John Barnett | Le secret de Joe Louis Barnett

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l’auteur

« Écrivain-détective né le 1er mai 1931, le jour de l’inauguration de l’Empire State Building — mais il n’y est pour rien —disparu en juillet 1969. Capitaine, sergent puis lieutenant des Marines en Corée, insubordonné par religion, démobilisé en 1957, agent de la CIA, puis détective privé. Un témoin l’aurait aperçu pour la dernière fois, embarquer dans un trawler des années 40, dans le port de Cockburn Town (îles Turcos & Caïcos), un cigare aux lèvres après avoir acheté une grande partie de la cave à alcool locale. »

Voici la biographie convenue de John Barnett, qui sert d’incipit aux éditions originales de ses livres. Auteur culte dans les années soixante-dix, trop délaissé depuis lors, publie.net propose pour la première fois en français, grâce aux traductions de Patrick de Friberg la suite magistrale de son Histoire secrète des 60’s, où chaque grand événement (le crash de Roswell, les premiers jours de la guerre froide, la mort de Marilyn Monroe ou celle d’Elvis Presley, les premiers pas de l’homme sur la lune, l’assassinat de John F Kennedy, le Watergate) sont remis dans leur contexte, et les dossiers d’archives explosifs réouverts.

Sur Patrick de Friberg, lire Comment devenir auteur de romans d’espionnage en 10 leçons.

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le pitch

Les Barnett, aussi l’invention d’un détective et de son traditionnel binôme, et que la propre fille de l’auteur, Joe, est la collaboratrice des deux enquêteurs. Alors, puisque c’est le détective qui raconte, pourquoi se priverait-il de parler de son auteur, n’est-il pas la personne au monde qui le connaît le mieux ? Une bonne part du vertige vient de là.

Un complément à l’histoire des Barnett, cette nouvelle est la plus belle introduction à cette suite de polars dont deux sont parus, et les suivants prêts à se relayer toute l’année.

Magnifique initiation aussi au travail du traducteur... et un vrai mini-polar de derrière les fagots.

le texte

 

Chapitre 1

 

J’avais vingt-deux ans, un vieux.

 

1953. Sacrée année pour moi.

Je venais de décider que je ne serais jamais plus le gentil gars qui était parti tout beau, tout neuf, en Corée trois ans plus tôt pour prétendre revenir avec les mêmes honneurs que les anciens qui avaient libéré le monde des nazis.

Malheureusement pour nous, ces rescapés revenus entiers ou en morceaux, nous n’avions combattu que des communistes dans une Guerre froide qui s’installait pour toujours sans que les populations n’en comprennent plus, dés sa naissance, l’origine.

Quand vous revenez, ceint de ce tatouage invisible de vétéran, il y a un temps où vous espérez, un autre où vous cognez le nez des bourgeois qui vous montrent du doigt, un dernier où vous haussez les épaules et buvez un peu plus de whisky que la norme au son d’un vieux trombone. Ce fut mon cas.

Je venais d’entrer à la CIA, non par choix, mais parce que mon meilleur ami, Roberto Pancrasse junior Pancrasse m’y avait trouvé une planque confortable où je pouvais jouer du trombone et boire du whisky dans un service qui rassemblait tous les originaux que l’Amérique avait réussi à ne pas faire massacrer durant les vingt dernières années.

J’avais vingt-deux ans, un vieux. Je vivais avec une Russe que j’avais libérée des mains d’un proxénète bulgare que je ne pouvais épouser à cause de ma hiérarchie quelque peu pointilleuse sur le sujet.

Je pouvais me sentir libre, comparé à l’année de camp de concentration que nous avions vécu avec Pancrasse en Corée du Nord. Je me sentais pourtant comme un poisson rouge dans un aquarium.

Je peux vous avouer que ce fut la plus belle journée de ma vie, celle qui me fit rencontrer John Barnett pour la première fois, celle qui me fit sauver la mémoire d’un couple d’innocents, celle qui me permit de rencontrer cette jeune fille qui devait devenir dix ans plus tard, sans qu’elle s’en doute, ma secrétaire.

Mais je vais peut-être trop vite.

Je suis un peu sanguin avait écrit le psychologue qui avait signé le dossier médical permettant mon incorporation au sein de la CIA. Il faut avouer que je l’avais un peu poussé, pas menacé directement, mais il avait pu voir que je pouvais planter un stylo dans un mur au centre du joli tableau imitant les pommes de Cézanne, nature très morte offerte par son épouse. Il avait donc signé avec la note maximale ma demande de transfert vers l’Agence.

Ce jour du 18 juin 1953, je fus réveillé par Natasha, ma jolie compagne. Ce n’est pas une habitude, parce qu’elle est actrice, donc sort beaucoup le soir et dort souvent tard le matin. J’avais ouvert les yeux sur son corps parfait, ses mains sur des hanches sur lesquelles je mets au défi le plus doué des peintres de trouver le moindre défaut. À moins qu’il ne soit cubiste, cela va de soi.

— Y a un Blanc qui frappe comme un sourd depuis dix minutes.

— Il t’a réveillé, Nat ?

— Non, mais je voudrais prendre un bain. Je viens juste de revenir de ma soirée. J’ai eu juste le temps de me démaquiller. Tu vois bien qu’il faudrait que je me remaquille, que je m’habille pour ensuite te lever pour lui parler. Autant que je te réveille en premier ?

Pour Natasha, un Blanc représente la partie de l’humanité qui n’est pas russe. Non pas slave, mais russe de Leningrad et un peu des environs de l’ancienne ville des tsars. Natasha est d’un snobisme rare qui lui permet de gifler la moindre beauté blonde à l’accent roucoulant qui s’approche de moi.

Je remarquais en passant, qu’il était six heures du matin, qu’elle amenait avec elle dans un bain déjà moussant une bouteille de Champagne qui n’était bien sûr pas de ma cave, vide, ainsi que l’un de mes derniers cigares. Natasha ne s’effondre jamais la première quand elle fait la fête.

Dehors, le « Blanc » continuait à démolir ma porte de ses poings. Je reconnus aussi, venant du mur du salon, la voix de mon voisin qui gueulait qu’il allait se plaindre au commissariat, ce qu’il ne ferait jamais de peur que nous déménagions. Il se priverait ainsi de la vision directe de sa lucarne sur la salle de bain où il ne perdait rien des ablutions de ma Natasha préférée.

— Jack, bordel ! Tu vas répondre ?

J’ouvrais à Pancrasse. Il était suivi par un type de mon âge, en haillons, sentant les immondices et les journées à tremper dans une décharge.

— Merci, Pancrasse de croire en mon âme de bon Samaritain.

L’autre passa devant moi, en laissant tomber ses vêtements puants au fur et à mesure qu’il avançait vers la salle de bain.

— Pancrasse, tu es mon ami, mais Nat a déjà pris la place.

L’autre continua, ouvrit la porte, salua d’un coup de menton Natasha qui avait glissé dans son bain jusqu’au menton, poursuivit jusqu’à la douche sous laquelle il se jeta sans prendre garde à la température de l’eau.

Il faut reconnaître qu’il avait un corps d’athlète que Natasha apprécia sans paraître offusquée qu’un homme nu perturbe ses ablutions. Elle lui offrit même sa serviette et une gorgée à la bouteille quand il repassa auprès d’elle pour revenir vers nous, toujours debout dans l’entrée.

— Salut Pasolsky, et merci de votre hospitalité. Pourriez-vous me prêter des habits ?

Il avait la voix rauque et n’avait pas attendu ma réponse. Il se dirigea, toujours aussi dénudé, vers ma chambre. La tête de Natasha était apparue suivant ses fesses du regard, puis voyant mon air niais et dépassé par les événements, elle avait délicatement refermé la porte sur elle pour continuer son bain. Les affaires des Blancs sont toujours trop compliquées.

— Merci, Pasolsky, je vous revaudrai ça. Vous avez un peu à boire et à manger ?

— On va descendre, Julio’s doit être ouvert.

Je remarquais enfin que les deux hommes regardaient mes jambes et les chaussons en imitation de gros chats de Walt Disney que m’avait offerts Nat. Je n’avais pas envie de leur raconter que quelques minutes plus tôt, alors qu’ils revenaient d’une mission qui avait sans aucun doute foiré, je dormais avec la conscience tranquille d’un huissier du Trésor.

Je trouvais dans le fouillis laissé par Barnett, une chemise et un pantalon, sautais dans des mocassins de ce cuir léger qui fait les vacances sur un yacht même sans en avoir l’opportunité, puis courrait rejoindre les deux compères qui avaient déjà dévalé l’escalier en pensant au burger Spécial qu’ils avaient failli manqué. C’est à ces moments-là qu’on réalise que la mort peut être un terrible, car aucun de mes oncles rabbins n’avait pu encore me prouver que le paradis accueillait dans l’éternité un restaurant qui pouvait offrir pour l’éternité un burger au confit d’oignons et à la purée de piment.

++++

Chapitre 2

 

Mon type portait sur lui mon pantalon, mes chaussures et une chemise anglaise que je cherchais depuis que Natasha me l’avait planquée.

 

Je ne vais pas vous la faire longue, mes chers lecteurs de ce terrible secret des Barnett. Je tiens tout de même à expliquer ici qu’il y a des rituels qui sauvent une journée mal commencée. Le passage par chez Julio’s, le restaurant sis en face de mon immeuble, quand la 5e Avenue coupe la 125e à l’endroit précis où commence le chant des gospels et ce melting pot qui fait la richesse de ma ville en coupant l’envie de voyager plus que le Queens.

L’acte sacré de pousser la porte du restaurant dépasse de loin la plus petite des conséquences avérées ou non sur l’âme du plus fort des sacrements. Je vous laisse le choix de la religion, vous ne gagnerez pas à ce jeu de comparaison.

Disons, que vous pouvez me faire confiance parce que je l’ai déjà pratiqué avec un catholique, un juif ou un musulman, ne connaissant pas de bouddhiste autre que dans les salons de massages érotiques, où l’on ne pratique pas, c’est un fait connu, très assidûment la spiritualité.

Depuis cette tentative de comparaison entre les bienfaits et les forces des sacrements des uns et des autres, je pratique le refus borné, le parfait « je ne parle jamais des disparus, et donc, surtout de Dieu, avec un inconnu ».

Là, dans ce temple de la gastronomie, on apprend que le burger de Julio est la nourriture d’un paradis seulement terrestre, et cela m’arrange qu’il soit à New York qui devient ainsi le centre du monde. Un point c’est tout.

Pour en revenir à Julio’s, ce n’est pas que la nourriture et la boisson y soient bonnes, mais la totalité de ses clients pourrait affirmer que, si le divin existait, il s’exprimerait tout simplement dans le burger auquel j’ai donné le nom, ce « Spécial Pasolsky » qui mesure en onces les oignons confits et la purée de piments – du sept courts-bouillons antillais – entourant un morceau de bidoche de premier choix dont l’origine est gardée secrète par le patron, Julio, lui-même et himself.

— Un, non Deux, non Trois Spéciaux, trois !

— Oui, bonjour, Julio. Nous n’avons pas eu le temps de te prévenir, nous t’amenons un invité.

Il faut toujours demander au préalable à Julio si l’on peut venir avec un non-habitué qui peut ne pas être infidèle, cela dit en passant. Vu l’urgence de la situation, ma tenue débrayée et le sourcil relevé du taulier quand il remarqua –rien ne lui échappe, il est les yeux et les oreilles de la 5e Avenue – que mon type portait sur lui mon pantalon, mes chaussures et une chemise anglaise que je cherchais depuis que Natasha me l’avait planquée. Mais sa surprise était autre. Je poussais en avant mes invités vers ma table occupée à l’année en remarquant un détail agaçant.

— Vous avez retrouvé ma chemise ?

L’autre ne prit garde à ma remarque sur mon vêtement préféré, mais, il faut le reconnaître, un peu élimé.

— Je m’appelle John Barnett, Pasolsky. J’étais le supérieur de votre copain Pancrasse avant que McCarthy ne me saute dessus. L’heure est grave, vous allez pouvoir nous sauver.

Pancrasse hochait la tête. Il regardait Barnett avec ce respect qui flirte avec l’adoration. J’avais devant moi deux agents spéciaux sous les ordres du premier flic de la planète, J. Edgard Hoover. Je ne voyais pas comment un officier de la CIA occupé à l’année à se planquer loin du terrain de manœuvre pouvait concourir à la bonne exécution d’une mission dans le territoire des États Unis.

— Les gars, je ne veux pas vous décevoir, mais vous êtes, ou étiez, au FBI. Moi, je m’occupe de piéger des Russes et des Chinois qui croient que leur passeport diplomatique les protège d’un petit chantage pécuniaire ou sexuel. L’autre fou de McCarthy est inaccessible à mon niveau.

Le restaurant de Julio s’était tu à l’énoncé de l’évêque américain de la grande inquisition contre ceux que le New York Times dénonçait comme traîtres de gauche. Plus de la moitié des convives du restaurant étaient des rescapés des camps européens ou soviétiques, par leur naissance, leurs idées politiques ou leur manque de chance. Le courant actuel qui sévissait autour de la commission McCarthy, avait coupé en deux l’Amérique.

Ils me regardaient tous les deux.

Je n’ai jamais aimé cet air concentré de Pancrasse avant qu’il vous propose d’aller sauter sur une division de Nord-Coréens assoiffés de sang.

— Ce n’est parce les époux Rosenberg font partis de ta communauté, Jack. Tu es le seul qui peut monter un commando en quelques heures pour prendre d’assaut un bunker, libérer une fillette avant qu’elle ne soit envoyée en Russie.

— Comment ?

— Je leur ai promis que je prendrais soin de leur fille, Pasolsky.

John Barnett ne suppliait pas. Il montrait une détermination qu’on ne pouvait que respecter. Je croquais dans le Spécial, sentais le confit d’oignon sucré descendre dans ma gorge en même temps que la purée de piment allumait mon estomac. Après vous n’avez d’autre choix que de taper dans la bouteille de whisky pour calmer la sainte géhenne.

— Vous me demandez de lancer une guerre pour voler à l’administration, ses magouilles et ses échanges d’espions, la fille des Rosenberg ? Personne n’en a parlé de cet enfant ?

— Nous avons réussi à la protéger. Cependant nous l’avions confié à des amis du couple qui sont renvoyés en Russie pour soupçon de communisme et d’espionnage. Ils font partie d’un échange à Berlin.

— Et ils sont dans une planque facile d’atteinte ?

Je n’espérais pas trop, mais tentais de me rassurer.

— Alcatraz, Jack. Mais, là, nous aurions pu monter quelque chose avec Pancrasse. Non, là, pour sauver la petite, nous voulons prendre en otage le président.

Pancrasse se planquait derrière son Spécial, Barnett me souriait, puis lança un clin d’œil vers le bar. Je me retournais pour voir Julio applaudissant en silence. Derrière lui, sur le mur des photographies des personnalités, je remarquais enfin Barnett, jeune adolescent trop maigre, tenu par les épaules par un sergent des Marines à la sortie d’un camp de prisonniers, Julio, lui-même.

J’avais compris, je suis lent, mais il ne faut pas en rajouter tout de même.

Je ne pouvais pas refuser. J’avais fait pire dans les tranchées de Corée pour un prétexte que je ne comprenais toujours pas. Là, des types qui n’avaient rien à gagner dans une cause, ne me demandaient pas de faire sauter Alcatraz, juste d’envahir la Maison-Blanche.

Et puis, il faut le savoir, j’adore les feux d’artifice et les causes perdues.

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Chapitre 3

 

C’est cette histoire qui explique pourquoi je suis à l’aise dans tous les quartiers les plus mal famés de New York.

 

Je suis né au nord de Brooklyn, assez loin tout de même du quartier où j’aurais dû grandir, ce Little Odessa où ma communauté essayait d’oublier les pogroms et les génocides du siècle le plus meurtrier de son histoire.

Ce ne fut pas un hasard. Ma mère, une intellectuelle communiste polonaise voulait s’extraire de son milieu parce qu’elle avait trop combattu contre lui pour expliquer aux obtus qui dirigeaient la grande synagogue de Varsovie, dès les années vingt, la montée du nazisme. Elle m’avait éduqué dans la méfiance totale envers toute hiérarchie, ce qui m’avait offert dans ma courte vie quelques difficultés à comprendre mes chefs et une aptitude innée à me débrouiller tout seul.

Mon père, un boxeur talentueux, mais attaché à s’allonger à l’ordre des plus gros parieurs de la mafia, était trop demandé sur les deux continents pour s’opposer à la volonté de sa compagne. J’avais fait le catholique ou le protestant dans les rues du Queens ou de Soho, y avait rencontré Pancrasse et appris à me battre pour garder ma place dans la rue.

Alors que je commençais à savoir courir devant les bandes des quartiers, mon père ne s’était pas relevé après avoir trop fait confiance à son adversaire et baissé sa garde trop rapidement. Ma mère n’avait pas tardé à le suivre, emportée par une de ces grippes que les autorités d’alors n’appelaient jamais épidémies, juste pour que les pauvres ne demandent pas de l’aide à l’État.

C’est cette histoire qui explique pourquoi je suis à l’aise dans tous les quartiers les plus mal famés de New York. J’y ai mes habitudes et mes amitiés inaltérables forgées de coups et de courses dans les ruelles.

Je n’avais qu’à passer quelques coups de téléphone pour réunir les cogneurs et les spécialistes que je désirais lancer dans l’aventure. C’est ce dont nous parlions avec Pancrasse et Barnett quand Julio nous dérangea.

— Jack, il y a quelqu’un pour toi au bar.

Julio nous avait installé un QG dans une salle cachée qui avait servi de tripot pendant les années de la prohibition. Nous étions abreuvés de Spéciaux et de whisky à l’œil, sincère contribution d’un vétéran qui aurait voulu nous accompagner, s’il n’avait pas rapporté des campagnes de libération un pied en bois, échangé contre une mine anti personnelle.

Accoudé au bar devant une pinte de bière, un géant noir m’attendait. Je le reconnus immédiatement et fis demi-tour aussitôt.

Barnett me bloqua la porte.

— Il est temps de pardonner, Jack. Tu ne connais pas tout. Laisse-lui une chance. Il nous sera utile.

Joseph Louis Barrow, dit The Brown Bomber, le meilleur boxeur de sa génération avant la Deuxième Guerre mondiale ne me tendit pas une main que je n’aurais pas serrée. Il était celui qui avait assené l’uppercut qui avait couché mon père une dernière fois.

— J’ai appris pour votre opération. Les rumeurs vont vite quand elles viennent du fils de Jack Pasolsky senior.

Je ne voulais pas répondre. Je pensais juste comment je pourrais assommer avec mes techniques de combats de rue, le meilleur boxeur de l’univers.

— Jack, j’ai un papier pour toi. Il est temps.

Il me tendit une enveloppe. Je reconnus aussitôt l’écriture. Ma mère. Joe Louis continuait.

— Je peux vous être utile, Jack. J’ai mes entrées à la Maison-Blanche. Dwight est un de mes plus grands fans. Un coup de fil et je vous organise une sauterie à Washington.

Je n’avais d’yeux que pour l’enveloppe. Je me fichais des entrées ou des sorties de Joe Louis l’assassin. Je n’avais de mon père que le trombone ténor offert par Glen Miller ainsi que le souvenir lointain d’une victoire où le juge lui levait le bras ganté en hurlant son nom. Je me doutais que le deuxième souvenir était l’invention de ma mémoire d’enfant.

Il va de soi que le contenu de la lettre ne vous intéresse pas. Nous sommes dans le polar humoristique, et cette Nouvelle ne sera jamais publiée. Elle raconte trop de vérités.

Ma mère y avouait être incapable de me garantir que mon paternel fut mon père biologique, ce qui ne me dérange pas, vu le soin qu’il avait pris à s’occuper de moi. Elle prônait l’amour libre, me confiait aux amants qui pouvaient comprendre la responsabilité de leur dernière poussée orgasmique quand le petit Jack deviendrait orphelin. Ma mère était une véritable chef de guerre.

Je comprenais maintenant cette main discrète qui avait suivi toute ma vie, me portant jusqu’à Harvard sans jamais se révéler. Je n’avais pas été riche, juste n’avait jamais manqué de ce minimum de survie qui avait fait de moi un homme indépendant.

— Nous avons toujours été derrière toi, Jack. Aucun d’entre nous ne t’aurait abandonné. Il faut que tu saches aussi, pour ton père. Je ne lui ai pas donné le dernier coup comme l’ont rapporté les journaux. La mafia ne pouvait montrer un accident qui aurait annulé les paris. Ton père est tombé raide devant moi, foudroyé par une rupture d’anévrisme. C’est la vérité, Jack.

J’avais encore plus envie de le frapper, mais l’homme avait la carrure d’un camion de déménagement et le regard aussi rapide qu’un busard en rut. J’ai toujours éprouvé une certaine défiance envers ceux qui se jettent contre un mur de granit en expliquant que c’est le courage qui fera le trou. Il me tendit la main.

— On ne peut refaire le passé, Jack. J’ai amené avec moi ta potentielle paternité, tout en sachant que tu garderas en mémoire que le meilleur d’entre nous, nous a quittés trop tôt.

Julio avait ouvert le verrou du restaurant. Les types qui entraient auraient pu faire rougir d’envie le pire des capos du syndicat du crime. Nous avions une armée de spécialistes, plus très jeunes, mais d’une diabolique efficacité.

— Les Rosenberg vont enfin se dire qu’ils auraient pu réussir leur coup foireux sans risque, s’ils avaient eu une équipe comme celle-là autour d’eux.

— Les Rosenberg ont failli, Jack. Leur enfant n’y est pour rien.

Nous avions notre armée, maintenant attablée. Elle était bruyante et affamée.

Si j’avais pu découper mon ADN, j’aurais aimé que chacune de ces parties soit constituée de l’un d’entre eux.

++++

Chapitre 4

 

Ce fut peine perdue. Un plaisir comme celui-là est suffisamment rare pour en profiter en égoïste. Je n’aurais jamais laissé ma part à un autre.

 

La limousine avait stoppé devant la barrière. Un militaire armé s’était approché. Il regardait sur sa tablette tout en jetant un œil dans l’habitacle.

— C’est la visite du président, sergent. J’ai Joe Louis à l’arrière avec son manager et sa mère.

J’étais au volant, casquette vissée sur le crâne et Barnett était à mes côtés, sérieux dans son rôle de garde du corps.

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais il y a toujours une surenchère dans l’image du Body Guard qui entoure les personnalités. Plus celle-ci est puissante ; plus ceux qui l’entourent prennent l’allure d’un mastodonte. À l’inverse, si vous observez un frêle homme politique, alors vous ne verrez que des petits nerveux qui l’accompagnent. À ce moment-là, si nous avions dû sortir de la limousine pour une fouille administrative, nous aurions eu tout faux. Nous étions des nains auprès des hommes planqués sous la banquette arrière et dans le coffre de la limousine.

Le soldat demanda que nous baissions les fenêtres. Il salua Joe Louis qui était accompagné d’un géant à la tête de néanderthalien que nous avions dû convaincre de ne pas jouer le rôle de la mère de Joe.

Il rêvait de porter la robe et le fichu sur son crâne d’obus. Nous l’avions couvert de chaînes en or et de bagues pour le faire passer pour le manager de Joe.

Pancrasse portait la perruque, une jupe longue et un chemisier à fleurs, boutonné jusqu’au coup. Ses lèvres étaient écarlates et ses faux cils le gênaient ce qui le faisait sans cesse envoyer des œillades au sergent. L’autre n’en fut pas en reste et je pensai un instant qu’il nous faudrait aussi le coincer entre deux armoires à glace dans le coffre.

— Dites, mon vieux, ce n’est pas tout, là, mais le président nous attend.

Barnett avait réveillé le soldat, sa libido un peu trop concentrée sur les clins d’œil de Pancrasse. Il secoua la tête et alla nous lever la barrière. Nous roulâmes jusqu’au parking souterrain de la présidence des États-Unis.

— Bon, les gars, on avance en silence, nous sommes des Sioux dans la Grande Prairie et…

Pancrasse avait à peine commencé son briefing, que nous foncions en hurlant sur une escouade de gardes qui avait eu le malheur de faire sa ronde alors que nous débarrassions Pancrasse de ses oripeaux. Il ne put que nous suivre sur ses hauts talons en claudiquant et hurlant de lui laisser au moins un gardien.

Ce fut peine perdue. Un plaisir comme celui-là est suffisamment rare pour savoir en profiter en égoïste. Je n’aurais jamais laissé ma part à un autre.

Nous poursuivîmes vers le bureau ovale en cette formation qu’en football américain on appelle Offense et qui ne laisse présager aucun survivant à l’attaque.

En Fullback, nous avions Joe Louis, suivi d’une force de frappe qui n’avait pas la puissance de tir d’un char de combat, mais plutôt celui d’un escadron complet de tanks.

J’avais de la peine à suivre, encombré par les corps assommés qui me bloquaient le passage. Une hécatombe de plaignants qui allait faire exploser les primes d’assurance collective de la Maison-Blanche.

La porte du bureau ovale vola en éclat sous le coup d’épaule d’un autre de ces pères inconnus qui s’était présenté plus tôt timidement devant moi. Il fallait que je me rappelle qu’il avait été timide au moins une fois en essayant d’effacer la vision de cette horde qui débarquait dans le bureau présidentiel.

— Ya quelqu’un ?

Barnett cherchait, ouvrait les portes et ne trouvait pas le président.

— On l’a raté ?

Pancrasse nous avait rejoints, essoufflé. Il se tenait la cheville qu’il avait tordue maintes fois en courant sur ses hauts talons.

— Tu aurais pu courir nue pied, Pancrasse.

— Tu plaisantes ? Ne dit-ton pas que pour rester femme on doit suivre la recommandation du barefoot in winter, pregnant in summer(« Pieds nus en hiver, enceinte en été », est une vieille recommandation pour garder son épouse à la maison.) ? Il est hors de question que je sois vu, habillé de la sorte, courant pieds nus dans les couloirs de la présidence !

— Puis-je sortir ?

Une petite voix venait ne nous parvenir de sous le bureau en acajou qui avait supporté les signatures des plus grands traités de l’univers jusqu’à celui de l’accord intergalactique d’échanges commerciaux entre l’humanité et les autres peuples de l’univers, mais cela vous le lirez plus tard si John Barnett veut bien raconter la véritable Histoire de l’Amérique des sixties.

— Alors Dwight on fait sa chochotte ?

Joe Louis l’avait sorti de sa cachette et le tenait en l’air au-dessus de lui.

— On lui demande quoi ? J’ai oublié. Je dois le frapper ?

Son poing prenait sa position retirée, comme l’on sert un ressort qui va vous péter à la figure.

— Je dirai tout ! La Guerre froide, Roswell, Elvis, mon aventure avec Marilyn, ma manipulation des syndicats pour mettre les Kennedy au pouvoir dans dix ans, la colonie française sur la lune et tout ce que vous voudrez !

Nous nous regardâmes sans faire attention au président qui avait gagné la Deuxième Guerre mondiale et qui s’effondrait, soudain lâché par le bras puissant de Joe.

Barnett s’approcha. Ses yeux lançaient des éclairs, même si l’image est, je l’avoue, un peu trop forte. L’écriture de ces années-là était teintée de toute cette imagerie des Comics qui avait fait notre jeunesse. On disait « foudroyé du regard » en référence à un quelconque dieu de la mythologie comme l’on aurait pu certifier que Natasha avait un cul de déesse, sans savoir si elle était vraiment d’essence divine.

Ceci précisé, le président était tombé, avait couiné, et tentait maintenant de ramper à quatre pattes vers la sortie.

Le pied talonné de Pancrasse le cloua au sol.

— La fille des Rosenberg contre ta vie sauve, Dwight. Avec tout notre respect.

John Barnett le surplombait. Autour de lui, la bande des cogneurs était impressionnante.

— Qui ?

— Tu passes un appel à ton pote J. Edgard Hoover, pendant que je fais le tour de ton coffre-fort. Tout ce qui s’y trouve deviendra la propriété de ce groupe. Nous ne révélerons jamais rien de ce qui y est mentionné, mais si un jour, l’un des gars de l’administration ou d’une officine quelconque vient toucher à l’un des cheveux de la petite fille, alors nous ferons tout exploser dans les médias de la Voie lactée. C’est compris ?

Le président hocha la tête. Joe Louis le porta par le col jusqu’à son téléphone rouge dans lequel il hoqueta quelques ordres. Il comprenait que la peine de mort, pour des types qui avaient suffisamment tiré sur des innocents fanatisés, était une cause que nous ne lâcherions pas.

Nous ne le saluâmes pas. Nous traversâmes les couloirs de la Maison-Blanche abandonnés à un silence juste percé par les ronflements des hommes assommés.

Pancrasse avait des ampoules aux pieds et râlait. Les hommes en avaient profité pour chaparder quelques souvenirs d’une bonne soirée. De mon côté, une poignée de cigares m’avait suffi.

Nous nous saoulâmes chez Julio’s en famille, enfin presque, puisqu’au milieu de tous ces pères, Pancrasse aurait pu être mon véritable frère.

Nous ne revîmes Barnett que dix ans plus tard. Il voulait nous présenter sa fille, la merveilleuse Joe Louis Barnett pour me la confier comme secrétaire du détective que j’étais devenu après avoir démissionné de la CIA. Il avait décidé de faire le tour du monde sur un vieux Trawler, sa fortune faite par les droits d’auteurs de ces romans.

Joe portait le nom de son parrain, le boxeur. Elle avait les yeux de sa mère, elle n’avait aucun souvenir de sa première jeunesse.

Nous avions promis de ne rien lui révéler.

Joe devint ainsi notre princesse, notre rayon de soleil, même si là, l’expression ne sera jamais exagérée. Je tombais automatiquement fol amoureux d’elle, mais ça, John Barnett, devenu l’écrivain célèbre que vous connaissez aujourd’hui, ne le saurait jamais.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 juin 2013.
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