Maroc | Souleyma Haddaoui, Larme de résistance

–> AUSSI DANS CETTE RUBRIQUE
l’auteur

Souleyma Haddaoui, jeune écrivain marocaine, fait une thèse de doctorat en sociologie politique à l’EHESS, et elle est actuellement visiting researcher à la Georgetown University de Washington. La suivre sur Facebook.

Je remercie à nouveau Fayçal a Bentahar (cinéaste, Le regard aveugle) de nous avoir présenté ce texte puissant, d’une très grande justesse malgré la violence et la dureté du thème abordé, et ouvrant à un magnifique partage d’humanité.

le pitch

Une larme de résistance se réfère au débat qui suivit le suicide d’Amina El Filali (article Le Monde 24/03/12), victime de la loi 475, et de cette mentalité archaïque que malheureusement l’on retrouve encore dans certaines coutumes marocaines. Un documentaire de l’enfant terrible Nadir Bouhmouch (475 / Maroc 2013) réfléchit aussi autour de cet aberrant article qui permet tout bonnement qu’un violeur soit pardonné de toute peine, si un mariage arrangé avec sa victime voit le jour, famille aidant... FaB.

le texte

 

Elle coule le long de son épaule, je la vois sur son bras à présent. Elle roule, ne sèche pas. Je croule sous les coups. Mais elle résiste. Ma larme. J’en verse une tous les jours, une puis des milliers. Un flot jaillit de mes yeux tandis que je meurs de soif et de faim. Je n’ai aucune énergie, aucune force de résistance. Ce quotidien est devenu un cycle imperturbable depuis qu’un papier nous a enchaînés à vie.

Tout a commencé un matin frais d’octobre. J’avais quinze ans. Des rêves et encore des jeux d’enfant plein la tête. Je marchais vers le bus qui m’emmenait tous les jours au collège. Il a surgi de nulle part. J’étais seule. Il a pointé son couteau vers moi puis frotté la lame contre mon flanc avant de la remonter vers mon cou. Je n’avais pas pleuré ce jour-là. Il m’a traînée loin des rues de mon quartier trop calme, dans les bois. Je n’oublierai jamais la froideur de la lame contre ma peau. Le sang glacé d’effroi. Ses menaces et le poids de son corps, sa force. Le reste est un trou noir. Je me rappelle juste qu’il a craché sur mon visage en remontant son pantalon et qu’il est parti. Là non plus, je n’ai pas pleuré. Je ne saisissais pas encore ce qui m’était arrivé.

J’ai eu la mauvaise idée, bien plus tard, de chercher les bras de ma mère et de lui raconter. Tout s’est précipité par la suite. Ma mère inconsolable de l’honneur perdu, le nom sali par la tache de sang retrouvée. Coulé prématurément. Hymen et honneur partagent un h muet qui peut vous mener vers une mort certaine, sans bruit.

« Il faut qu’il aille en prison. Personne ne voudra épouser notre fille, tu comprends ? Elle n’est plus bonne à rien et tout le monde va se moquer de nous ! » scandait ma mère à mon père sous le choc. Au début, ma mère voulait traîner le violeur en justice. Mais c’était au début, avant que le procureur et le juge ne fassent pression sur mes parents. Avant que les parents du criminel n’interviennent aussi pour sauver leur réputation à leur tour. J’étais moi, victime unique et principale, oubliée. Mise de côté pendant que les adultes réglaient leur compte et pensaient à leur honneur avant tout. Mon malheur personnel, on s’en foutait. Mon destin brisé ne regardait que moi.

C’est le nom qui compte. Et c’est pour ça que des vautours en costume se sont infiltrés dans cette fissure sociale. Ils ont trouvé le remède aux préoccupations familiales des deux bords : « votre fille ne vaut plus rien dépucelée, et vous, votre fils aîné, vous ne voulez pas qu’il fasse de la prison n’est-ce pas ? Donnez-nous vos dirhams et on vous sauve vos deux honneurs pour le prix d’un destin : le sien. » Et ils m’ont regardée avec des yeux de rapaces affamés. Je pensais avoir fait un cauchemar jusqu’au jour où ma mère m’a coiffée et habillée en me disant que je partais le soir même chez ma belle-famille. Ma mère faisait tout pour garder son sourire alors qu’elle me transformait en belle poupée prête pour son deuxième viol.

Tout a basculé. Depuis que mon bourreau a acheté sa liberté, je coule donc et admire mes larmes qui prennent leur temps pour sécher sur sa peau, la saler comme il a rendu amère ma vie. S’en rend-il compte ? Voit-il leur résistance à elles moi qui n’en ai plus ? Je ne sais pas. À ce stade violent de ma vie, je m’accroche à cette eau bénite que le Ciel me donne encore pour attendrir peut-être ou manifester, moi qui n’ai jamais pu parler. Ni contre ma mère ni contre mon père, encore moins contre lui. Cet inquisiteur qui a voulu me posséder de la pire manière et qui, comme moi, s’est retrouvé enchaîné. Mariage ou prison selon la loi sur le viol des mineures. Au final, ils sont synonymes.

Je la vois cette larme, l’idolâtre. Elle est ma source d’émerveillement. Elle brille de mille éclats au soleil, splendide. Je l’observe, avachie dans mon coin sombre. Je l’imagine s’étirer, onduler autour du corps de mon tortionnaire, l’enserrer jusqu’à ce qu’il étouffe. Parfois je pleure intensément dans l’espoir que mon torrent l’emporte et l’ensevelisse. Je le tue de mille délicieuses manières pendant que je meurs. C’est violent. Pas assez en réalité. Rien n’équivaut à la brutalité avec laquelle un homme prend possession de votre corps sans votre accord. Aucun mot, aucun discours, aucune loi ni aucun papier ne peuvent rétablir cette offense. Chaque jour je pleure et donne du sens ainsi à mon existence en suspens.

Il rentre parfois tard le soir et je sens l’odeur d’autres larmes. Son t-shirt humide. Une autre. Encore. Rien ne l’arrête plus. Le mariage le protège des autorités. De toute façon pour ces gens-là, c’est la femme la tentatrice, la salope. L’homme, faible, subit sa nature. Ma mère m’a raconté l’histoire d’une femme du quartier qui est allée se plaindre aux flics d’un employé d’administration. Il l’avait attendue à son travail puis suivie un soir jusqu’à chez elle et forcé son entrée. Elle a hurlé et heureusement pour elle un voisin est venu à sa rescousse. Lorsque cette femme est allée voir les flics le lendemain, ils lui ont tout de suite répondu « et qu’est-ce que tu foutais dehors à cette heure-là ? » Ma mère pleurait de rage en me racontant cela. Elle savait. Et moi j’avais enfin compris son dilemme et notre impasse.

Je griffe le mur au lieu d’arracher sa peau. Je ne sais pas comment sortir d’un piège familial, structurel. Le poids de ce corps contre le mien, au propre comme au figuré. Cette force écrasante et le mouroir social dans lequel je fus placée.

Je pleure et crie de rage parfois mais trop rarement. Il arrête car il n’aime pas mes sanglots. Il n’aime pas que mon corps ait de la vie. Que je ne me dessèche pas. Lui qui est comme un tronc d’arbre sans sève. Lui dont le cœur est froid et rabougri comme un pruneau.

Mes larmes me donnent du sursis. Il en est distrait au point de ne pouvoir aller au bout de ses coups. Les larmes ne sont pas l’arme des lâches. Elles ne sont pas pure faiblesse. Elles sont la manifestation d’humanité. Les brutes ne pleurent pas. Et moi, j’ai tellement de cœur qu’il déborde de mes yeux.

Ainsi, j’ai préféré… Non. J’ai décidé de cesser de vivre. Vivre ainsi entre quatre murs à attendre que mon corps inonde le sien. Attendre un quelconque miracle dans ma partition interrompue trop tôt. À quinze ans, on éclot à peine. Moi on m’a arrachée. Mon passé d’innocence et mon avenir. La foi a ses limites lorsqu’elle rencontre la faiblesse humaine.

Je voulais étudier, aller en ville, trouver un emploi et prospérer. Rencontrer un homme bien et fonder une famille. Pourquoi m’ôter tout accès à une vie digne et normale, monsieur le juge ? Car oui, c’est le juge qui a décidé que je devais épouser cet homme après les demandes de ma mère et de la famille du criminel. Je suis mineure et le juge a le droit de décider ce qui est « bon » pour moi. De violeur à mari, c’est ça le « bien », même. Tout est possible dans ce pays. Je ne sais comment le présenter si j’ai des amis un jour : « Bonjour, voici mon violeur ! Euh mon mari ! » L’absence de logique rend l’humour nécessaire. Je deviens folle.

J’ai envie de lui écrire à ce juge. Lui dire, du haut de mes dix-sept ans à présent, ce que je pense. Lui demander pourquoi il m’a dépouillée de mes droits le jour où cet homme a décidé de succomber à sa bestialité. En quoi donc est-ce ma faute qu’un homme mette de côté sa raison parce que mon corps le tente trop ?

Et de quel droit dans cette société, regarde-t-on le corps de la femme comme un bien public dont tout le monde peut disposer ? Nous, femmes, devons déjà tout justifier doublement, expliquer doublement, être doublement sérieuses, calmes, obéissantes. Tout compte double pour nous dans nos devoirs. Nous comptons à moitié et moins, pour nos droits. 

Et si seulement les textes de loi arrêtaient de nous voir comme une montagne arithmétique : huitième, quart…demi-portion finalement, dans une société irrémédiablement boiteuse. Ah, monsieur le juge, si vous aviez le courage de soutenir mon regard et celui de toutes celles que vous avez condamnées pour soi-disant sauver leur honneur. Vous savez comme vous obstruez tout avec vos lois. Comme vous nous coupez les ailes et nous empêchez jusqu’à marcher.

Ah, cher juge, si seulement vous aviez la rigueur morale que votre métier impose.

« Tout le monde y trouvera son compte », avez-vous dit. Et quoi, la prochaine étape pour moi serait que je tombe enceinte, donne naissance à deux puis cinq enfants, comme ma mère, et que je vous laisse reproduire le cycle avec ma fille ? C’est cela y trouver mon compte ? Impossible. Si je tombe enceinte je ne pourrai pas attendre le miracle de larmes acides qui brûleraient la peau de mon violeur d’époux. Je ne supporterais pas ce ventre qui s’arrondit, me courbe le dos plus encore. Ce ventre qui sera lui aussi battu. Mon visage contre terre et mon corps dans une mare rouge fausse-couche. Autre drame, autre destin brisé par cet homme. Par cette cour. Mais n’est-il pas triste que je doive mourir pour trouver ma liberté ?

Société meurtrière. Le monde doit savoir que ce n’est pas l’homme qui m’a tuée. Ce n’est pas son instinct, c’est ce que la loi en a fait et qui est pire. Au bout du viol vient la trahison sociale. Des étrangers qui ne savent rien de ma vie et qui décident contre une poignée de dirhams, de protéger un crime.

Louer ensuite le violeur qui passe au stade d’homme. À croire que c’est la virilité même que de posséder une femme contre son gré ! C’est donc le message que vous voulez transmettre ? Mais non j’oubliais. Il n’y a pas de viol selon vous. Vous préférez dire que moi j’ai failli. Je n’ai pas eu la force de protéger cet homme de son désir. J’étais fautive car aguicheuse certainement. Ou encore, je le connaissais. Nous étions voisins, tout s’explique : on se fréquentait. Le viol n’existe pas dans votre jargon.

Finalement tout cela est très simple pour vous. Votre puissance est nichée entre vos jambes. Confortablement assis, entre vous, sur des sièges en cuir derrière un pupitre de juge, vous sanctionnez notre corps pour excuser vos défaillances. Oui, facile de décider que c’est de notre faute à nous, les femmes. Que même si nous avons six, quinze ou vingt ans, c’est parce que nous avons tenté. Nous avons pêché. Du haut de votre barbe messieurs, vous condamnez vos mères, vos filles, vos sœurs à cette prostitution. Cette vente aux enchères sociales. Mariage ou peine de prison.

Pire, du haut de leurs poils parsemés, certains osent même nous parler du Prophète et professent des paroles qui sont les leurs et non les siennes. Tous humanoïdes plus que défectueux, ils se prennent alors pour Dieu. Mais dans le Coran c’est Dieu qui parle à l’Homme, pas l’homme qui se prend pour Dieu ! Comment pourrais-je leur parler, leur dire ? Après tout, je ne suis qu’une « analphabète » nichée dans une baraque rurale, monde archaïque qui ne comprend rien mais subit tout, curieusement. Si seulement vous saviez ce que vos jugements à l’emporte-pièce font. Si vous réalisiez la nature de cette flamme que vous êtes en train d’éteindre. La mienne et celle de tant d’autres.

Il n’y a rien d’aisé à abandonner la vie lorsqu’on a eu tant de rêves et aspirations. Rien d’évident à se convaincre qu’il n’y a aucun espoir, aucun recours. Vous m’avez empêchée de vivre libre. Je vous sanctionnerai par ma mort. Par son vacarme. Mon corps parlera pour moi. Ces bleus à l’âme visibles à qui veut bien les voir… et ces larmes. Ces larmes qui ne tarissent pas. Ces yeux rougis, gonflés, qui ont pris dix ans en quelques mois. J’espère que mon esprit vous fera peur, vous qui prétendez craindre l’au-delà. La mort n’est pas une décision lâche. C’est vous les lâches qui m’avez vendue. C’était le choix facile pour vous. La femme que je suis n’a besoin que d’un toit et d’une famille à l’honneur sauf, selon vous. Je vous défie en mourant parce que vous m’avez ôté ma joie. Sachez que la mort d’une innocente n’est jamais discrète.

Je sors donc faire mes courses ce matin. Et d’un pas résolu. Sur ma liste : œufs, farine, thé et mort-aux-rats. Tuer la bête qui a pris possession de moi. Cette autre, faible et sans rêves, que je ne reconnais pas. Pour la première fois depuis longtemps je n’ai plus de palpitations d’angoisse. Je porte un foulard rose et vert. Pas noir. Je veux une mort gaie. Libératrice. C’est une fête. Un lever de rideau pour une autre performance. Je reprends le pouvoir. Je possède mon corps de nouveau et décide de sa fin. Du dernier acte. Salutations à un public posthume. Hommage aux larmes d’émotion, de contrition, de révolte. Je sais. Je le sens. Au plus profond de mon âme. Dieu ne m’a pas abandonnée. Je marche droite aujourd’hui. J’affronte mon destin. Je ne le subis plus.

Et lui… Lui, je le regarde intensément. Je veux qu’il sente le froid de ma mort pénétrer son corps comme sa lame a pénétré le mien. Je veux qu’il se fige et que son cœur éclate comme un bloc de glace. Je me sens reine aujourd’hui. Il parle pendant que je défais le sac à provisions, mais je ne l’écoute pas. En fait, il ne parle jamais : il beugle et crache. C’est un sous-homme, un moins que rien. Je ne l’entends pas. Je songe uniquement à ces heures qui me séparent de ma libération.

J’avale le poison, vite. J’ai peur. De l’inconnu. Je repense à mes petits frères et sœurs. Tout d’un coup. Sans raison. Je les ai oubliés dans mon délire intérieur. Que vont devenir mes sœurs surtout ? Si j’avais pu…Si j’avais pu survivre pour elles, lutter pour elles. Pourquoi y penser tout d’un coup, maintenant ? Trop tard ? J’étouffe. Ma gorge se serre. Mon ventre se tord de douleur. Peut-être ma mort sauvera-t-elle mes sœurs. J’y pense avec soulagement. Espérer encore ? De cette société infâme ? Oui, j’ose. Ma mort proche me l’impose et l’espoir fou m’obsède. Celui qu’on lise à travers mon suicide. Que le juge le découvre et y réfléchisse. Qu’il se dise que les femmes après tout sont des êtres vivants qui ont des aspirations autres que celles dans lesquelles il les a enfermées. Que nous aimons la vie, le respect de notre corps et notre esprit. Que nous poussons mieux libres, sous un soleil bienveillant, que plâtrées contre les dalles d’un sous-sol crasseux. Ou à l’abri des regards, dans une forêt lugubre.

Je rêve. Tout tourne, vacille, à présent autour de moi. Mon sang vomi se déverse comme l’encre de l’écrivain qui a trop dit. La terre flotte au lieu de me tenir ancrée. Je voulais voir mes parents une dernière fois et mourir là où j’ai vécu mes meilleures années. Je n’ai plus la force de bouger. Ce fut plus rapide que prévu. Même mes larmes m’ont désertée. Je suis abandonnée par mon ultime résistance. Livrée à l’ivresse de la mort, seule. Ce moment qui épuise mon souffle doucement. Et cette douleur qui rappelle mon existence. Un mal de ventre atroce. Ultime peine avant ma révérence salvatrice. Irai-je en enfer ? Les filles comme moi ne peuvent rêver de paradis a priori. Mais même l’enfer sera moins dur que ce quotidien avec mon bourreau. La vie s’accroche à moi par cette douleur alors que je veux la lâcher.

Une larme se fraie enfin un chemin sur ma joue. Amie, complice. Consolatrice. Une dernière résistance. Elle roule pendant que je pars. Elle brille comme un diamant. Le soleil est plus éblouissant que jamais aujourd’hui et il caresse ma joue. Je me revois enfant, jouant dehors avec mes frères et sœurs. Nous chantions, courions entre les différentes maisons de notre ruelle. La vie devant nous. Ma rêverie s’interrompt. J’entends des voix autour de moi, des cris, mais je suis déjà loin. Je sens ma larme effleurer mes lèvres avant de se nicher sur mon menton. Je la sens encore, la goûte. Salée, vibrante, forte.

Je souris pour la première fois depuis vingt et un mois.



Tiers Livre Éditeur, la revue – mentions légales.
Droits & copyrights réservés à l'auteur du texte, qui reste libre en permanence de son éventuel retrait.
1ère mise en ligne 20 mai 2013 et dernière modification le 5 juin 2013.
Cette page a reçu 1589 visites hors robots et flux (compteur à 1 minute).