parc au fond, plein d’arbres, qui vacillent, mieux entretenu que dans son souvenir. Distinguer à sa gauche, l’enfilade des demeures, à rebrousse-poil, de plus en plus vite, comme aspirée en dehors du vortex, se souvenir par bribes des voisins alignés, la vieille fille du bout qui frisait ses cheveux au fer, l’émigré espagnol qui chantonnait toujours et les propriétaires, leur maison rutilante, passage obligé du début de ce monde, finir sur le trottoir de la grande avenue, sentir les voitures passer dans son dos, apercevoir encore un bout de la toiture, se dire qu’elle a rêvé et plisser les paupières sous le soleil cruel.

proposition n° 5

Le reflet de la vitre sur la rue, l’angle de la table de la cuisine devant la porte-fenêtre, les pommes en tas, épluchées, la blancheur livide soudaine du père, le doigt, le sang, la chute, les cris, le regard flou, l’immersion dans l’instant, la chaise-haute en bois blanc, l’enfilade du buffet massif, la soupe renversée sur le dessin d’enfant, le lit de toile bleue, le vieil évier dans un recoin à droite, le lino défraichi, troué, rongé, râpé, râpeux, gondolé, les planches disjointes dessous, le sol qui file loin, vue sur des bouts de chambres, la fumée des cigarettes qui flotte paresseusement et s’enroule, les cheveux longs de la mère, ses yeux ourlés, sa manière d’appuyer son dos à la table, la robe courte et évasée chocolat au lait, années 70, la trouée verte de la fenêtre derrière, le parc mousseux, mystérieux, friche subtile et attirante, quelques roses perdues et ensauvagées, lumière des trouées, la chemise à carreaux bleus jetée sur le dossier du fauteuil en osier, un baiser, posée sur les genoux d’un rêve, cavalcade du soir, le fouillis, un peu, manque de place, la porte du salon et les deux marches pour y descendre, les fauteuils rococos et rêches, motifs de fleurs marrons et beiges en relief qui irritent, les accoudoirs à torsades lisses et brillants, dépoussiérés par les mains qui caressent, la grande télévision, noir et blanc, les chiffres et les lettres, l’alphabet à mi-voix, le son coupé, le passage sombre et la peur, le petit jardinet, la coupelle du chat, noir et blanc le chat, rouge la salopette, le chemin par le portillon, vers la vie, vers les autres, l’herbe sèche, la rondeur des limites à ne pas dépasser, les questions, l’appétit, regarder son reflet dans la vitre, comprendre ou essayer.

proposition n° 6

La longue avenue du Ramelet Mundi, monde de rameaux, marronniers aux larges feuilles qui abritent les chants des roitelets et font vibrer d’un éclat particulier les minces trottoirs les jours de vent d’Autan. Ça serpente entre les arbres, autour des majestueuses maisons de maître paisibles, pas encore de suspicion ni de délinquance débridée pour fermer les portes et les esprits, pas de caméra ni de surveillance. On ronronne dans un sentiment de classe. Les populeux admirent la beauté sans l’envier, chacun sa place, aucun relent de révolte à l’horizon, c’est plat, c’est calme, c’est la frontière entre la ville et le faubourg, c’est suspendu entre deux eaux. L’impasse Ferro-Lebre qui s’enfuit soudain sur la gauche par une travée de poussière qu’on pourrait croire provocatrice est un peu plus désordonnée, moins ambitieuse, moins bien rangée, un petit vent de liberté semble y souffler de temps en temps. Ça gueule un peu certains soirs, mélange de genres, de voix, de cultures, de postures, pas les mêmes opinions politiques, ça félibrige sans le savoir et sans la moindre bienveillance. Mr Mesquida possède la ruelle, honorée par la présence à son orée, de sa maison bourgeoise. Il donne le ton. La sienne de bourgeoise, derrière la fenêtre, elle n’en rate pas une. Aucun des deux ne travaille, pas besoin. Ça fait un fond sonore dans l’oreille des locataires, ça vibrionne sans s’apaiser jamais tout à fait, le loyer à verser sans faute, les maisons qui tombent en lambeaux, la rancœur qui gronde sourdement derrière les sourires de circonstance, pas le choix. Mademoiselle Hardy, vieille fille de son état qui n’a de téméraire que son patronyme, avec ses robes à frous-frous et ses codes inaccessibles aux petites filles occupe la maison d’après. Définitivement aussi pimbêche que la fille de l’épicier dans le feuilleton que regarde grand-mère en reniflant. Plus on avance, et plus c’est doux. L’horizon s’ouvre sur de grands champs. La ferme de Mme Gilibert trône de plein droit dans les carrés de choux, de haricots magiques, au milieu des cages à lapins et de la basse-cour sonore. On peut passer de l’inquiétude à la sérénité en un claquement de doigt. C’est le royaume des gros baisers et de la confiture de fraises, la liberté de courir un peu, de poser des questions naïves auxquelles le bon sens paysan trouve toujours une réponse. Avec les visites chez le docteur Izard, qui l’appelle sa petite merveille et la juche sur son bureau pour le plaisir de l’entendre lui raconter sa vie, ce sont les deux points d’équilibre de sa boussole interne : la hauteur et la liberté. Regarder les choses de plus haut, laisser ses yeux se flouter à force d’être grands ouverts jusqu’à ce que les contours de la rue perdent toute signification pour s’évaporer du réel le temps d’un répit salvateur.

proposition n° 7

Elle aurait pourtant juré y avoir joué. Elle sent encore sur sa peau la caresse des taillis souples, le parfum dans son nez des fleurs dégénérées. Ces boutons malformés, rendus à leur sauvagerie primitive, comme elle les comprenait. Elle aimait leur beauté clandestine, partageait avec eux tout un langage intime, une complicité muette. Elle avait dessiné un chemin secret entre les hautes herbes, c’était certain. Elle se souvient de la fascination qu’exerçait sur elle la lumière mystérieuse filtrant à travers les plantes échevelées. Elle la contemplait depuis le pas de la porte de la chambre des parents, ouvrait naturellement le passage qui donnait sur la friche attirante et disparaissait dans les feuillages d’ombellifères et de trémières vagabondes. Au corps, lui reste la sensation tenace des promesses que recelait l’endroit, cette vague puissante de bonheur qui l’emportait à chaque fois qu’elle retrouvait ses empreintes dans la terre meuble et se laissait guider jusqu’au fourré douillet. Aucun souvenir des aventures vécues sur place, aucune idée de sa manière de réinventer l’espace pour l’adapter à ses jeux d’autrefois. Juste ce frisson du chemin à emprunter, la certitude qu’au bout, le même plaisir oublié va ressurgir et vous emporter, que l’intensité des sensations reviendra avec la même force et vibrer par avance de l’immense récompense de la redécouverte. C’est à deux pas, derrière la haute grille en fer forgée qui clôt le tour d’horizon de la bâtisse. Elle a beau se hisser sur les pointes, elle ne distingue dans la façade aucune ouverture permettant d’accéder, de derrière, à la jachère disparue. Le parc est plein de hauts pins faméliques et aigris qui ont l’air aussi vieux que le reste. Dans son oreille résonne encore la voix du père, lui affirmant que l’accès a toujours été interdit, réservé aux promenades endimanchées de monsieur le propriétaire. Cette lumière, pourtant. La même qui baignait le joli corps de sa mère un jour qu’elle l’avait surprise embrassant l’homme dans la chambre. Là non plus, personne n’avait voulu la croire.

proposition n° 8

Il pleut. Elle entend la musique des feuilles qui bruissent, des gouttes qui rebondissent dans l’inconscience du présent. Sa vision tremble, elle suit du doigt les traces liquides qui glissent le long de la vitre, les encourage du bout des lèvres à descendre plus vite, à faire filer le mauvais temps. La peinture s’écaille, fragments de peau blanche sur le sol terne, elle gratte un peu plus pour voir. Le bois gondole et s’amollit sculpté par son ongle hésitant. La porte peine à se fermer maintenant que la peine est entrée. Dehors, les escargots s’enhardissent, pas aujourd’hui qu’on les obligera à faire la course. Le monde se rétrécit comme derrière un rideau gris. Sur le visage de grand-mère, il pleut aussi.

proposition n° 9

C’est étrangement silencieux, comme si le temps retenait son souffle. A peine si on entend les cris des grillons écrasés par la chaleur de juin. Le bruit des rues dans un murmure lointain lui agace un peu l’oreille. Suspendue au silence imposant, elle plonge dans un autre. La porte refermée sans un grincement sur les pas des adultes en chagrin et qui la laissent seule dans un monde de coton. Et puis sa voix ensuite, pour habiller le vide, incongrue dans toute cette épaisseur ouatée, les mots qui résonnent pour son petit frère qui dort innocemment sans savoir que l’univers vient de s’effondrer. Et puis de nouveau, le silence. Parler de l’absence réveille la douleur alors elle se tait. Elle les épie, guette sans fin le cliquetis du temps qui va bien finir par se remettre en marche quand il aura digéré le malheur. Depuis lors, la sensation que sa voix ne porte pas, qu’elle rebondit et lui revient, intacte et inaudible, boomerang affolé, alors crier plus fort, hausser le ton pour convaincre, pour prévenir du danger peut-être aussi pour former un cocon sonore et envelopper les autres, les extraire du mal, les engloutir dans le fil de sa voix rassurante, qu’ils le suivent, le fil, et ils seront protégés mais ce n’est jamais assez, les mots se perdent toujours en chemin, les autres se perdent quand même et le son de sa voix finit par l’envahir, c’est comme du poison et c’est à l’infini, elle s’enroule elle-même dans le fil dont elle n’arrive plus à trouver le bout. Seul un grand fracas, un extérieur qui la percute est capable de l’en arracher, le bruit du trousseau de clefs projeté violemment sur le sol par le père, les sanglots qui la prennent en traitre même si la jupe plissée maternelle dans laquelle elle a enfoui sa tête rend les sons moins crus, le bruit de ses pieds qui traînent sur le sol inégal quand la mère la tire vers la voiture pour la sortir du drame et tenter de faire refluer la peur.

proposition n° 10

A/ Immanquablement lui reste dans le nez cette odeur de forêt. Elle est déconcertée en contemplant la bâtisse aujourd’hui de n’inhaler que la chaleur qui monte d’une terre de chantier claire, pauvre, aride, tassée, qui frappe sur les briquettes en terre rouge et le béton sans âme pour ricocher sur elle, la suffoquer et lui faire perdre pied. Les touffes malingres de mauve sylvestre qui tentent de ramper vers les coins ombragés n’en mènent pas large non plus. Elle ferme les yeux, inspire à fond et l’odeur revient, puissante. Une senteur de sous-bois, presque de moisissure, d’humidité réconfortante. On peut circuler dans la maison à l’aveugle. Lorsque l’on sent cela, on sait que l’on arrive dans la petite buanderie sombre, juste avant le jardinet, qu’il y a trois marches à descendre avant d’atteindre le panier à linge en plastique et peut-être la mère en train de s’activer. A moins que ce ne soit la respiration de la cave, ce poumon qu’on ne peut jamais oublier tout à fait, il peut nous engloutir, s’effondrer sous nos pieds et libérer les rats qui griffent par-dessous nous. Mieux vaut ne pas trop y penser.

B/ Le vieux bahut baroque s’impose sur toute la longueur du mur, au fond de la salle à manger. Il est sombre et alambiqué, chacune des lourdes portes l’appâte par la promesse jamais tenue d’une histoire à lire jusqu’au bout. Les mêmes motifs de vieux cerfs et de jouvencelles effarouchées se répètent jusqu’à plus soif. Elle a tenté de passer derrière une fois, dans l’espoir de connaître la fin. Elle a réussi à glisser sa main entre le salpêtre du mur froid et les toiles d’araignées, a tâtonné avec ferveur comme sur une frise en braille. En vain. Derrière, c’est tout lisse, on ne sent même pas les veines du bois, c’est encore plus décevant. C’est un peu décollé en haut dans le coin, elle tire doucement l’air de rien sur la bande plaquée, ça vient. En dessous, quelques traces de colle, un panneau de copeaux, de sciure agglomérée, à peine rugueux sous les doigts et qui s’effrite. Lentement elle fait aller et venir l’ongle de son index dans la matière souple, y grave ses initiales pour se souvenir lorsqu’elle repassera par cette boucle de temps, de tout ce qu’elle ressentait alors.

C/ C’est l’heure de passer à table. La mère apporte la poêle fumante, la dépose sur le dessous de plat en formica bleu sombre. Elle sert d’abord le père qui rentre de l’école et doit repartir vite, puis l’enfant qui salive déjà, les papilles titillées par l’odeur qui volette en tous sens, ça tire derrière sa langue, lui ouvre l’appétit. La tranche de foie atterrit dans son assiette, grésillante encore et nappée de cumin et de jus de citron. Recette de pied-noir. Un goût sombre et musqué que l’espièglerie de l’agrume allège. Et puis on peut saucer. Tremper son pain blanc dans l’assiette à la fin. Ne pas en perdre une miette, sentir l’épaisseur sur la muqueuse et prendre son temps avant d’avaler. Elle aime dissocier. Les plats un après l’autre, c’est comme ça qu’ils exultent le mieux. La chakchouka viendra ensuite, ratatouille épicée de là-bas, elle aussi. Là-bas. Au dessert, le gâteau de semoule à la fleur d’oranger si la mère a eu le temps entre deux couches, deux lessives ou deux vaisselles. Elle avale tout avec un grand bonheur, profite de chaque saveur, écoute attentivement ce que chacune lui raconte de ses ancêtres, de son histoire, de ces couleurs et de ces cris, de ces couchers de soleil sur une plage de l’enfance maternelle quand les gens riaient fort malgré les bombes, s’étreignaient, dansaient et chantaient ensemble, quand ça baragouinait dans des langues chantantes. Avant la rupture, la haine et l’oubli de transmettre la chaleur à ceux qui arrivent après.

proposition n° 11

La première chose qui attire l’œil en entrant : l’écran rouge qui annonce, décourageant, « 6 heures d’attente. ». Pas de point d’exclamation, pas nécessaire, le sous-entendu est clair. Juste à côté, la cage en plexiglas où un homme en blanc sans lever la tête coche des cases, remplit des dossiers, fait semblant de ne pas être là, exposé à la vue de tous. Des alignements de chaises en plastiques façon Orange Mécanique, elles bordent tous les murs. Pour éviter que le ménage de la salle ne prenne trop de temps, les assises sont posées sur des barres de fer peintes en blanc et vissées dans les parois, pas de pieds pour racler par terre, se balancer, manifester une quelconque impatience. À gauche en entrant, une salle dont les fenêtres bridées donnent sur le passage réservé aux pompiers. Une télé grand format couvre tout un pan de mur. Quelques mères et leurs enfants en tenue de sport. Au fond à droite, deux grandes portes molletonnées de gris, encadrées de bandes de caoutchouc noir qu’on ne peut ouvrir qu’avec le code et qui semblent hors d’usage. Personne n’est sorti pour héler quelqu’un d’autre depuis belle lurette. Sur la droite, dans un renfoncement étroit, d’autres chaises, une tablette blanche remplie de livres d’enfants déchirés, de magazines pour riches ou de plaquettes pleines d’injonctions angoissantes : « Êtes-vous à jour de vos vaccins ? Connaissez-vous la maladie de Crohn ? Avez-vous pensé au dépistage du cancer du sein, colorectal, des poumons et votre prostate, hein ? L’avez-vous faite examiner récemment ? Après cinquante ans, des problèmes d’incontinence, de mémoire, de mobilité, peuvent survenir et d’ailleurs si vous êtes allé dernièrement dans un pays d’Afrique, merci de mettre un masque et de vous signaler à l’accueil, fumer tue, boire tue, ne pas utiliser de préservatif, et bien ça tue aussi, la MNA ne touche pas que les personne âgées, loin de là ! ». Sur la première chaise de cette antichambre de la mort, une femme blonde, aux mèches éteintes, ne peut empêcher sa jambe de s’agiter, un vieil homme élégant, lunettes cerclées et sacoche posée sur les genoux garde contenance, sourit aimablement à personne en particulier. Dans le passage, une dame attend son taxi pour pouvoir rentrer. Elle fait les cent pas et se précipite sur la cage dès qu’elle perçoit un mouvement pour bien vérifier qu’on ne l’a pas oubliée. Disséminés un peu partout, de l’attente, des gens avec leurs vieux sur des fauteuils roulants, des parents avec leurs bébés hurlants, des sportifs dont les membres présentent des bosses inquiétantes, des cris, des pleurs, des soupirs, des tentatives de garder son calme, de ne pas incriminer le personnel parce qu’on sait bien, au fond, qu’il n’a pas un travail facile, la baisse des moyens, la dette publique, on compatit en grimaçant, peut-être que certains regrettent de n’avoir pas voté autrement la dernière fois. Il est deux heures du matin, il est urgent d’apprendre à patienter.

proposition n° 12

Au sol, des pavés battus par des siècles de talons. En l’air, une voûte de briques roses qui encoconne. La fraîcheur est bienvenue, après l’embrasement de l’été on respire un peu mieux. Il fait sombre tout à coup, les yeux peinent à s’habituer, le rythme de la marche s’apaise, on prend même le risque de regarder les autres en les croisant dans le passage qui mène de la place du Capitole au jardin du même nom. De hautes colonnes et des murs en torchis vous accompagnent un brin sur l’éphémère chemin. Le lieu est imposant, le bruit des pas résonne. Au beau milieu de la traversée, une plaque incrustée dans le sol, du marbre noir et des lettres dorées pour rappeler qu’en ce lieu, à cet endroit même du sol foulé par des milliers des pieds dans une indifférence quasi-générale, un homme a été exécuté. Un noble d’une époque lointaine, un traqueur de protestants, et même si on ne devrait jamais museler la protestation, il est difficile de comprendre pourquoi on a choisi de faire traverser la foule justement là où le sang a coulé, là où la tête d’un homme a roulé. Le passage ne permet pas d’aller simplement d’un point à un autre dans un espace connu, il est aussi fait de couches profondes et superposées dans lesquelles on peut se laisser couler, à la verticale, si par mégarde on a oublié d’enjamber le billot du bourreau.

proposition n° 13

La place est lisse, brillante, de marbre rose poli et scintillant par intermittence, aveuglant, des bancs en blocs, noirs, répartis tout autour de l’espace rectangle, à égale distance de chaque coin, modernes, contemporains, plus un en plein centre, juste assez de place pour s’asseoir. Au milieu, une tige en fer forgé horizontale et onduleuse aux allures d’accoudoir, surtout faite pour éviter que l’on s’allonge, que l’on y stagne trop longtemps, sur le banc. La pureté des lignes règne en maître, c’est propre, dégagé, le regard ne bute que sur les bâtiments rouges à toits plats bordant deux des faces, les plus longues, en miroir. D’un côté des rails du tram électrique silencieux qui semble se glisser à intervalles réguliers le long du mur. A peine un coup de clochette synthétique pour avertir de l’arrivée de l’engin sans réveiller personne, tout en douceur. Un équilibre, un suspens, un souffle retenu indéfiniment jusqu’à l’expiration ou bien l’étouffement. C’est un ballet mécanique qui se dévide, pas de début ni de fin, le tram, la cloche, les portes qui s’ouvrent sans un bruit, les gens qui descendent, s’assoient ou disparaissent en ligne droite, les autres qui montent, les portes qui se ferment, et le tram qui s’élance sans aucun à-coup superflu. Danse hypnotique, boucle de temps. L’air vibre, attire l’œil et l’emprisonne comme si on regardait le spectacle depuis l’intérieur d’une immense bulle de savon, quelques reflets de soleil signalent et délimitent les contours de la scène aseptisée. Longeant les bâtiments, au sol, des lignes de grilles d’aération aluminiques d’où jaillissent d’énormes tuyaux ronds muselés par des trappes, bouches en l’air aux longs cous essayant d’en happer un peu, de l’air, des poissons presque en suffocation cherchant leur souffle hors de l’eau, plantés là, sans raison. Derrière cette rivière de métal, les deux grandes portes vitrées automatiques de l’hôpital ouvrent et ferment leur mâchoire, dansent un rythme caverneux, manquant toujours leurs proies de peu. C’est là, dans le ventre de la bâtisse, que va se jouer le dernier acte. Il va falloir y retourner.

proposition n° 14

Elle arbore un air neutre, le plus discret possible, l’air de s’excuser sans arrêt, le genre à respirer à toutes petites goulées. Elle a peut-être 25 ans, regarde devant elle, concentrée, surtout ne marcher sur les pieds de personne, ne pas se faire remarquer. Avec sa poussette, une gamine qui sautille autour d’elle, son cabas plein de courses, elle peine à descendre du tramway, s’en veut beaucoup de ne pas être plus alerte et surtout moins idiote. La petite à côté, brunette et pétillante, en salopette rouge à pattes d’éléphant babille et sourit à la ronde. De temps à autre son regard d’un autre âge vient épingler la mère comme un papillon. Elles rejoignent du monde de l’autre côté de l’étendue brillante : un jeune homme barbu, sombre et emprunté qui n’ouvre pas les bras, qui ne leur sourit pas. Son visage est un masque glacé, ses yeux, deux grands trous noirs. Une toute petite grand-mère, plus large que haute, toute en grisaille et en plis, tripote une alliance massive pendue à son cou d’iguane par une chaîne en or. Ses rides semblent construites tout exprès pour y faire glisser des larmes. Dans la poussette, emmailloté d’un cocon de laine crochetée orange pâle, le petit dort et ses bouclettes transpirent.

proposition n° 15

Je pensais m’être guérie de celle-là, m’être aguerrie, des siècles passés à l’extirper patiemment comme on extrait le pus qui entoure l’écharde, avoir pressé de tous mes ongles sur la petite bosselure jusqu’à l’avoir complètement vidée, jusqu’à la lie (hallali ! Sonnez l’hallali car c’est l’heure, revoilà les couleurs, les odeurs, les senteurs, les sensations et revoilà les pleurs de joie, paupières gonflées, les pleurs de l’injustice jamais réparée, les pleurs de l’enfance volée et surtout la revoilà, elle, démultipliée !), l’avoir soignée, l’avoir désensevelie pour lui donner raison, lui raboter les torts, dépoussiérer ses passions, la réhabiliter, l’entendre et l’écouter puis la remettre au chaud dans sa boite avec une jolie étiquette notée bien propre à la plume : « Produit périmé, on passe à autre chose », bien nettoyée, clarifiée comme le beurre, lisse et onctueux, douceur à la transparence trouble, double, roublarde elle ressurgit sous mon nez et comme avant, me pétrifie d’envie de la retrouver, de la saisir, de l’agiter l’agir et la réagir, la pousser sans la faire tomber, la sortir des rouages, la placer en roue libre, effacer la page et éprouver en même temps ce doux bonheur d’observer ce que je sais déjà sachant pourtant que dans l’instant elle va encore m’échapper, que je ne saurais où la trouver que lorsque je l’aurais sous le nez, que je ne suis en rien protégée de ses réapparitions fugaces, qui me font mal au détour d’un chemin que je pensais paisible, qu’elle n’en a pas terminé avec les interstices, qu’elle va encore recoudre malgré moi ce que je voudrais déchiré à jamais, désendeuiller le deuil et mortifier le vivant, secouer dans son tambour toute ma tambouille interne patiemment démêlée, remettre du désordre là où j’avais rangé, fermé la porte à clé et jeté la clé aux orties, elles ont des racines profondes et enchevêtrées, les orties.

proposition n° 16

Tu es injuste, tu oublies tout le reste. Ma tête dans mes mains. Ma tête qui se balance. Doucement. Au rythme aigre et suave de ma berceuse intérieure. Mon corps la suit, imprimeur, métronome, il fait gicler l’air autour de moi. Tu es injuste et tu oublies le reste. Coupable donc. D’avoir encore mal au bout de tant de temps. De ne plus avoir envie d’être grande, ni forte. D’être encore consumée par ces langues de feu. Debout mais consumée. Tu la ravives la flamme, elle te lèche les pieds, tu marches sur les braises n’as cure des brûlures pourvu que tu triomphes et impose l’image. Mais tu as oublié que sur ce terreau-ci, il a poussé des roses. Peut-être malgré eux, sans doute malgré toi. Je ne savais pas alors que l’on fait comme on peut mais aujourd’hui je sais qu’on peut les protéger tous ceux qui viennent après. Et je voudrais ma part. Tu es en train de l’écrire, et c’est la part du lion. Tu ne vois pas ce sac que tu portes en ton dos désenfler petit à petit, couler en rigole autour de tes pas, ensemencer la terre sous tes pieds, dresser par-ci, par-là, comme de fraîches haies, des frondaisons capables d’abriter tous les monceaux que tu trimballes. Tu ne vois que la faille, pas ce qu’il y a autour ni ce qui la traverse. Je n’ai pas l’œil partout, je suis trop occupée à sauver l’existant. Si l’image s’enfuit quoi va la remplacer ? Pourtant tu as oublié que tu tiens sur tes jambes, tu ne te souviens plus de celle que tu ne voulais pas être. Je me rappelle qu’il fallait toujours être raisonnable, équilibrer l’édifice, disponible, adaptable, oui j’ai oublié si j’ai jamais pu être une petite fille, ceux qui me la racontent, celle-là, n’en voient que la surface moi, je sais le profond et le sombre, j’ai visité la cave. Tu as oublié la lumière. C’est parce que je la fabriquais à mesure. On dirait que tu ne dois rien à personne, tu ne viens pas de nulle part. Tu as oublié que tu as trouvé la force où tu n’avais remarqué que la faiblesse, que ton héritage n’est pas fait que d’envers et contre-tous, qu’il te fallait grandir pour accéder au reste, reconnaître que toi aussi, tu en fais partie de cette clique-là et que ça ne t’empêche pas d’exister, d’être entière, qu’on ne t’a rien volé, pas plus que tu ne voles le droit d’être toi-même. J’ai peur que la tendresse ne me fasse tomber, que ma petite fille ne soit pas reconnue, qu’elle continue à geindre dans une épaisseur d’encre et pour l’éternité. Tu viens de la sauver.

proposition n° 17

C’est la fin de la matinée. Elle est dans la pièce, elle le sait parce qu’elle distingue encore la porte-fenêtre au fond, et à droite le lit de toile bleue où dort le petit. Elle est sûre que c’est la fin de la matinée parce qu’il y a dans l’air comme une attente. Comme quand on attend des invités et qu’ils n’arrivent pas. C’est l’heure du repas et pourtant, on ne passe pas à table. Et tant qu’ils ne sont pas là, on ne peut pas continuer à vivre, on occupe le temps, on meuble en attendant, les yeux attirés par la porte-fenêtre, là-bas. On joue distraitement mais au fond, on n’est pas à ce que l’on fait. C’est comme un théâtre planté. A gauche, dans l’extrême recoin de son champ visuel, il y a la mère qui attend aussi, debout devant la porte qui donne sur le salon. La porte-fenêtre est en face mais elle, se sent comme de profil, sur le point de pivoter. A sa droite, il y a le petit frère qui dort dans son lit bleu marine. Elle ne visualise aucun meuble entre elle et l’entrée des artistes, pourtant, il doit bien y avoir une table. Mais non, la voie est libre, prête à accueillir la prochaine scène. De sa place, elle embrasse tout l’espace : la mère, la porte, le frère, enfin, son lit. Elle se trouve juste à l’endroit idéal pour ne pas perdre une miette du spectacle qui va se dérouler. On dirait presque que c’est fait exprès, qu’elle n’aurait pu être nulle part ailleurs en ce moment précis. Pourtant, rien n’est encore arrivé. Pour le moment, elle n’est qu’une petite fille qui a tout juste quatre ans. La porte-fenêtre s’ouvre. D’abord le père, suivi de la toute petite grand-mère. Un temps d’arrêt, une inertie de l’instant comme pour mieux asseoir ce qui va suivre, en souligner la dramatique. Ou peut-être n’est- ce que sa mémoire qui décompose le moment, pleine de la connaissance du réel qui va lui succéder. Elle les regarde profondément. La mère interroge ou opine du chef d’un air de question, elle s’avance un peu vers eux. Là, tout s’embrouille. Lequel a parlé ? Parfois, c’est le père, d’autres fois la grand-mère, à moins que ce ne soit la mère qui prononce les mots définitifs. Mais le résultat est le même et l’attente se brise soudain : c’est fini, il est mort. D’un coup, le temps reprend ses droits et se remet en branle. Avec une légère accélération peut-être. Elle les voit s’esquiver par la porte du salon dans un accord tacite qu’ils referment derrière eux.

Il faut rendre les clés, on quitte la maison. Elle ne distingue que les jambes des adultes, le pantalon bleu du propriétaire, sa ceinture à boucle et ses bottes de cow-boy, la sage jupe plissée de la mère, le velours côtelé du père. Tout se passe à hauteur de hanches, les persiennes sont closes, il fait pénombre dedans. Juste une lueur jaunâtre depuis l’ampoule qui pendouille au plafond, une lumière triste de soleil qui s’en va. Sa poitrine se remplit d’inquiétude, elle n’aime pas la mort du jour. La mère lui serre fort les épaules, la tient pressée contre elle. Elle regarde à travers les trous du plancher nu au cas où elle apercevrait un de ces rats dans son antre. Elle imagine les rais de lumière venus du haut percer les ténèbres de la cave, avec de la poussière qui danse dedans. Personne pour la faire tourbillonner. Le père a enlevé le lino avec lequel il avait recouvert la misère. C’est de cela qu’ils parlent. C’est pour cela que les voix enflent, menacent, que le père qui se ferme toujours plutôt que de dire, éclate brusquement, jette les clés par terre. Soudain, une grosse vague qui ravage tout, elle tremble et hoquète, elle a peur, elle a honte, elle va exploser en morceaux. La mère la tire vers la voiture, elle résiste, ne veut pas que le père se batte. Peut-être le fera-t-il si elle ne reste pas. L’odeur des sièges en cuir lui donne la nausée.

Elle finit par s’arracher aux images et faire quelques pas. Elle n’est pas sûre d’aimer ce décor de dimanche ordinaire, les crépis rose pâles des maisons alignées qui bordent dorénavant ses souvenirs, le voisinage occupé à laver des voitures munies de pare-buffles ou à tailler des haies de thuyas toutes pareilles. Elle en mettrait sa main au feu : elle va tomber sur un panneau « Voisins vigilants » au fond de l’impasse, se dépêche de se gonfler des dernières bribes de l’enfance avant qu’elle ne vole en éclats. Un habitant (elle voudrait penser un nouveau mais ce serait incongru au bout de quarante ans d’absence pourtant c’est comme un intrus dans son monde) abandonne ses outils et vient vers elle par curiosité ou par suspicion. Elle explique qu’elle vivait là avant pour le rassurer, l’amadouer. Ne peut pas dire pourquoi elle revient, justement maintenant. Il est arrivé juste après son départ. Lui parle des gens qu’elle a connus, de la laiterie, des vieux champs. Elle se liquéfie à mesure, à gros bouillons, se noie dans sa mer intérieure qui déborde largement sur ses pieds, sur ses chevilles, va bientôt atteindre ses mollets et l’autre qui insiste, la contemple qui pleure comme s’il était lui aussi dans l’histoire. Elle bafouille un « merci » pour dire quelque chose, et tourne les talons.

proposition n° 18

Il est sombre et alambiqué, chacune des lourdes portes l’appâte par la promesse jamais tenue d’une histoire à lire jusqu’au bout. Tous les jours, au réveil, le même espoir, c’était aujourd’hui qu’elle allait comprendre, qu’on allait l’initier, lui donner la clé, elle pourrait s’occuper d’autre chose (vivre enfin une vraie vie d’enfant) que d’attendre et surveiller que rien ne s’écroule. Il est sombre (le buffet et le père, le père et le buffet) et alambiqué (ça c’est plutôt la grand-mère avec ses motifs d’un autre âge et ses principes à décortiquer si on ne veut pas la rendre triste), chacune des lourdes portes l’appâte (il y a des bons souvenirs, quand même, quand elle partait avec lui à la pêche, en vacances, ils préparaient une pâte épaisse et collante, couleur crevette cuite parce que quand elles sont vivantes les crevettes sont grises - c’est grâce à l’ile d’Oléron qu’elle le sait, par tout ce temps passé sur les rochers avec le grand-père à attraper les tourteaux par le dos pour ne pas se faire pincer, les mettre dans la bassine bleue les rapporter à la caravane et dans le lot, les moules sauvages, les crevettes et les bigorneaux- ils partaient tous les deux, avec le père, dans les odeurs de rivières à truites et passaient des heures au soleil à tremper le fil, en silence ou en séquences pédagogiques, pas parler des sentiments, jamais, danger qui clignote fort, à chopper des gougeons et des ablettes, des perches et des poisson-chats, ils passaient même sous les fils des clôtures et c’étaient de bons moments même si son cœur se pinçait toujours en rentrant au camping retrouver la mère parce que la mère elle avait fait quoi en attendant ? Elle avait fait comme d’habitude, s’occuper du petit, préparer à manger, mettre la table et c’était ça les vacances ? Faire comme d’habitude, comme à la maison ? Et en plus, il fallait préparer la friture parce que le père, hein, la cuisine… Souvent elle avait mal au ventre, ou à la tête la mère, elle ne pouvait pas se mettre au soleil, ça la brûlait, même sous l’auvent de la caravane, elle devenait toute rouge alors, elle, elle essayait de ne pas prendre trop de plaisir, pour ne pas la laisser toute seule, mais c’était quand même de bons souvenirs avec le père, quand elle était sur son terrain à lui et ne parlait pas trop) par la promesse jamais tenue (ce n’est pas la seule ni la dernière qui ne sera pas tenue : quand le cousin avait crevé tous ses ballons par pure méchanceté, il lui avait dit, le père que quand ils seraient riches, il lui offrirait autant de ballons à gonfler qu’elle voudrait, de quoi remplir une pièce entière et elle l’avait cru, bien sûr, mais il n’était jamais devenu assez riche ou bien elle était trop grande ensuite pour avoir envie de ballons, même assez pour emplir une pièce et la promesse n’avait pas été tenue, ni remplacée par autre chose) d’une histoire à lire jusqu’au bout. Chercher toujours la réponse, le fil et la direction à suivre. Elle a beau être patiente (encore un lien avec le malheur, la maladie et l’hôpital), la solution n’arrive pas, elle compte sur eux pourtant pour la guider, la conduire, lui indiquer le bon chemin, la rassurer, juste la rassurer, la promesse est implicite, c’est comme un contrat muet qu’elle aurait passé avec eux, leur boulot de grands, quoi, elle espère encore, peut-être c’est fait exprès, c’est pour qu’elle apprenne, pas possible qu’ils ne sachent pas, ils disent les règles, c’est bien qu’ils savent quoi faire comment avancer sans peur et sans hésiter, c’est bien qu’ils connaissent la fin des histoires elle ne peut pas vérifier puisqu’elle ne sait pas encore lire tout à fait même si elle est en avance pour son âge (mais c’est injuste d’être en avance pour son âge parce qu’on doit comprendre tout le mal qu’on fait en existant en dehors de leur désir alors on se retient, on se surveille, on attend en cadeau que la promesse soit tenue, comment vivre sinon ! ), alors vite, vite apprendre vite, finir de savoir lire pour aller dévorer des bibliothèques, trouver le mode d’emploi, engloutir du savoir-exister, être sûre qu’on nous dit bien la vérité, se laisser bercer par la logique des vies, ce choix-là va m’emmener là, celui-ci, c’est le gouffre, les serpents et le feu assuré, A+ B = C, dis, c’est bien comme ça qu’on apprend à vivre, non ?

proposition n° 19

Elle a toujours aimé les chemins qui se perdent même si elle n’ose plus aller si profond dedans. Elle reste à la surface, imaginer la suite lui suffit amplement. C’est comme dans son rêve. Elle longe un canal pas très ombragé, le chemin de halage est du mauvais côté, on longe par la gauche, il y a un petit muret rassurant tout le long, pour vous accompagner. Elle doit aller au bout, il y a une maison. Elle sait qu’elle est déjà passée par là mais n’en garde aucun souvenir, juste l’image de cette maison d’éclusier ravalée qui l’attend tout au bout, blanchie par une chaux bretonne avec des volets verts, d’un vert d’herbe grasse comme à Castelnavet, quand la joyeuse grand-mère avait décidé d’égayer. Même la rampe y était passée, figée dans ce vert lourd de glycérine et on pouvait presque sentir la stupéfaction du bois de s’être laissé emprisonner dans cette matière visqueuse et inhospitalière, qui détonait dans tout ce vieux torchis. Elle ne perd pas espoir. Elle sait qu’au bout des chemins, existent des maisons et des familles dedans, des familles qui parlent, des familles qui accueillent, des familles qui ouvrent les portes au lieu de les fermer. Elle en a croisé plein, a longtemps sauté de son chemin à d’autres rien que pour le plaisir d’en partager un bout. Souvent, dans des maisons isolées, des tribus colorées qui savaient rire. Elle s’est emmêlée dans les portes, entrebâillant toujours la même quand elle croyait être ailleurs, a fait son nid partout comme un coucou couve les œufs d’un autre, de retour dans un endroit qu’elle n’avait jamais vu, a aspiré des générations de vies superposées, reniflé à plein nez des planchers saturés d’histoires et de vieux murs en plâtre imprégnés de vécus, a fini par se résoudre à rester sur le sien, de chemin et à pousser la porte de sa propre maison même si elle ne ressemblait à rien d’autre, qu’il fallait tout réinventer, accueillir les fantômes en les regardant dans les yeux. Et avec le sourire.

proposition n° 19 (bis)

Elle avait entendu le heurtoir, en bas, la porte s’ouvrir et des voix qui montaient le grand escalier en châtaigner. Le temps qu’elle descende, ils étaient déjà au palier. C’est là qu’elle les avait rejoints. Un grand monsieur maigre, assez âgé et sa fille, la quarantaine. D’une voix éraillée, essoufflée, il lui avait demandé s’il pouvait regarder la maison. Il avait vécu là, tout petit, avant l’accident qui avait tué son père. Les veines du plancher lui parlaient déjà beaucoup : c’était bien ici. Il se rappelait de lui poussant de petites voitures sur le palier. Il voulait juste voir si le manteau de la cheminée était toujours là. Il s’est tourné vers le salon. Silence. Il a dit à sa fille : « Il est encore là, tu vois. Tu as l’appareil photo ? » . Emue, elle avait proposé à boire mais ils avaient décliné. L’homme était malade, on sentait que le temps manquait. La fille a expliqué qu’ils revenaient ainsi sur tous les lieux du passé puis, remarquant ses larmes et sa confusion, avait gentiment dit : « Ne vous inquiétez pas, ça fait ça à tout le monde. Même la dame, ce matin, à l’office du tourisme avait les yeux mouillés. ». Ils étaient repartis en la remerciant alors que c’est elle qui aurait voulu dire merci.

proposition n° 20

Vingt-deux heures trente. Les portes automatiques ne glissent plus. Hermétiques et closes, sourire crispé sur des dents serrées. Les lumières blafardes des néons intérieurs contrastent avec l’orangé des éclairages publics dehors. Les lourdes banquettes noires qui toute la journée ont supporté des fesses, rejoignent un monde plus vertical, reprennent leur souffle pour les postérieurs du lendemain. Le hall de l’hôpital est vide, il se refait une beauté. C’est son heure de gloire, sous le feu des projecteurs il expose ses possibles. La magie du toc, du stuc, du skaï. Aguichant, affriolant, il se déhanche et montre le meilleur. Par là, un distributeur de boissons fraîches, de confiseries colorées. De l’information aussi, déroulée sur de grands panneaux, des modes d’emploi pour qui voudrait survivre sans prendre de risques, quelques coins plus cosy, des tables basses ovales assorties de leurs petits canapés deux places, un halogène intimiste les surplombant de sa douceur liquoreuse. Des paravents derrière lesquels des chaises en cercle patientent devant une image joviale de téléphone portable. Plusieurs salons en enfilade aux styles éclectiques et épurées conduisent jusqu’aux ascenseurs discrets qui desservent les étages, là où le clinquant disparaît. Quelques empreintes marron sur le revêtement piqueté des murs, des plinthes arrachées sans qu’elles se plaignent, de vieilles toilettes sales comme d’antiques peaux au maquillage fatigué, des robinets qui gouttent, des poubelles débordantes, ambiance délétère dans une odeur d’éther. Au dessus de chaque porte, de grandes fresques bleues s’entrelacent, le labyrinthe des hauteurs, la poésie des services, la musique inconnue des sonorités médicales, la fièvre du samedi soir « Oncologie (pour les otaries) — Chirurgie Viscérale (visitez à coût réduit les profondeurs de vos tripailles) — Déchoquage (tout doit disparaître) — Anesthésie (pour Femme ou Mère ou Enfant) — Admissions à la caisse centrale (préparez votre carte de fidélité) — Les usagers sont priés de s’essuyer les pieds et de ne pas cracher dans les ascenseurs réservés au service — Les accompagnants sont invités à venir chercher leurs tickets repas au bureau B12 pendant les heures d’ouverture soit de 11h30 à 12h15 et de ne pas secouer la poignée en dehors des horaires –- Munissez-vous de votre code — Les locations de télévisions se font au restaurant « Chez Marcel », inutile d’attendre à l’accueil — Attention, sols glissants, grand ménage en cours ! — L’ordre de passage n’est pas déterminé par l’heure d’arrivée ». C’est le grand cabaret du soir, la virevolte des formules, l’exposition universelle de la naissance jusqu’au grand bouquet final.

proposition n° 21

Bleu-gris, peinture du vide plus une coulure en plein dans le mile, des traces de vent au pinceau, les veines de bois clair enchâssées les unes aux autres par les dents d’un peigne lilliputien, plus haut une jambe grise et « ment ton père » inscrit dessus sur fond noir et blanc, le dénivelé des pages sous la bordure blanche, saut de puce retour au cœur des veines, une mer de reflets stridents et brillants dégouline sur un code-barres, mirage qui bouge au gré de l’œil, rose pelucheux d’un groin qui désigne Nathalie, enfant, incomplète, portait en pied mais juste la tête ornée d’un chapeau bossu comme un cœur rouge posé dessus, des stries bleues, turquoise, laquées, orange rococo dessous, laqué, ligne fine et élégante incrustée d’un tortillon métallique, laqué, puis fente puis du brut, trace d’un rond dans l’eau concentrique qui s’éloigne mais c’est dans le nœud du bois, une rémanence, trace qui ne devrait plus être mais s’est incrustée là devant le serpent noir ridulé finement qui s’en va en méandre, et boucle en l’air plus loin, l’arrondi creux d’un « C » sombre, caverne convexe aux fossiles complexes, très haut des mots en cascade accolés à du péruvien chaud et profond : rose, bleu, violet, noir, grenant, liseré ocre ou doré, verts en camaïeu, cerné d’une ficelle tressée, dégringolant plus bas, les mots en appui, arcboutés sur une tranche dorée, effort du papier pour rester digne et droit.

proposition n° 22

Cuir lisse rouge, sombre rectangle posé sur mousse grisâtre peu épaisse, poinçonné du bord, tout le tour des petits points, petits écueils, petites dents sans dentelle, petits accrochages des doigts, trace de colle à tribord rompant la monotonie, forme de flaque, de nuage ou d’ectoplasme, un stygmate infime de bleu ; autour, blancheur immaculée du formica, banquise sobre, lisse, neutre, vide, aucune anicroche, symétrie parfaite empêchant les cachettes, la dissimulation, faut voir venir de loin, c’est le maître mot du maître d’école, quelques fleurs blanches et roses devant, sous la ligne, des tranches dessus alignées, en bas à droite, du marron translucide, vibrant, péniches de bois à la verticale en suspension, deux, la proue vers les abysses, encore un morceau de glacier puis la succession de plaquettes, toutes serrées les unes contre les autres, chaleureuses, avec les spirales dans le beige et les lignes qui se confrontent, s’entremêlent et s’émancipent.

proposition n° 23

Un grand parc arboré. Des pins, des sapins, des parasols, des cèdres du Liban, de l’épineux, du qui pique, du qui rend acide et stérile. Des pignes et des pommes de pins qui jonchent et craquent. Une pelouse tondue et assoiffée, déchiquetée, pâlichonne et jaunâtre. Un haut portail en fer forgé, des piques au bout en forme de flèches pour décourager les curieux, une chaîne rouillée. Un cadenas massif tordu, torturé, tortueux. Un hangar en vieilles croûtes de bois noir, bringuebalant. Une petite étendue plate, des ornières en chenilles. Du chiendent. Partout, qui pousse en croix. A perte de vue, par petits sauts, des plaques carrées recouvertes de gravillons gris (taille moyenne), du ballast, de la pierraille de remblais, des grilles d’aération, quadrillage régulier, ferrailleux, quelques cheminées à vapeur, vite le mur blanc, les carreaux de mur posés les uns sur les autres, déjà usés par les regards, culs par-dessus têtes avec le souvenir des jointures qui grisent et désignent le travail des hommes, d’autres fenêtres cadenassées, des bouquets de rideaux fanés, en ligne, les uns à côté des autres encordés d’une chainette élégante, des bordures (presque des sillons) d’herbes sèches, timides, rebelles, discrètes, malingres, déjà vaincues par le béton, énormes les marches de béton enjambées peut-être par des géants qui piétineraient les toits et les enfonceraient, c’est peut-être ça qu’on remarque autour des carrées, ces bandes qui bordent, ternes et métalliques, qu’on dirait martelées, les toits en train de s’affaisser, les toits qui s’abaissent sur la tête des gens à l’intérieur pour leur couper la vue et le souffle, discrètement, inéluctablement. Le ciel, loin, qui n’attend plus rien. Coquillage évasé qui part des portes automatiques, le choix des parcours rectilignes qui filent droit, du moderne, des abribus, des boutiques, de l’herbe synthétique en plaques régulières, une maquette en carton où passe un petit train, les ifs sont parfaits, ils ressemblent à des ifs mais n’ont aucun autre possible que ce qui est déjà, les personnages sont minutieusement peints, peintures au plomb qui puent, mettent des plombes à sécher, prêts à jouer la scène d’une famille idéale sous le soleil aveuglant de la poursuite à qui rien n’échappe, paysage figé qui attend les trois coups.

proposition n° 24

Le voie est libre, la vue lutine, sautille, rien n’arrête le regard. Du haut du bâtiment, mi-pierre de taille, mi-briquette rouge locale, le ciel est dégagé. Des talus d’herbe grasse occupent le devant de la scène et au loin les arbres : majestueux et denses, immobiles et tranquilles. Quelques bancs blancs, du granit peut-être. La rondeur d’un grand parc. Des silhouettes au loin le traversent, claudicantes et penchées, attendues patiemment par des blouses claires qui tendent le bras avec soin pour soutenir leur progression vers une halte salutaire à l’ombre d’un grand tilleul, d’un marronnier en fleurs. Du buis dans les allées. Un souffle de vent qui porte des sourires. De vieux piliers qui ne bornent plus rien, en plein milieu de la verdure, une fontaine à tête de lion crache un gai filet d’eau, un endroit à chercher des trésors. Un autobus qui prend le temps d’attendre, avant de s’élancer, que la vieille dame et sa canne aient fini de monter. Pas un nuage dans le ciel.

Des tas de gravats d’où percent de grandes tiges métalliques. Le ciel est noir et orageux, il embaume l’azote. Quelques débris de verre, des poches à perfusion éventrées au liquide évanoui. Une taie d’oreiller brandie comme pour implorer la trêve se soulève au gré des rafales. Les éboulis dégoulinent. Distorsion des matières. Des grilles encore, qu’on dirait de prison, rouillent debout dans la tourmente, de grandes lames plastifiées tentent de masquer les dégâts. A perte de vue, il n’y a plus rien.

proposition n° 25

Va-t-elle se repeupler et se remettre en branle se remplir de nouveau et masquer ce grand vide s’il n’y a plus rien comment. Remplie de colère et de peur cette ville ravagée triste perdue au milieu elle erre cherche à raccommoder les tissus à juguler la plaie mais plus assez de matière ça se déchire tant elle tire alors comment faire comment. Tourner sur elle-même. Les accrocs toujours hors de sa vue le temps qu’elle se retourne il est déjà déchirure le minuscule trou qu’elle avait aperçu. Comment faire comment. Revenir en arrière. Impossible. Cesser de sidérer tourner autour comme pour y repiquer dans la toile flottante mais imperméable rebondissante qui la renvoie au présent lui offre les images et le souvenir des sensations mais plus le chemin. C’est déjà fini pour de vrai. Impossible à croire maintenant que ça se dessine en entier maintenant qu’elle en a la vision les morceaux recollés s’éloignent toujours plus et se regalaxisent expansion du domaine de la lutte ce n’est pas ça qu’il disait. Comment sortir du nœud quand tout n’est plus que nœud quand on ne sait plus où donner de la tête quand le corps ne suit plus quand on est tout le monde à la fois tant et tant qu’on est plus personne et si c’était ça le plus grave mais le plus grave au fond vous savez ce que c’est. C’est de ne même plus avoir envie de trouver ça grave de se laisser glisser dedans comme par fatalisme comme si c’était le reste qui l’emportait et cette idée contre quoi on avait toujours lutté l’idée qu’on est plus fort qu’on se relève de tout qu’on peut recoudre lécher panser la plaies être forte comme Antigone magnifique et superbe quand même avec les autres porter en son sein tous les autres tous ceux qui ont besoin mais pour ça faut du jus et pas de coup en traitre de cette sale matière qui se dérobe sous vos pieds alors qu’on a toujours vous entendez toujours tenu sa ligne bien droite sans faillir. C’était mieux avant tu veux dire. Pas forcément mieux mais au moins mystérieux tu vois quelque chose à attendre à découvrir mais quelque chose d’exaltant une agréable surprise une envie encore d’explorer. C’est ça qu’elle a perdu tu crois. Ça qui fait que la ville est si. Peut-être ça fait ça à tout le monde. Peut-être c’est comme ça qu’on sait qu’on a vieilli. Quand c’est plus pour du jeu qu’on se pardonne moins que les coups nous atteignent et que personne entend qu’on demande un répit pour la reconstruire plus solide cette satanée ville maintenant qu’on sait mieux ce qui est important. Vous pouvez me laisser un peu de temps on a envie de crier à quiconque s’approche. S’il vous plaît juste un peu du temps et de la paix c’est possible. Je garde mes pierres pour moi on pourrait leur hurler de loin pas touche n’approchez pas j’ai assez donné pour la reconstruction des espaces collectifs maintenant c’est à mon tour de me pencher sur mon lopin de terre. Vous pouvez vous tenir loin et me laisser un peu faire. Non. Mais pourquoi. Il faut encore lutter. Mais pourquoi. Pour s’arracher des autres. Pour la faire tenir tranquille cette ville chacun à sa place plus en dedans mais en dehors de soi à vue à portée d’en haut pour prévenir les heurts. Pouvoir se reposer enfin passer à autre chose sortir de la matrice en faire la matière.

proposition n° 26

La main de la grand-mère qui enferme la sienne et la tient fermement les jours de marché à St Cyprien. Après l’aventure autobuesque (se tenir assise et silencieuse, les mains sur les genoux, guetter le bon arrêt, imiter la grand-mère, garder la mine fière, montrer qu’on sait où on est, ne donner aucune chance à l’irruption, l’espérer, trépigner en dedans, n’en pas perdre une miette et ouvrir grand les yeux), la descente devant la Halle, les anciens bains-douches pas encore rénovés, pas encore le parking souterrain aux vitres métallisées et la main de la grand-mère qui serre, qui serre. Elle connaît tous les marchands pourtant. Pourquoi serrer si fort comme peur de la perdre ? Rue Alsace-Lorraine, avec son mignon petit bermuda tout neuf à fines rayures roses, sa queue de cheval qui bat ses épaules et forme des anglaises, la main de la mère qui bondit en arrière pour agripper la sienne. Un homme, la main tendue devant lui en quête de trois sous la lui a posé sur la tête, lui a souri, dit qu’elle était jolie. Elle reste là à le regarder, à sentir le poids de sa main chaude sur ses cheveux. Déchirure brutale de la main maternelle et les doigts sont arrachés de sa tête. Secousse en avant. Elle crie, la mère. Le marché du Mirail qui sent le fruit trop mûr, les vieilles algériennes aux foulards colorés qui pressent et parlent fort. La main du grand-père qui la tire pour fendre, acheter et rentrer. Marcher vite, ne pas regarder, c’est la ville des autres et la sienne où est-elle ? Pas d’initiation, pas d’implication, des lieux utilisés mais jamais investis, c’est le bruit des autres, on touche avec les yeux. Pas à elle cette cohue mouvante, ces recoins sombres, cette vitesse dont ils se grisent, ce mouvement permanent des anonymes autour d’elle qui fait qu’elle se sent toujours déplacée, d’un point à un autre et puis pirouette retour à l’autre bout, portée par la force motrice de la masse des inconnus, pouvant rapidement devenir incontrôlables, qui vont ensemble au même endroit mais jamais pour les mêmes raisons (trouver la sienne de raison si eux l’ont perdue) et puis d’un coup brisure du rythme par un ou plusieurs individus mais elle n’a pas eu le temps de comprendre que déjà le mouvement change de forme, elle a failli tomber, pour se sentir appartenir elle singe mais ça ne marche pas, pas si elle est toute seule, pas sans point de repère, en tribu oui, elle est au noyau les autres autour qui font rempart et là ça peut marcher si le mouvement est régulier cohérent et connu si la tribu elle l’a choisie, elle peut se déplacer dans la ville sans crainte tant pis si les remparts n’ont pas conscience de ce qu’ils sont, elle a juste besoin d’y penser maintenant pour qu’ils se mettent en place, des images qui lui balisent la route même si c’est du toc et c’est ça l’écriture mentale du chemin, passer par des brèches rassurantes et les ordonner, pouvoir les rappeler encore et encore, modifier soi-même le mouvement, trouver une autre route, tenir le métronome, lâcher ces mains qui contiennent et qui forcent, qui transmettent la peur de l’autre, dessiner en soi-même, décider par soi-même et se poser sur soi, robe rouge, évidente au milieu, avancer d’un bon pas et garder la cadence.

proposition n° 27

C’est là quelque part. Elle sait que ce n’est pas très loin du quartier où vit la grand-mère. Elle ne veut pas demander où. Pour arriver chez la grand-mère, elle se perd. Systématiquement. Elle a beau se concentrer, écouter les indications, elle tourne parfois plus d’une heure avant de retrouver son chemin, et tombe le plus souvent par pur hasard sur la grande maison. Elle a conservé la topographie d’avant, sa propre topographie de l’intime quand il y avait plus de verdure que de goudron, que le point de repère n’était pas le giratoire mais le vieil âne près du cabanon décrépi. Il n’y a rien à faire, la réalité du présent ne veut pas s’inscrire dans cette partie de l’histoire. Pourtant, en ce moment, elle passe souvent par là : c’est le moyen qu’elle connaît de plus simple pour rejoindre l’hôpital sans se perdre dans la folie des grands axes. Aller voir la mère, le plus et le mieux possible avant que. L’autre jour en revenant, sans le faire exprès elle s’est retrouvée devant l’entrée de l’impasse. Elle n’a fait que balayer du regard. Elle a su tout de suite que c’était là. Passer devant était donc possible. Elle a fait un effort pour se rappeler le chemin, a continué sa route. N’a rien provoqué. N’a pas envisagé un seul instant de dévier. Mais s’est sentie tout près du but. Une fenêtre ouverte dans un recoin de sa tête et plus d’impatience. Une vieille malle à redécouvrir au fond d’un grenier. Elle a su qu’elle finirait par y retourner comme elle se décide finalement toujours à plonger dans la rivière quand sa raison lui souffle de regagner la berge pour éviter l’eau glacée.

proposition n° 28

Il faut une heure de la gare à chez elle à pied. Facile traversée qu’elle entame souvent de nuit. La flemme de payer le métro. Le bonheur de marcher dans des rues sombres qui lui appartiennent sans crainte de se faire agresser. Une preuve de son acclimatation. La ville est facile il y a un point en son milieu puis des lignes qui partent tout azimut et des quartiers en rond qui rejoignent les lignes. Comme une cible. Un cœur de cible. Elle ne peut pas se perdre si elle regarde d’en haut. Quand elle commence à décortiquer c’est autre chose. Pas possible d’aller d’un point à un autre si elle essaye de comprendre le chemin qu’elle doit parcourir, d’établir des étapes, d’avancer minuscule. Pas possible. Regarder très loin et se mettre en route sinon elle est distraite par les détails du paysage, elle essaye de réfléchir, de voir ce qui existe véritablement et elle se perd. Comme si le réel l’avalait. Elle ne peut plus mettre un pied devant l’autre. Alors que si elle projette l’esprit, le chemin se dessine tout seul. Ce qui ne l’empêche pas ensuite de se retourner et de regarder ce qu’elle vient de traverser, de refaire halte près de l’arbre ou du pont, de se remémorer une émotion particulière venue la cueillir à une intersection. La fois d’après, la route s’est enrichie. Les repères sont devenus le souvenir qu’elle s’en est fabriquée. La réalité est tenue à distance, c’est l’éprouvé qui la guide. Elle ne sait jamais si elle a pris le meilleur chemin, le plus court, le plus efficace, le plus rapide ou le moins dangereux. A vrai dire, elle s’en fiche pas mal du moment qu’il l’accueille et supporte ses pas. Elle est cependant obligée de voyager seule ou alors avec quelqu’un de pas trop concret qui ne passe pas son temps à lui demander si elle est sûre que c’est bien par là, si elle ne ferait pas mieux de bifurquer par ici parce que si on se réfère au plan, à la course du soleil et à l’heure qu’il est, il est fort probable qu’on ne touchera pas au but fixé au moment voulu ou alors qu’on arrivera par l’autre côté ou complètement ailleurs et puis la dernière fois il me semble qu’on n’avait pas traversé la voie ferrée, tu ne te souviens pas ? Non, elle ne se souvient pas. Elle préfère avoir le nez au vent. Laisser venir. Dormir le chemin et le revivre ensuite.

proposition n° 29

Elle ne voit plus qu’elle. Toujours. A chaque fois qu’elle franchit le seuil. Une dame de brindille pleine d’aspérités, recroquevillée en forme de coquille d’escargot. Qui vous regarde par en-dessous. Qui vous tend une main crochue. Qui hoche la tête par petites touches comme si elles n’en finissaient plus, ses idées, de rebondir contre les parois de son crâne presque chauve. Trop de poids, trop de mots qui s’embrouillent, ne peuvent plus s’ordonner. Si on pouvait ouvrir, déplier les pensées on verrait qu’elles sont riches. Qu’elles foisonnent en tous sens. C’est le liant qui manque, plus de toboggan à syllabes, les aspérités sont aussi à l’intérieur et empêchent la parole. Une tête qui bégaie en silence. Mouvement perpétuel. Ça l’hypnotise à chaque coup. Elle sait que les gestes qu’elle dessine dans sa tête sont bien plus amples que ce que son pauvre corps est capable de réaliser. Elle voit bien que toutes les impulsions tombent à l’eau les unes après les autres. Qu’elle voudrait étreindre et ne peut qu’esquisser. Le regard la happe, elle se glisse dedans, ouvre grand ses antennes pour capter ce qui tente de s’articuler là, dans le silence obligatoire. Elle sent le désespoir, l’agacement de ne pouvoir dire précisément quelque chose d’aussi bête que : j’ai envie de manger, si on allait faire un tour dans le parc ? Ou encore : je suis tellement fatiguée de tout ça… ou juste comment ça va ? Alors elle devine, déploie le panel, passe outre la coquille, s’épuise à inventer une histoire qui aide à tenir debout. Reconnaissance dans le regard. Un instant d’oubli. Comme avant tout ça. Un rire des yeux. Fugace et peut-être juste pour la rassurer. Puis la vérité crue. Le regard qui s’éteint. L’heure des visites est terminée.

proposition n° 30

Ils ont réussi à se faufiler, à trouver une bonne place pour ne rien manquer du spectacle. Un peu en hauteur sur la colline, presque sous le grand cèdre. Pas trop loin de la limite autorisée mais pas trop près non plus, on ne sait jamais explique le père chaque année, parfois les fusées sont posées de travers, la trajectoire peut dévier, se perdre dans la foule. On distingue le camion des pompiers tout au fond. Leurs silhouettes qui se penchent, arpentent, lèvent le nez vers le ciel, évaluent la masse des nuages, rendent compte à l’oreille de l’artificier accroupi. Elle leur envoie des pensées pressantes, des prières pour que tout se passe bien, qu’ils rentrent sains et saufs à la maison. Surtout pas de drame. De tous côtés, à mesure que le ciel s’obscurcit, les gens affluent, tâtonnent du bout du pied pour s’installer par petits îlots endimanchés dans la clairière qui n’a plus de clair que les tâches blanches des tuniques toutes fraîches sorties des armoires. Les rires et les conversations récurrentes s’emmêlent, des commentaires sur le temps, des pronostics sur la splendeur du bouquet final à venir, des explications techniques sur les marchands d’armes, les mines anti-personnel, l’impact écologique du feu d’artifice. Elle se plonge dedans pour patienter. Est prise de vertige en additionnant les ravages cumulés de chaque 14 juillet à l’échelle d’un seul canton. Ils sont encore arrivés bien trop tôt. Elle a peur de s’étouffer tout à l’heure dans l’abondance des fumigènes. Les possibilités de catastrophes s’amoncellent dans sa tête. Des gamins gesticulent, se battent dans l’herbe, le bruit d’une claque puis tout de suite après une voix perçante aux accents rugueux qui menace d’en coller une autre si le calme ne revient pas, la foudre s’abat par intermittence sur les enfants surexcités, coup de tonnerre du père et puis la mère aigrelette comme une pluie fine qui pique la peau. Des amoureux enlacés, allongés dans une bulle opaque. Chuchotements, soupirs, frottement de tissus. Raclement de gorges agacées autour. Ils ne sentent rien, s’enlacent de plus belle. Des bribes de vie mystérieuses traversent les airs, elle les absorbe goulument, part à la recherche des pièces manquantes. Elle brode à loisir. Des pliants se déplient, se font houspiller parce qu’ils bouchent la vue, se rebiffent ou s’inclinent. Le peuple s’assoit en vaguelettes qui ondulent selon les arrivées. La foule devient compacte. Son espace se réduit d’autant. Elle sent ses fesses prêtes à bondir pour échapper au danger qui ne manquera pas de survenir si personne n’y met un peu du sien. Une foule affolée par un départ de feu, des enfants piétinés ou perdus sûrement. Cette fois, ils n’y couperont pas, elle a un mauvais pressentiment. Une lueur au fond comme un signal et puis crachée d’une sono municipale, La Marseillaise. Des gens se lèvent les bras le long du corps, surtout des vieux, pour entonner, elle sent leur vibration, la ferveur qui les anime, leur sentiment d’appartenance et la fierté qui va avec. Elle n’aime pas ça. Elle connaît l’envers du décor.

proposition n° 31

C’est justement ce dont on ne peut pas parler ce qui souligne les contours et rend saillants les angles aveugles on ne peut rien saisir de l’invisible qui nous habite il y a longtemps un tremblement de terre puis la ville bâtie par-dessus la faille de nouveau le séisme une réplique virulente de la première secousse celle qui sans doute avait initié toute la construction la construction audible et déchiffrable l’initiatique lorsque l’après existe encore qu’on peut tranquillement se laisser dériver sur un canot et avancer mais maintenant c’est différent elle ne pourra jamais raconter ce moment il n’y a pas de mot pour dire il y a juste à ressentir juste à accepter d’être entourée d’un vide si plein de présence qu’il n’a jamais été aussi vivant accepter un héritage auquel elle ne s’attendait pas comme si sa peau était devenue double hôtesse poreuse des pores d’une autre qu’elle porte et qu’elle supporte qu’elle se doit d’honorer et de rendre palpable jusque dans les rêves elle est envahissante jusque dans la vie elle fait tendre l’oreille vers un entonnoir de murmures à peine chuchotés une musique lancinante qui rythme sa marche l’attire en ailleurs l’aspire même vide les contenants de tous moments de vie les rend de carton-pâte et c’est comme si elle devenait spectatrice de sa propre existence sans plus aucun moyen de tendre les bras d’attraper ou d’étreindre qu’elle criait derrière une vitre en faisant de grands gestes que personne ne voit impossible de faire un pas de choisir ou bien d’avoir envie même si elle essaye même si elle se force même si elle voit bien qu’elle déchire les liens abandonner le monde maintenant qu’elle sait sans pouvoir partager ni en faire une force lui faire de la place doucement s’effacer et se confondre en elle.

proposition n° 32

Promenade nocturne à l’heure où le bitume rend sa chaleur au ciel. Les grillons dans les herbes stridulent à qui mieux mieux. Le ruban de la route, un sentiment de paix, les senteurs de la nuit. Quelques vers-luisants en guise de loupiotes. Avancer dans cette encre à peine illuminée lui donne l’impression de partir en voyage, qu’elle va se réveiller le lendemain matin couverte de rosée, un autre paysage dansant devant son nez. La voix du père soudain sous la voute étoilée souligne la beauté de ce grand trait laiteux, de cette trainée blanche qui mime un mouvement que l’on ne peut capter. Et puis il la dissèque, raconte les comètes qu’on ne pourra surprendre qu’une fois par vie, les poussières en expansion, l’histoire des lumières éteintes depuis mille ans et que l’on voit encore. Il ne peut pas s’empêcher de mettre de l’ordre partout le père. Ne sait pas la laisser rêver. Il faut qu’il explique c’est plus fort que lui. Il finit par la lune, le rythme des marées et l’incroyable hasard qui maintient tout ensemble, le sort cataclysmique qui semble les guetter lorsque la mécanique finira par se dérégler. Surtout ne pas dévier, garder la trajectoire. Elle le sent tout entier s’abattre sur ses épaules, le ciel vient de tomber, il pèse sur son cou. Elle mettra des années à relever la tête, à regarder en face cet infini clouté sans y être aspirée. Eh, quoi ? N’a-t-elle pas droit à un ciel sans nuages ? Le grand toit de sa ville n’est-il fait que d’orages, de grands rouleaux furieux volés à l’océan ? Le ciel ? Elle a choisi de l’ignorer, simple détail de son tableau, reflet tourmenté d’elle-même, elle n’y apprendra rien de neuf. Mais si elle lève un peu le nez… Elle aime surtout le ciel irlandais parce que le vert des pâturages se reflète dedans et le rend plus humain, parce que la terre se dessine beaucoup mieux dans le contraste du ciel que nulle part ailleurs. C’est un ciel qui ancre au sol, qui souligne la tourbe et les pieds qu’on met dedans. Un ciel en accord avec la vie des hommes, rude, qui ne cache rien. Ailleurs, partout, quand le soleil va se coucher, le ciel a des allures d’hématome à peine résorbé. La nuit lui tombe dessus, ça doit lui faire mal, à force. Pour ça qu’il s’encolère, qu’il s’acharne à rouler sur lui-même, à gronder et à hausser le ton. Si seulement ça vidait sa révolte, si ça servait à quelque chose ces entrechocs, ces ondes serpentines qui aveuglent, si ça pouvait mettre le feu aux poudres une bonne fois pour toutes. Faire table rase, repartir du bon pied sur un sol arasé. Un ciel d’orage de chaleur contient encore toutes ses larmes. Il se contente de crier. Ce n’est que lorsque le froid a pris possession de l’espace qu’il s’autorise à pleurer. Et c’est toujours trop tard.

proposition n° 33

Elle s’est accroupie au bout du couloir. Elle préfère prendre un peu de répit là maintenant. Tout à l’heure il faudra replonger dans l’attente, regarder la vie qui s’amenuise, essayer de trouver les bons mots, la bonne attitude, les bons gestes. Elle a demandé à l’infirmière l’autorisation de masser la mère avec des huiles apaisantes, a récolté une affirmative enthousiasmée, s’est retrouvée bien loin des sourcils froncées qui accueillent habituellement chaque requête, a compris qu’il était temps de retenir son souffle et de plonger. Elle lui a même donné la composition du mélange dans une tentative d’alliance et pour s’assurer que cela ne lui ferait pas de mal, comme si cela pouvait encore empirer : de la lavande sauvage récoltée sur les hauteurs d’un plateau calcaire par une tribu de lavandières qui manient la serpette en avançant en ligne, en chantant, un fichu sur la tête, des rires au bord des lèvres, qui célèbrent la fin de la cueillette par un grand festin sous les étoiles. Les propriétaires des terrains sont ainsi remerciés, eux qui toute l’année y font passer les bêtes, réparent les clôtures, entretiennent l’espace et le maintiennent ouvert. Un accordéoniste se lève à mi-repas et commence à jouer. Les familles complices avec leurs jeunes qui ont aidé, râpé, coupé, assaisonné, déglacé, mitonné, goûté, salé, touillé, débouché les bouteilles, servi et desservi, couru dix fois en cuisine pour rapporter de l’eau, trimbaler des marmites se lèvent pour valser ; de l’arbre à thé qu’on trouve elle ne sait où mais elle peut imaginer sans peine des mains de femmes qui se haussent pour cueillir les feuilles, les charrettes qu’elles poussent pour les vendre au marché, les négociants qui plongent leurs mains dans de grands sacs de jute pendant qu’elles sont assises, épuisées, attendant le verdict et eux qui d’un seul signe les font charger sur les bateaux et puis les décharger vers la distillerie artisanale labélisée commerce équitable, où des hommes et des femmes, peut-être organisés en Scop, se chargent d’emplir les alambics, d’ouvrir les robinets pour recueillir les liquides versatiles, de les conditionner en bidons, de les passer auparavant dans de grands tamis de buvard qui gardent longtemps l’odeur de l’essence travaillée, de refermer les bidons, de préparer des commandes et enfin de les acheminer chez cette productrice qui concocte les mélanges qu’elle retrouve enfin dans le petit magasin bio au coin de la rue ; de l’huile d’abricot pour faire le lien, des noyaux comme ceux avec lesquels on fait des sifflets, le père lui avait montré un jour, comment frotter, frotter sur le sol jusqu’à percer un trou, et puis souffler dedans, positionner les lèvres au bord, délicatement. Elle a commencé par faire de petits gestes circulaires à la base du cou et aussi aux poignets comme elle a souvent vu les soignants procéder. Elle sait que ces points-là sont de ceux qui apaisent. Elle l’effleure à peine, a peur de traverser la peau, de faire grincer les os. Tout à l’heure, pour la toilette, ils l’ont enroulée dans un grand drap pour éviter de trop la manipuler, ils l’ont balancée au-dessus du lit comme sur un grand hamac, une balancelle, comme pour du jeu. Les infirmières parlaient fort et commentaient tous leurs gestes, le gant allait délicatement pourtant. Elle aurait voulu pousser la porte, leur demander d’être plus discrètes, de respecter l’impensable énormité qui se déroulait sous leurs yeux, leur dire que la mère souffrait du mal de mer. N’a pas réussi à bouger, s’est lâchement retranchée. Les a excusées d’en avoir vu tant d’autres. Ce n’est inédit que pour elle, voir les autres s’affairer ainsi, entrer sortir, oublier de frapper comme si la chambre était déjà vide.

proposition n° 34
SUD

Son Sud à elle. Le Nord des autres. L’Afrique du Nord. Là-bas où tout sent fort, où la couleur exulte à travers la poussière des pistes. Elle n’y a jamais mis les pieds. Elle ne sait voyager que dans sa tête. Se sent empêchée, coupée à hauteur de racine, est attirée comme un aimant pourtant par ces foulards, ces mamelles matrones, ces rires éclatants, cette cuisine riche et pleine de saveurs. Son Sud à elle est d’une gaie nostalgie, de celle qui vous poignarde, vous écarte le cœur quand le soleil rougi disparaît dans la mer, musicale et dansante, vous laisse sur un fil entre larmes et bonheur. La langue chante et emporte. Les poitrines enferment et étouffent à force de défendre. Pour eux, c’est du sang, des larmes et de la guerre. Son Sud, ils le piétinent, le salissent, ils crachent dessus tous ceux qui en sont natifs. Ils disent avoir le droit car c’est là d’où ils viennent. Qu’ils leur ont tout appris. Une main devant, une main derrière voilà comme ils sont partis pleure la grand-mère joyeuse quand elle ne l’est plus. Rapatriés. Retour à la patrie. Leur mère à eux. Ils la vénèrent, celle-là. Ils s’accrochent à ses hanches en geignant à tous vents, réclament réparation et qu’on les reconnaisse, comme des enfants sans père. Exactement comme ça ! Ça lui fait mal d’entendre toute cette haine et jamais la chaleur. Se demande comment elle a fait pour naître au milieu d’eux. Elle a volé quelques mots, les polit sous sa langue dans la cachette de sa chambre, des mots d’épices, des mots de vin ou de café, des mots de harangue, des mots courants quand la vie coule. Ils sont presque à elle maintenant. Elle en fait des trésors, des ancres où s’amarrer, des débuts de voyages, des baluchons d’exil. Bientôt tailler la route.

OUEST

Un jeune homme à la peau mate sous un calot de marin bleu. Son tee-shirt (on dit plutôt un tricot de corps) est vert olive, en coton de bonne qualité. Il tient dans ses bras une petite fille vêtue d’une robe blanche sur laquelle deux cerises sont brodées en surimpression. Il regarde l’enfant qui regarde ses doigts, les frotte l’un contre l’autre en faisant la moue. Le sable jaune, derrière. Une tente sur une plage battue par les vents au mois de novembre. Deux jeunes mariés en voyage de noce, sans le savoir, commencent à écrire une histoire. Ils sont tout à leur étreinte. Abrités de la tempête par la toile de nylon, ils n’ont encore aucune idée de la violence des vagues, du retournement des marées. Œil du cyclone. Paisible provisoire. Ils reviennent chaque année, pour l’équinoxe se confronter à la sauvagerie de l’océan. Ils aiment traîner sur la digue et regarder les blockhaus se faire rouler dans l’écume. Ne peuvent pas se parler tellement ça gronde. Au fil des ans, les enfants ont fait un terrain de jeux des immenses blocs de béton en ruines, ils galopent dans des semblants de galeries éboulées, joue avec le poids de l’Histoire, creusent des pommes reinettes pour faire des gobelets, piquent-niquent en état de siège dans la forteresse écartelée. Sur la digue, le père s’est avancé, tout au bout presque au seuil du vide le petit dernier dans les bras. La vague, monte immense et rugissante, le cueille par surprise et le fait vaciller. Un instant le temps s’arrête. Les autres hurlent derrière, le cri de la mère perce le tumulte. Il se redresse, bat en retraite. On arrache l’enfant tétanisé à son père qui soutient que ce n’était rien. S’enferme dans le silence. Une soirée morne et froide.

EST

Une frontière lointaine qu’elle n’atteint que rarement. Où l’attend un grand coffre à jouets peint en bleu décoré d’une étoile blanche, de la crème dessert au chocolat, les genoux accueillants d’un grand-oncle aux yeux qui pétillent, ses taquineries bonhommes et tranquilles. Où même la mère retrouve un peu de l’enfance. Elle la sent qui se déleste, souffle un peu vers le sol et devient plus légère. C’est aussi le royaume d’une sorcière inquiétante. On en parle que sur la pointe des pieds. Elle a des mains en fer, un regard implacable, des chaussures pointues. Ses cheveux sont prisonniers de rouleaux serrés. Perchée au sommet de l’arbre, elle domine tous les autres, impose le vouvoiement à de petits enfants, les force à avaler ce qu’ils n’aiment pas, refuse toute embrassade et tout geste câlin. Elle a eu trois garçons et n’en voulait que deux. Le dernier, elle l’habillait en fille, lui faisait des anglaises. C’était avant qu’il aille à la guerre et ne devienne chauve.

NORD

Commence au dessus de Brive-La Gaillarde. Pas possible de savoir pourquoi cette démarcation invisible. Fait incursion dans certains départements du Sud qui mériteraient d’être au Nord. Question de climat et de montagnes rudes. Peu l’habitude de la gouaille. Pas facile de franchir un pas de porte. Si tu passes l’hiver, c’est gagné, on te regarde avec un peu plus de considération. Faut en vouloir et le montrer. Dresser des herses invisibles. Savoir rentrer en soi, faire le point, se laisser mener par les éléments, accepter de n’être qu’humain en bas des roches sculptées par les vents, dans de la dentelle pierreuse grignotée par les lichens. Retrouver sa juste place dans l’univers, n’être qu’un point du paysage, arrêter de croire que les choses ont un sens, qu’un dessein caché nous assigne à être là où on en est. Se défaire du poids. Le Nord : le point exact où le rocher s’amuse à redégringoler la pente. Le Nord se retrouve un peu dans toutes les directions qu’elle a prises. A croire qu’elle le porte en elle.

proposition n° 35
SUD

Son Sud à elle. Mais pas vraiment. Le Nord des autres. L’Afrique du Nord. Là-bas où tout sent fort, où la couleur exulte à travers la poussière des pistes. Elle n’y a encore jamais mis les pieds. Sent que ça va devenir une urgence. Pensait pourtant ne rien avoir à y faire. Avait tiré ses propres conclusions. A commencé à sortir de sa tête pour voyager dans la présence des autres. Avance d’un pas tous les siècles. Recueille des adresses, des promesses d’accueil sincères, imagine qu’elle franchit la mer, qu’elle saute le pas. Se sent empêchée, coupée à hauteur de racine, est attirée comme un aimant pourtant par ces foulards, ces mamelles matrones, ces rires éclatants, cette cuisine riche et pleine de saveurs. Son Sud à elle est d’une gaie nostalgie, de celle qui vous poignarde, vous écarte le cœur quand le soleil rougi disparaît dans la mer, musicale et dansante, vous laisse sur un fil entre larmes et bonheur. La langue chante et emporte. Les poitrines enferment et étouffent à force de défendre. Se raconter cela ne lui suffit plus. Les images s’affadissent. Elle sait que la source est perdue. N’a pas eu le temps de s’abreuver pleinement. Ne saura jamais plus que ce qui a filtré d’une autre enfance. N’aura qu’un filet de voix pour continuer cette histoire. Ses propres pieds. Son farouche désir de ne plus calfeutrer. Pour eux, c’est toujours du sang, des larmes et de la guerre. Son Sud, ils le piétinent, le salissent, ils crachent dessus tous ceux qui en sont natifs. Ils disent avoir le droit car c’est là d’où ils viennent. Qu’ils leur ont tout appris. Une main devant, une main derrière voilà comme ils sont partis pleurait la grand-mère joyeuse quand elle ne l’était plus. Rapatriés. Retour à la patrie. Leur mère à eux. Ils la vénèrent, celle-là. Ils s’accrochent à ses hanches en geignant à tous vents, réclament réparation et qu’on les reconnaisse, comme des enfants sans père. Exactement comme ça ! Elle a coupé court. Tailladé dedans comme dans une tranche de lard. Plus ces liens-là. Plus rien à voir ni à comprendre. Tourner le dos. Ça lui faisait mal, avant, d’entendre toute cette haine et jamais la chaleur. Se demandait comment elle avait fait pour naître au milieu d’eux. A compris qu’elle en était quand même, que le grand-père aux cent guerres avait transmis la résistance, qu’elle en était l’héritière directe malgré ce qu’ils essayaient de lui faire avaler, que la toute petite voix de la mère avait réussi à se frayer un chemin, à préserver un coin de plage incandescent et quelques langoureuses plénitudes. Elle fait voleter les mots, les envoie vers qui les comprend. Elle en fait des trésors, des ancres où s’amarrer, des débuts de voyages, des baluchons d’exil. Elle les partage avec ceux qui en viennent. Ils se transforment en éclats de rire parfum mélancolie. Mais ils vivent. Elle creuse du concret. Bientôt tailler la route.

OUEST

Un homme à la peau mate avec un collier de barbe. Sa chemisette sobre, beige au petit col pointu, a sûrement été choisie avec soin par l’indéfectible grand-mère. Il tient dans ses bras un carton, sonne à la porte. La mère complice ne bouge pas et laisse les enfants ouvrir. Il dépose le carton sur le sol de l’entrée. A l’intérieur une peluche blanche. Elle pense d’abord que c’est un bébé phoque avant de comprendre qu’il s’agit d’un chiot. Elle est un peu déçue. Comme à chaque fois que la joie la transporte. La peur que l’ombre fonde sur elle à travers son plaisir. Mois de juin lumineux, chambre clairette dans maternité pimpante. Les fenêtres sont ouvertes sur les acacias en fleurs. L’enfant passe de bras en bras. La mère est pâle. Radieuse. Fière. Elle est enfin devenue quelqu’un. Jusqu’à ce que son père tende l’enfant à sa belle-mère en lui disant qu’elle sera surtout la leur. Il a déjà pour sa part deux petits-fils. D’un seul coup, l’Ouest passe à l’Est. Ils ne reviendront plus chaque année pour l’équinoxe se confronter à la sauvagerie de l’océan. Ils ne traîneront plus sur la digue pour regarder les blockhaus se faire rouler dans l’écume. Ne peuvent plus se parler tellement le silence gronde. Au fil des ans, les enfants sont devenus le fil du temps. Ils s’y raccrochent en essayant de le ralentir. Les enfants ont grandi quand même. Leurs terrains de jeux ne sont plus les leurs. Leur reste le souvenir des galeries éboulées, les films de vacances aux scènes mille fois commentées. Pas d’image de la digue. Juste la mère qui raconte souvent cette histoire, une revanche dans la voix. Ils ne sont toujours pas d’accord sur les faits. Se renvoient à la figure l’exagération maternelle, la mauvaise foi paternelle. Le silence l’emporte à chaque fois et la perspective d’une vieillesse morne et froide.

EST

Une frontière lointaine qu’elle n’atteint que rarement. Où l’attend un grand coffre à jouets peint en bleu décoré d’une étoile blanche, de la crème dessert au chocolat, les genoux accueillants d’un grand-oncle aux yeux qui pétillent, ses taquineries bonhommes et tranquilles. Où même la mère retrouve un peu de l’enfance. Elle la sent qui se déleste, souffle un peu vers le sol et devient plus légère. C’était aussi le royaume d’une sorcière inquiétante. Maintenant qu’elle est morte, les langues se délient. On érige une statue avec des mains rouillées et des souliers troués. On la décoiffe en pensée. On secoue l’arbre pour la faire tomber. Les deux premiers garçons en tête. Le petit dernier ne veut pas malgré les guerres et la calvitie. C’était tout de même sa mère.

NORD

Commence au dessus de Brive-La Gaillarde. Pas possible de savoir pourquoi cette démarcation invisible. Fait incursion dans certains départements du Sud qui mériteraient d’être au Nord. Question de climat et de montagnes rudes. Peu l’habitude de la gouaille. Pas facile de franchir un pas de porte. Si tu passes l’hiver, c’est gagné, on te regarde avec un peu plus de considération. Faut en vouloir et le montrer. Dresser des herses invisibles. Savoir rentrer en soi, faire le point, se laisser mener par les éléments, accepter de n’être qu’humain en bas des roches sculptées par les vents, dans de la dentelle pierreuse grignotée par les lichens. Retrouver sa juste place dans l’univers, n’être qu’un point du paysage, arrêter de croire que les choses ont un sens, qu’un dessein caché nous assigne à être là où on en est. Se défaire du poids. Le Nord : le point exact où le rocher s’amuse à redégringoler la pente. Le Nord se retrouve un peu dans toutes les directions qu’elle a prises. A croire qu’elle le porte en elle.

proposition n° 36
SUD

Son Sud à elle. Le Nord des autres. L’Afrique du Nord. Là-bas où tout sent fort, où la couleur exulte à travers la poussière des pistes. Elle n’y a jamais mis les pieds. Elle ne sait voyager que dans sa tête. Se sent empêchée, coupée à hauteur de racine, est attirée comme un aimant pourtant par ces foulards, ces mamelles matrones, ces rires éclatants, cette cuisine riche et pleine de saveurs. Son Sud à elle est d’une gaie nostalgie, de celle qui vous poignarde, vous écarte le cœur quand le soleil rougi disparaît dans la mer, musicale et dansante, vous laisse sur un fil entre larmes et bonheur. La langue chante et emporte. Les poitrines enferment et étouffent à force de défendre. Pour eux, c’est du sang, des larmes et de la guerre. Son Sud, ils le piétinent, le salissent, ils crachent dessus tous ceux qui en sont natifs. Ils disent avoir le droit car c’est là d’où ils viennent. Qu’ils leur ont tout appris. Une main devant, une main derrière voilà comme ils sont partis pleure la grand-mère joyeuse quand elle ne l’est plus. Rapatriés. Retour à la patrie. Leur mère à eux. Ils la vénèrent, celle-là. Ils s’accrochent à ses hanches en geignant à tous vents, réclament réparation et qu’on les reconnaisse, comme des enfants sans père. Exactement comme ça ! Ça lui fait mal d’entendre toute cette haine et jamais la chaleur. Se demande comment elle a fait pour naître au milieu d’eux. Elle a volé quelques mots, les polit sous sa langue dans la cachette de sa chambre, des mots d’épices, des mots de vin ou de café, des mots de harangue, des mots courants quand la vie coule. Ils sont presque à elle maintenant. Elle en fait des trésors, des ancres où s’amarrer, des débuts de voyages, des baluchons d’exil. Bientôt tailler la route. Arriver sans encombre dans ce tout petit port. Se cacher derrière le soleil qui se noie. Observer la fillette et ses tresses qui volent pour échapper à un boiteux enturbanné qui la menace de sa canne sur le chemin de l’école. L’écouter haleter, raconter à sa mère qui la prend dans ses bras et sait la rassurer. Retrouver l’estropié planté devant une baraque à frites. Le regarder qui salive. Attendre qu’une bonne âme lui dise d’avancer. Croire que la fillette fera le premier pas. Voir la tribu qui guette. Les regarder sourire, accueillir l’étranger. Comprendre qu’il ne l’est pas vraiment ou peut-être autant qu’eux. Les surprendre au moment où ils ouvrent les yeux et changent de destin.

OUEST

Un vieil homme à la peau mate sous un calot de marin bleu. Son tee-shirt (on dit plutôt un tricot de corps) est vert olive, en coton de bonne qualité. Il tient dans ses bras une petite vieille vêtue d’une toge blanche sur laquelle deux cœurs battent à l’unisson. Il regarde la vieille qui regarde les cœurs, les frotte l’un contre l’autre pour qu’ils s’imprègnent encore. Le sable jaune, derrière. Une hutte sur une plage effleurée par les vents au mois de novembre. Deux vieux mariés en perpétuel voyage de noce, continuent à broder leur histoire. Ils sont tout à leur étreinte. Abrités de la brise par des feuillages doux, ils ont évité les naufrages, ont maîtrisé la violence des vagues et le retournement des marées. Œil du cyclone. Paisible jour le jour. Ils reviennent chaque année, pour l’équinoxe se confronter à la sauvagerie de l’océan. Ils aiment traîner sur la digue et regarder les blockhaus se faire rouler dans l’écume. Ne peuvent pas se parler tellement ça gronde. N’ont besoin que de se toucher. Au fil des ans, les enfants ont fait disparaître les immenses blocs de béton en ruines, ont édifié pour eux une forteresse solide. Sur la digue, le père s’est avancé, tout au bout presque au seuil du vide le petit dernier dans les bras. La vague, monte immense et rugissante, il la retourne par surprise et la fait vaciller. Un instant le temps s’arrête. Les autres hurlent de joie derrière, le cri enragé, victorieux de la mère perce le tumulte. Il la salue bien bas et rejoint sa retraite. On cajole l’enfant qui gazouille, ravi. La bulle se referme. Une douce soirée.

EST

Une frontière lointaine qu’elle n’atteint que rarement. Où l’attend un grand coffre à jouets peint en bleu décoré d’une étoile blanche, quand elle appuie dessus il se transforme en aigle et l’emmène en voyage, la crème dessert au chocolat, les genoux accueillants d’un grand-oncle aux yeux qui pétillent, ses taquineries bonhommes et tranquilles. Où même la mère retrouve un peu de l’enfance. Elle la sent qui se déleste, souffle un peu vers le sol et devient plus légère. Une fois, elle est restée collée au plafond, il a fallu s’y mettre à trois pour la faire redescendre. Le grand-père n’était pas content mais personne n’a fait attention. Le soir, il ne retrouvait plus son parachute, il est parti se coucher dans son alcôve, vexé, en oubliant de raconter la guerre. A la place, ils ont fait des jeux où on pouvait rire et crier, même le père. C’est aussi le royaume d’une sorcière inquiétante. On en parle que sur la pointe des pieds. Elle a des mains en fer, un regard implacable, des chaussures pointues. Ses cheveux sont prisonniers de rouleaux serrés. Perchée au sommet de l’arbre, elle domine tous les autres, impose le vouvoiement à de petits enfants, les force à avaler ce qu’ils n’aiment pas, refuse toute embrassade et tout geste câlin. Elle est faite d’une poussière sèche qui fait éternuer la grand-mère et l’empêche de respirer. Un jour, elle lui soufflera dessus tellement fort qu’elle s’évaporera dans les airs. Et tout le monde sera libre. Elle a eu trois garçons et n’en voulait que deux. Le dernier, elle l’habillait en fille, lui faisait des anglaises. C’était avant qu’il aille à la guerre et ne devienne chauve.

NORD

Commence au dessus de Brive-La Gaillarde. Pas possible de savoir pourquoi cette démarcation invisible. Fait incursion dans certains départements du Sud qui mériteraient d’être au Nord. Question de climat et de montagnes rudes. Peu l’habitude de la gouaille. Pas facile de franchir un pas de porte. Si tu passes l’hiver, c’est gagné, on te regarde avec un peu plus de considération. Faut en vouloir et le montrer. Dresser des herses invisibles. Savoir rentrer en soi, faire le point, se laisser mener par les éléments, accepter de n’être qu’humain en bas des roches sculptées par les vents, dans de la dentelle pierreuse grignotée par les lichens. Retrouver sa juste place dans l’univers, n’être qu’un point du paysage, arrêter de croire que les choses ont un sens, qu’un dessein caché nous assigne à être là où on en est. Se défaire du poids. Le Nord : le point exact où le rocher s’amuse à redégringoler la pente. Le Nord se retrouve un peu dans toutes les directions qu’elle a prises. A croire qu’elle le porte en elle.

proposition n° 37

Quand elle entre dans la cuisine blanchie, elle sait que ce n’est pas vraiment là. Un four à pain clair et rond tavelé par des mains d’hommes lui propose un chemin secret. Elle voit sa grande gueule ouverte sur un bâillement repu qu’on aurait interrompu. Ça donne envie d’aller fouiner dans la farine, de lécher son doigt, de le poser sur la sole pour essayer d’y récolter quelques miettes carbonisées, de les glisser entre ses dents et attendre qu’elles fondent et se transforment en sucre. Un boyau chaleureux dans lequel se blottir. Tapinois. Regarder le monde couler autour d’elle en volutes de miel. Se pétrir des autres avant de les rejoindre comme un animal se roule dans les déjections de son adversaire pour traverser incognito le territoire ennemi. Au-dessus la rochelle aux poutres sombres et belles s’incurve malignement pour ne pas laisser voir ce qu’elle cache derrière, un hangar à ciel ouvert, des poutrelles métalliques. Traversée en équilibre. Des nuées de cartons à fouiller, éventrés, de vieux vélos rassis, des fanfreluches d’un autre âge, des couches et des couches de tissus compactés de poussière qui gratte, des imprimés défraîchis, collés, moisis, des alignements de textes et de photos, d’émanations d’une époque inconnue qui a transpiré malgré tout, s’est entassée là finalement futile, un lit bibliothèque en forme d’alcôve, bateau parmi les mots bien rangés sur des étagères de cabine, de grands coffres en bois sombre qu’elle ne peut pas toujours ouvrir, parfois des jouets cassés, des habits de nouveau-nés mais toujours la surprise comme fil conducteur de l’éternel retour. Une porte massive dissimulée par un rideau lourd. Un grand marché vivant, des tenues ancestrales d’activités humaines, alignement d’échoppes, de larges cuves à vin, d’enclumes de forgeron, d’instruments de musique, de marmites bouillonnantes, des écussons qui flottent, des charrettes qui roulent sur les pieds si on ne saute pas vivement en arrière. A perte de vue, les hommes-fourmis qui glissent, s’évitent, ondulent en se croisant, sont tout à leur affaire, les bruits des voix enflent d’un coup après le silence et la pénombre, c’est comme un pépiement, une langue d’oiseaux qu’elle voudrait bien saisir au vol mais ne peut qu’effleurer, regarder simplement passer le son du monde dans l’étroite ruelle toute occupée qu’elle est à découvrir sa place, à décortiquer la marée et le flot des humains pour trouver l’interstice où se glisser sans jamais distinguer de trou dans la nuée. Monter les hautes marches de ce colimaçon exigu, enroulé sur lui-même pour suivre encore un rêve, un espoir de rencontre au bout du bout du bout, et n’y voir pas plus loin.

proposition n° 38

Même aujourd’hui (nouvelle d’anticipation). Ce serait l’histoire d’un type qui ne modifierait jamais ni sa trajectoire, ni son programme quotidien. Pas même dans d’atroces chamboulements. Pas même si cela pouvait changer quelque chose d’essentiel. Pas même ce jour-là.

La traversée (roman d’initiation). L’héroïne a le pouvoir de découvrir des pièces cachées dans toutes les maisons qu’elle visite. Ça a commencé un jour qu’elle s’était introduite par jeu dans une vieille ferme abandonnée. Elle s’est retrouvée sans crier gare dans une cache d’armes de la Guerre de Cent ans. Plus tard, chez de vieux amis de son mari, un endroit qu’elle connaissait bien, dans un cabinet de toilette inconnu, devant un broc ébréché. Partout où elle entre pour la première fois, des espaces se déplient, elle y pénètre sans mal alors même que les habitants n’ont pas conscience de l’existence de ces lieux pourtant si proches d’eux.

L’île bleue (récit d’une enfance rêvée). La narratrice relate ici tous les souvenirs d’enfance agréables qu’elle a pu retrouver au cours d’un voyage sur les lieux du passé. En faisant volontairement abstraction de la noirceur, dans une recherche manichéenne.

Bonheur familial (fragments d’une enfance à l’étroit). Des tontons boutes-en train, une grand-mère juvénile, un héros au chômage en guise de grand-père et des parents qui suivent tant bien que mal le mouvement. La sociologie familiale, sauce grandeur et décadence, racontée à travers le regard d’une gamine de huit ans.

Grand angle (nouvelle). Un peintre qui se place toujours à l’oblique des fenêtres pour observer et peindre ce qui se reflète dans les carreaux sans être vu.

Autobiographie d’un livre de recettes (essai culinaire). A travers des recettes inventées, éprouvées, concoctées, réalisées les yeux fermés, parler de son rapport au monde et aux gens.

L’ange et le colibri (fable amoureuse). C’est l’histoire d’un ange et d’un colibri dont les ailes ne battaient pas au même rythme et qui, logiquement, n’auraient jamais dû se rencontrer. Pourtant…

Une aïeule (portrait). A travers des fragments de vie, dessiner le portrait de ma grand-mère et par-là même le lien qui nous unit.

La tribu (roman d’aventures épiques). Comment certaines rencontres refondent ou confirment notre rapport au monde. Un roman haut en couleur où le plaisir est un jaillissement d’étoiles sans limite et dans lequel les drames le sont pour de vrai. Heureusement, la tribu, qui enveloppe de sa toile toutes les émotions, finit par les rendre inoffensives. Tant qu’on y reste bien au chaud…

Dialogue avec mon double adolescent (entretiens sublimés d’une mère et son fils). Sous forme de dialogues et d‘échanges parfois non advenus, un échange et la construction d’un pont entre deux âges.

Les sidérales (recueil de nouvelles). Dans ce recueil chaque personnage est aux prises avec un infime moment de son existence. Un instant qui n’a l’air de rien et qui pourtant change tout.

proposition n° 39

C’est la ville entière qui bouge et personne ne le voit. Toute une géographie intime à remanier sans tambour ni trompette. Dehors, la foule continue sa scansion dans des allées bien dessinées, l’activité humaine de tous les jours, les cadeaux de Noël qu’il faut finir d’acheter dans de grands centres commerciaux qui avalent et recrachent sans relâche, des routes où on roule, des trottoirs où on marche, des bureaux où on gratte, des cantines où on mange, des mairies, des voitures, des écoles, des parkings, des gares et des aéroports. Elle a l’impression d’être au milieu d’une sorte de bande passante en accéléré, encombrée, au flux rapide et continu, au signal jamais relâché, d’être traversée de tous ces gestes, de tous ces membres, ballotée dans tous les sens, fantôme lourd parmi le vent. Elle est descendue en marche mais reste coincée dans le rythme, elle ne peut même pas se laisser tomber au sol. C’est en elle que ça tombe, que ça s’effondre soudainement. Ça lui rappelle ces barres d’immeubles des années 60 que l’on bourrait d’explosifs et qui disparaissaient d’un coup comme aspirées en elles-mêmes avec tous les gens qui regardaient, la mine sérieuse, désespérée, dévastée, s’envoler leurs empreintes et leurs traces, leurs années d’histoires entre voisins, la varicelle de la petite, leurs coups de gueule des soirs d’hiver, leurs repas chez les uns, chez les autres, la fois où le gamin n’était pas rentré, ce sentiment d’être chez-soi même si on rêve de s’extraire, de vivre mieux ailleurs, en tout cas d’autre chose que de cette grisaille quotidienne, ce mal de bide permanent quand on passe à travers les tours et qui s’apaise pour un autre quand on a refermé la serrure à trois points de la porte blindée, que le quotidien nous saute à la gueule et ce sentiment d’être coincé dans une histoire trop étroite. De l’air, besoin d’air. Mais ça fait rien, on en voyait même certains qui pleuraient en regardant la fin des barres. Des visages tout burinés avec toute cette eau dessus, peut-être même qu’ils n’avaient jamais pleuré pour de vrai avant ça et qu’ils se rattrapaient enfin, que l’eau les rattrapait debout devant leur chagrin. Ils seraient relogés. La mairie avait promis. Ce serait mieux, sûrement. Il fallait tourner la page et avancer. Ça fait tout ça en dedans d’elle et quand tout a fini de tomber, la douleur remonte en volutes comme la poussière des chantiers.

proposition n° 40

Il y a un péage. Un entre-deux mondes. « Porte des Enfers » peut-elle lire sur le panneau les soirs de grande fatigue quand trop d’allers-retours. Dans les deux sens. Même en s’éloignant elle emporte avec elle cette ville qui pèse. Prendre la route, la fuite juste après le péage. Si seulement. Mais c’est un piège, un autre mirage, une illusion toujours déçue ; les arbres qui se font plus tendres, les éclats de verdure qui espacent l’urbain, les poubelles proprettes qui bordent le chemin comme pour s’assurer que la saleté ne dépassera pas la frontière. Ensuite le large, l’oubli, l’espoir que les images vont s’enliser et rester là, retenues dans le filet où elle jette sa pièce pour ouvrir la barrière. Comme une offrande au maître du passage en échange de quoi il garderait pour elle ce trop-plein de réel jusqu’à ce qu’elle revienne. Qu’elle puisse vivre au moins, ailleurs, et reprendre des forces pour affronter le reste. Il y a eu des promesses pourtant, les fois où le soleil couchant illuminait les coteaux plus loin derrière le portique, qu’elle avait le temps de s’engouffrer dedans et de se perdre dans ce joli tableau, ou bien des ciels d’orage qui la médusaient , bâillonnaient ses pensées juste le temps d’un éclair, d’une déflagration qu’elle aurait voulu analgésique et amnésiante juste un peu plus longtemps. Perdue dans la file lente des voitures en partance, parfois le temps d’imaginer mille autres vies que la sienne, cent petits drames inoffensifs sous les habitacles voisins, des familles entières en train de s’aimer, de s’engueuler, des premiers rendez-vous, des retours de courses harassés, des menaces de ruptures, des carrières modestes ou des destins brillants, des fatigues chroniques, des bords du gouffre encore un jour et après ? De quoi habiller sa solitude et les rugissements de sa tête au compte-tours détraqué. Etre n’importe qui d’autre qu’elle, se glisser dans la peau du premier-venu. Juste avant de passer, la sensation de la route qui s’ouvre. Elle s’élance tellement vite que l’histoire n’a pas le temps de la rattraper. Elle lui rive son clou, la coiffe au poteau, la sèche sur pied, la garce. La laisse en plan, là, toute seule au péage, sans une once de monnaie pour payer son passage, elle est prête à crier victoire, à s’envoler, elle jubile du plaisir retrouvé, du vent qui fouette ses oreilles, de la musique charnue qui sort du poste et lui tord le cœur, elle y est presque, les roues quittent le sol, elle ne sera rattrapée par rien cette fois, laisse tout derrière elle. C’est juré.

proposition n° 41

Une frontière [1] lointaine qu’elle n’atteint que rarement [2]. Où l’attend un grand coffre à jouets peint en bleu décoré d’une étoile blanche [3] et de la crème dessert au chocolat [4], les genoux accueillants d’un grand-oncle aux yeux qui pétillent [5], ses taquineries bonhommes et tranquilles [6]. Où même la mère retrouve un peu de l’enfance. Elle la sent qui se déleste [7], souffle un peu vers le sol et devient plus légère. C’est aussi le royaume d’une sorcière inquiétante [8]. On en parle que sur la pointe des pieds [9]. Elle a des mains en fer [10], un regard implacable [11], des chaussures pointues [12]. Ses cheveux sont prisonniers de rouleaux serrés. Perchée au sommet de l’arbre [13], elle domine tous les autres [14], impose le vouvoiement à de petits enfants, les force à avaler ce qu’ils n’aiment pas, refuse toute embrassade et tout geste câlin (Folcoche et Mme Lepic). Elle a eu trois garçons et n’en voulait que deux. Le dernier, elle l’habillait en fille, lui faisait des anglaises [15]. C’était avant qu’il aille à la guerre et ne devienne chauve [16].

proposition n° 42

entre la 12 et la 13

Quand le jour se lève enfin, elle n’y tient plus et elle s’enfuit. Une fuite calme à pas mesurés qui n’a pas l’air d’en être une. Une fuite d’adulte sans volcan intérieur. Une fuite raisonnable sur la pointe des pieds, juste le temps de se dégourdir les jambes. Dedans, ça brame, ça hurle. C’est terrorisé en sourdine. Elle tente de doubler les images, il lui semble que tous ses gestes et toutes ses pensées sont nimbés d’un halo criard comme pour souligner une réalité déjà surréelle, encore accentuée artificiellement, elle cherche un coin de répit en dehors des lumières crues, en dehors de l’impuissance. Elle voudrait les secouer, déchirer les blouses blanches, les obliger à réagir, à prendre la mesure. Ne plus avoir à entendre les gémissements, le désespoir, que quelqu’un fasse quelque chose pour l’aider, apaise sa faim, trouve le moyen de la faire boire et surtout, surtout, enlève cette peur qui lui serre le ventre. C’est ça le pire, savoir dans quelle immense épouvante est la mère et ne plus pouvoir faire rempart, savoir que tous les pauvres subterfuges qui maintenaient un semblant d’illusion resteront sans effet à partir d’aujourd’hui, qu’il n’y a plus de sursis, plus de faire semblant, et qu’on joue pour de vrai. Avoir une conscience accrue de ce réel sans aucun filtre pour l’adoucir. Ne rien pouvoir, faire bonne figure, prendre la fuite en douce et revenir plus calme, prendre sur soi, se raisonner quand tout invite à déborder. Elle est trahie par sa fatigue, elle qui se voudrait debout. Elle a besoin de se terrer, ne veut plus voir ni être vue. Aimerait dormir. Que le temps passe sans elle. S’engouffre au hasard dans un passage sombre.

entre la 13 et la 14

En attendant, elle laisse le temps traîner encore un peu, n’en revient toujours pas de se retrouver là (elle ne peut pas en être déjà là, c’est tout simplement impossible, il est encore tôt, elle a dû sauter des chapitres, c’est passé bien trop vite). Plus d’accès à ses émotions pour l’instant, anesthésie générale des sensations. Elle essaie de se familiariser avec les lieux, d’en faire une possible demeure, d’établir une routine, quelque chose avec des repères auxquels elle pourra s’accrocher au plein cœur de la tempête. Elle ne se sent pas franchement à l’aise dans ces espaces organisés qui ne lui parlent de rien. Pas de bistrot du coin. Pas d’odeur de chocolatine. Personne à repérer et à suspendre en vol. Pas de figure incontournable pour qui connait bien le quartier. Pas de quartier du tout. Du passage à vide. L’obligation de courber l’échine. Ne pas trop déranger, ne pas intervenir. Pas possible d’imaginer une autre histoire que celle qui se déroule ici et maintenant. Elle en est le personnage principal même si ce n’est pas elle qui meurt à la fin. N’en finit plus de retourner sur ses pas, de traverser les strates du temps, de renifler ses propres traces. Tout ça pour détecter la faille, prendre un autre chemin, être partout ailleurs qu’en ce moment présent qui ne ressemble à rien. Alors qu’elle se résigne à regagner l’antre ricanante où le temps passe aussi sûrement que dehors, elle se fige soudain et happée par une scène à l’autre bout de la place ruisselante de soleil, repart sans crier gare dans un passé épais.

entre la 21 et la 22

Un sursaut quand la porte s’entrouvre. Elle est en train de s’assoupir, bercée par le souffle encore régulier de la respiration de la mère. Ses paupières luttent un peu puis retombent lourdement.

entre la 22 et la 23

Elle finit par s’ébrouer et sortir de la torpeur dans laquelle l’a plongée l’atmosphère étouffante de la chambre. Se sent hébétée. Tente d’ouvrir la fenêtre à glissière qui ne veut pas glisser, à peine de quoi happer une goulée de l’air brûlant du dehors. Distraitement, file à la salle d’eau se servir à boire dans le gobelet en plastique dévolu au rinçage des dents. Hésite à sonner pour demander où se trouve le minibar réfrigéré. Pense ensuite que personne ne goûtera la plaisanterie et se remémore dans la foulée le dernier fou rire avec la mère. Elles avaient ri à perdre haleine, dernière muraille contre le pire, ri contre l’incongru, ri contre le père qui s’affolait de les voir rire. Un rire de revanche, un sursaut, un ultime acte de résistance dans cette histoire absurde qu’était devenue sa vie. Elle en sourit encore et manque se retourner pour le lui rappeler, se ravise au dernier moment quand le drap pâle et immobile avec juste un léger renflement au milieu lui saute de nouveau aux yeux. L’eau est tiède avec un goût doucereux. Elle regagne la fenêtre, appuie son front contre le carreau, laisse divaguer son regard.

entre la 30 et la 31

Il lui semble qu’il y a des jours qu’elle est assise là, à regarder l’angle du lit, les hautes barrières inutiles, les appareils clignotants aux sirènes stridentes qu’on n’a pas toujours le temps de venir arrêter tout de suite et qui scandent quelque chose qu’elle ne veut pas entendre arriver, des jours qu’elle dort sur ce lit de camp, enroulée dans son pull, des jours qu’elle relit la même page du même roman emporté à la hâte quand il a fallu venir ici sans plus tarder une seule minute, des jours qu’elle navigue dans les méandres de l’histoire, ne parvient plus à savoir quel est le temps réel, des jours que les clichés s’empilent, rappellent la mémoire, qu’elle traverse les âges et les gens, qu’elle déplace les souvenirs, les tourne dans tous les sens, regarde en dessous pour en trouver la clé, des jours qu’elle récapitule, qu’elle trouve des liens, qu’elle cherche une fin moins douloureuse, qu’elle tente de savoir quels seront les bons mots, quels seront les bons gestes, qu’elle s’invente des forces, qu’elle règle des comptes, qu’elle allège et pardonne, qu’elle regarde avec une curiosité horrifiée les événements suivre leurs cours, qu’elle se voit de très haut, coupée d’elle-même et tellement vivante dans les instants présents, passés et à venir qui s’emmêlent et se trouvent, dessinent un portrait qu’elle ne peut pas figer, des jours qu’elle n’a pas pu lui parler, seulement la toucher, des jours qu’elle regrette de n’être pas capable de veiller rien qu’une seule nuit et de s’être endormie en relâchant sa main, des jours qu’elle appréhende de croiser son regard. Tant de jours depuis hier.

proposition n° 43

C’est terminé, ils quittent la ville. Ils rentrent chez eux. Elle regarde son mari finir de remplir le coffre de la voiture. La petite est déjà dans son siège. Elle a eu du mal à s’arracher aux cousins. Le grand, lui, est caché derrière sa tignasse, barricadé entre guitare et téléphone, il ne va pas tarder à faire semblant de dormir pour éviter d’avoir à leur parler. Ils le déposeront à l’internat au passage. Elle se promet de prendre soin de chacun d’entre eux, de rattraper tout ce temps mis entre parenthèses. Maintenant, son attention n’est plus attirée ailleurs. Elle n’aura plus à vivre coupée en deux, en état de siège permanent. Elle peut reprendre pied dans l’existence. Se demande si son horizon va s’ouvrir, se sent des envies de tourbillons, aimerait danser sous la lune, tournoyer jusqu’à suffoquer et perdre l’équilibre, rire à perdre haleine, ré-enfourcher la vie, la tenir fermement par la crinière, la pousser au galop, s’étourdir et crier de plaisir. Elle échange avec son petit (plus si petit) frère, un regard de connivence un peu grave. Ils savent tous les deux que plus rien ne sera pareil. Elle décide de prendre le volant. Ce n’est pas si souvent lorsqu’elle est en famille. Il lui reste encore une chose à faire et elle veut la faire avec eux. Elle se concentre pour ne pas se tromper, suit les grandes allées toutes droites de son souvenir, reconnaît, à la couleur diffuse du soleil entre les feuilles des marronniers, le point qu’elle cherche à retrouver. Devant l’embranchement, elle hésite un peu, coupe le moteur, se remplit du début de l’impasse, cherche tout au fond d’elle un semblant de souffle, finit par murmurer « vous voyez, c’est là, c’est exactement là, c’est incroyable comme rien n’a changé ».

proposition n° 44

Des lieux et des gens, des histoires de gens que traversent les lieux. Les rencontres, les évitements, les trouilles et les non-advenus, les possibles effleurés, toute la vie secrète et rêvée des héros de l’ordinaire derrière la palissade du décor, tout ce qu’il y a à lire entre les lignes de ce qui se voit, s’écoute, s’entend, s’imagine et nous rapproche des autres. Comprendre ce qui nous différencie, ce qui nous rassemble, faire partie d’un universel humain imparfait mais en faire partie. Trembler de désespoir, saigner des larmes d’une injustice criante et jamais réparée, s’effilocher en particules de joie. Se fondre dedans cet autre et s’y sentir chez soi. Retourner en enfance mais avec d’autres armes et se réconforter.

Ce qui serpente autour, qui guide le souvenir au détour, qui engage le corps dans les alentours et qui construit les contours. Silhouette devinée, qu’on peut à loisirs détourer et remodeler. Construction déconstruite comme un jeu de cubes aux mille facettes, un jeu de hasard aux solutions multiples. Le chemin nous laisse les rigoles à emplir de nos propres trésors et nos tristes défaites. Il nous embarque avec.

Remonter jusqu’au nœud, patiemment le dénouer et suivre tous les fils sans regarder trop loin. Laisser venir et suivre puis se laisser surprendre. Revenir en arrière, recoudre tous les liens, se mettre un peu plus loin pour contempler l’image. Tomber sur l’émotion qui raccroche le monde, tenir tout dans sa main juste pour un instant. Faire valser plus loin tout ce tissage lourd et conserver pour soi quelques points minuscules, quelques trous dans la toile qui laissent apercevoir un morceau d’horizon. Reprendre enfin la route.



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1ère mise en ligne 11 juin 2018 et dernière modification le 13 septembre 2018.
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[1c’est la limite de ce qu’elle peut glaner comme souvenirs qui lui appartiennent en propre, de cette branche sur laquelle elle ne s’est jamais appesantie (attardée) parce que lointaine, relatée à la sauvette mais pas vécue, des anodins, comme si seuls les malheurs et les drames avaient pu se transmettre, rien que ce qui pèse (fardeau ardent), le reste est anecdote, paysage ou décor ; le repos et la joie : des parenthèses dont il n’ y a rien à dire puisque lisses et lumineuses, rien à gratter là-dedans, rien à extraire selon la philosophie familiale et surtout, surtout parce que c’est l’histoire transmise par les femmes, c’est la branche de la grand-mère et ici seule compte la vie des héros

[2la tête du vieux tonton joyeux et sa crinière blanche qui accompagne cette phrase

[3ça, c’est de l’éprouvé pour de vrai, il est à hauteur d’yeux ce grand coffre peint, fermé au début dont elle se souvient seulement au moment d’en soulever le couvercle : entre deux visites, il n’est plus qu’un vieux rêve enfoui, mais le tonton la prend par la main pour la conduire dans la pièce aux jouets, les vieux jouets des enfants grandis qui ne servent plus que rarement et là tout lui revient, c’est vrai, il y a un coffre merveilleux avec des jouets dedans, elle va pouvoir fouiller, retrouver des trésors pendant que les autres restent des heures à table, elle se rappelle aussi de la cuisine pantagruélique, de ce qu’en disent les adultes avant d’arriver, dans la voiture

[4la blague du tonton (ça c’est du relaté) qui lui faisait toujours croire qu’il allait la manger toute, la crème dessert

[5il est dans l’image bien avant d’être écrit, c’est lui qui contient tout ce temps, tout ce lieu, c’est par lui que le décor advient et les souvenirs

[6la grand-mère joyeuse tirait peut-être de là son côté juvénile, son grand demi-frère, beaucoup plus grand, elle avait pu vivre une enfance d’enfant, elle ; c’est quand même drôle cette part d’enfance qu’on ne lui a jamais reconnue le droit de porter que comme une tare, une preuve de son incompétence à être adulte (une muselière)

[7lâcher du lest, lâcher de l’est, lâcher qui elle est ou croit être, relâcher la vigilance permanente, la peur de ne pas être ce qu’il faut, la crainte d’être abandonnée alors se surveiller puisque jamais assez bien pour être aimée, c’est ça la mère, une boule d’attentes et de doutes lancinants qu’il faudrait décrisper membre à membre, aérer, dénouer, dégripper, écarteler jusqu’à ce que l’air circule de nouveau et la laisse pleine, gonflée de vie et d’un peu d’insouciance ( pas étonnant que…)

[8peu de vrais souvenirs de la sorcière, juste une fois où la mère lui rapportait un tapis roulé et son regard méprisant qui se baissait sur elle (ce qui revient en relisant : elle avait prêté le tapis au jeune couple qui s’installait puis avait laissé entendre qu’il allait être sali par les fuites de la petite, la mère avait fait preuve de courage en rapportant l’objet, elle avait donc refusé quelquefois d’être ce que l’on attendait d’elle)

[9elle a découpé la tête de la grand-mère joyeuse sur toutes les photos de famille, on dit qu’elle obligeait la bonne à cirer les pieds de la table à quatre pattes quand elle était enfant, la menaçait de la faire renvoyer par son père

[10elle n’a jamais aimé son mari qui était bon comme du bon pain, affectueux avec les enfants mais d’une éducation simple, lui a fait voir les pierres, il est mort de chagrin ; pêle-mêle ces choses qui flottent dans la mémoire inconsciente collective, cette mémoire descendante qui reste et définit la suite

[11l’image des bonnes femmes collet monté dans Claude Simon, vieille bourgeoisie poussiéreuse et revêche, engoncée jusqu’au cou dans l’amidon

[12la sorcière de l’Est du pays d’Oz

[13aussi une frontière : plus personne avant elle, elle est infranchissable

[14une femme dominante (écrasante), ce pourrait être l’histoire d’une revanche à prendre qui s’est écrite ensuite (parce que là, c’est l’histoire des hommes, il va sans doute falloir renoncer un jour à tout expliquer, trouver une logique dans ce qui n’en a pas, alors broder pourquoi pas, extraire des possibles en tous sens, finalement, la mise en ordre rassure, vive la déstructuration !)

[15il y a un portrait de chez un photographe

[16il y a tout de même une justice et surtout pas de hasard pourrait-on écrire si on décidait de faire un texte plus espiègle et léger et d’ailleurs, c’est ce qu’il faudrait faire car cette sorcière, finalement, ne pèse pas plus lourd qu’une plume dans cette histoire, c’est presque de l’histoire annexe, l’histoire d’une autre histoire en amont (mais pas la genèse)