Juliette Derimay | focale

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L’AUTEURE

Juliette Derimay, est née dans le Nord en 1970 avant d’aller vivre avec ses parents en Algérie, étudier à Nancy, commencer à exercer en tant que professeure de mathématiques dans les Vosges puis à Dunkerque et de partir s’installer en Allemagne pour une douzaine d’années.

Actuellement, elle vit, lit et écrit tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie, y travaille également dans un labo photo de tirages d’art et en profite pour construire doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres.

Son premier livre, « Voyage en Irréel », paru en 2021 a été écrit avec le photographe Nicolas Orillard-Demaire.

Son site : les-enlivreurs.fr.

LE TEXTE

La distance focale est l’une des caractéristiques les plus importantes d’un objectif d’appareil photo. Elle permet de connaître l’angle de vue, le grossissement, les proportions des éléments capturés et la distance à respecter entre sujet et photographe. Plus la distance focale est grande, plus l’angle de vue est petit et le grossissement important. Angle de vue et grossissements comparés avec la même scène regardée directement par un œil humain, sans appareil photo. La focale de 50 mm, dite standard, capture les images de manière très similaire à la façon dont l’œil humain perçoit le monde.

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Nota : remerciement supplémentaire à Juliette Derimay pour avoir pris en charge, avec l’équipe de tirages-pro.com, l’impression des tirages d’arts accompagnant le premier numéro de DIRE, revue imprimée. FB.


photographie Régis Derimay

Juliette Derimay | focale


Foyer, feu, famille, focale, tous font partie de la tribu du focus latin. L’endroit où les rayons de lumière se retrouvent pour former une image une fois passée la lentille. L’endroit où l’histoire se crée, par la voix du narrateur. La focale n’invente pas l’histoire, mais elle va influer, en imposant son angle et son point de vue, sur le lien qui se construira entre le lecteur et les éléments de l’histoire. Plus près, plus proche ? Pas si simple.

Prendre une photo, et pas uniquement prendre des notes ou amasser des souvenirs, ça commence dans l’idée, longtemps avant que le corps ne s’en mêle, que les doigts ne se posent sur les molettes et le déclencheur, que l’œil ne se cale dans le viseur, que les muscles des bras et du dos ne se contractent pour maintenir la scène immobile dans l’œilleton. Avant, il faut choisir sa focale : macro, téléobjectif, standard ou grand angle pour les plus classiques. À moins d’être bridé par la spécialisation ou bien souvent, par le manque de moyens étant donné le prix de ces « cailloux », le photographe dispose de plusieurs points de vue potentiels. Il doit choisir. Qui sera le narrateur ? Où va-t-il se placer ? Observer les personnages de loin, mais en connaissant déjà tout de leur environnement ? Développer un détail jusqu’à l’indiscrétion ? Dessiner un portrait ? Établir un dialogue ? Choisir la bonne distance focale et donc l’angle de vue qui en découle, la distance la mieux adaptée entre la lentille-narratrice et l’image de la scène à déposer sur le capteur-lecteur.

Sur une première image, les bords de la feuille pourraient être découpés comme une route de montagne qui grignoterait la pente en lacets. La nervure centrale bien droite s’amincirait vers le bord, encadrée par ses embranchements en arêtes de poissons. Entre les grandes artères principales, un quadrillage aléatoire de ruelles historiques entrelacées pour village médiéval. Des îlots de vie entre coupe-gorge et guet-apens.

Avec un objectif macro, on est près, très près, tous les sens peuvent participer. On est à portée de main, de nez, d’oreilles, d’yeux et même de papilles, éventuellement… Les jeunes feuilles, tout juste dépliées et à peine grandies, encore hésitantes, au vert débordant de jeunesse et d’âge tendre, peuvent vous donner un avant-goût de noisettes avec six mois d’avance. Au début de leur vie, les feuilles contrastent encore vivement avec le bois du reste de l’arbre, couleurs vives, surfaces éclatantes, avant d’être marquées par le temps, de se donner la couleur du tronc avec lequel elles se confondront. Alors en noir et blanc, seule leur forme les distinguera encore un moment des branches et du sol où elles iront se déposer, sans un bruit.

Avec un objectif macro, on se concentre sur un détail dans le détail, un tout petit élément qu’on peut alors décrire avec minutie, un point de départ. Le cerveau du lecteur se met au travail. Feuille, arbre, forêt, il s’implique, veut en savoir plus, imagine, crée ce qui n’est pas dans la photo. Il entre dans l’histoire.

Trop précis, trop scientifique, trop intrusif ? Trompeuses, ces ailes de papillons dont le motif dessine un masque africain. Trop près, l’œil sait qu’il a vu trop gros, il s’éloigne, a besoin du contexte pour comprendre, pour revenir à sa vision à lui. Alors on garde le boîtier, mais on change d’objectif. Le téléobjectif grossit aussi, mais de loin, c’est lui qui nous fait voir la texture des cornes de la jeune antilope craintive cachée dans les herbes roussies de la savane ou les fines plumes encadrant le bec de l’aigle perché au sommet de l’arbre, toujours au sommet pour pouvoir repérer avant de s’élancer.

Avec un téléobjectif, le photographe se fait narrateur omniscient, il voit ce que notre œil ne voit pas, mais garde en tête la scène en entier, le contexte, les alentours de la scène, ce qui s’est passé avant et pourra se passer après. L’objectif repère une tache plus claire entre les feuilles des arbres, il sent une présence. Le téléobjectif y dénichera l’œil du léopard, un coin de fourrure tachetée, une oreille et ses découpes d’identités venues d’anciennes blessures. Voir de près sans être vu. Sans déranger et sans se dévoiler. Juste la vue, pas même l’odeur ni le bruit, pour peu qu’on sache rester discret, il peut capter l’intensité de la scène tout en restant à l’extérieur. L’image va extraire un instant, un détail. Mais le photographe a vu avant et après, il a vu toute la scène, il connait l’histoire, lui. Il sait que ces tâches entre l’œil et l’oreille, ce motif unique, c’est Romy, il sait son attitude fière et hautaine de léoparde star, il sait ses poses de Cléopâtre attendant son empereur et c’est ça qu’il met dans sa photo, assurance et sérénité du reste du corps installé dans la fourche d’arbre. Le téléobjectif choisi le détail qui signifiera, qui dira ce qu’il sait au-delà de ce qu’il voit.

Pour rétablir l’égalité entre celui qui voit et celui qui est vu, il faut passer au 50 mm. Pas d’intrusion, pas d’observateur dissimulé, égalité des positions, à portée de poignée de main. Le narrateur fait partie de la scène, le personnage peut le voir, l’entendre, le sentir, le toucher si besoin. Il dit « tu » avec la focale du portrait, de la photo de rue. Regard à hauteur de regard, on passe au dialogue et à l’échange, par les yeux, l’attitude, la tête un peu inclinée, les plis qui disent le sourire, la sérénité ou la peur. Estragon et Vladimir discutent au 50 mm en attendant Godot, comme si Beckett était l’un puis l’autre. Et dans ces photos en noir et blanc des rues du millénaire passé où passent l’attention, le dédain, la détresse, l’amusement, l’amour ou la haine.

Pour le spectateur d’une pièce de théâtre assis près de la scène qui assisterait à l’échange en restant extérieur au dialogue, l’idéal serait le grand angle. Pouvoir voir plus large que son œil, toute la scène d’un seul coup, à la fois la servante cachée derrière la porte et l’avare comptant ses pièces. Pour voir plus tard, une fois le lien du regard avec l’animal rompu par le mouvement, pour agrandir la scène, comprendre la tension du regard par la présence de la proie Au prix d’une petite déformation, certes, mais ensuite, le cerveau effectue son travail et rétabli l’équilibre : il sait que les murs sont droits et parallèles aux montants des portes comme des fenêtres, que la Terre ne sera courbe qu’à l’horizon, loin derrière le rideau d’arbres. Le grand angle est celui du contexte.

Écrire avec la lumière ou avec un crayon ? Photographie ou littérature, les pratiques se confondent, se répondent, se ressemblent. Instantanéité de l’image et temps de lecture feront la différence. Dans un texte, la durée permettra de faire varier la focale, différente pour chaque scène, l’évolution du point de vue complètera le portrait d’un personnage, remettra l’ensemble dans son contexte avant de développer un détail. Les changements de focale donneront le rythme.

Pour l’image bien composée, l’œil du spectateur fera seul le travail du voyage dans la photo. Partir des détails de l’iris, puis œil, regard, tête, silhouette, feuillage, arbre, forêt… Pour le texte, le lecteur fera le même travail au fil des lignes, paragraphes et chapitres. La feuille, la pièce, l’appartement, l’immeuble, la rue, la ville, la campagne, le pays… « L’espèce d’espace ».

Image et texte, mariage d’émotions.

 



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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 décembre 2021.
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