Tristan Mat | les mots de rouge

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L’AUTEUR

Né par hasard près d’une douve. Habite la Mort aux Loups où il parle une langue autre.
Faute de mieux, écrit des poésies et des bouts de prose dont il se débarrasse sur Facebook ou sur son site.

Pire encore, arrachant, découpant, collant et photographiant, il tente de se faire imagier de l’abstrait.
Peaufine une liste d’une centaine de livres à ne pas écrire.

LE TEXTE

Ma couleur préférée est le bleu.

 

Tristan Mat | les mots de rouge


Le rouge est rare.

*

Le mot est simple, facile à la bouche, évident. Comme tous les mots trompe, faux. Sans lui, rien que l’extase et l’idiotie.

*

En Italien le jaune d’œuf est nommé rosso, rouge.

*

Un mot pour une portion du spectre des vibrations, et sans limite précise. Au-delà, l’orange. En deçà, l’infrarouge, la chaleur perçue par les serpents.

*

On peut découper des portions plus fines et encore plus incertaines. Littré donne ces nuances : rouge ordinaire, rouge pur, rouge sanguin, rouge pourpre, rouge carmin, rouge de cinabre, rouge coquelicot, rouge incarnat, rouge de feu, rouge safrané, rouge orangé, rouge de chair, rouge rosé ou rose.

*

Ces mots sont loin pour nous de par le temps. Visant la précision, ils drapent la folie du langage de beauté. S’accorderait-on sur un rouge sanguin ou un rouge carmin ? Il y aurait matière à des joutes dialectiques.
Lors de l’une d’elles, J’ai un jour compris que j’étais comme légèrement daltonien par les mots. Elle et moi ne choisissions pas le même mot pour une couleur.

*

Enfantine :
—  Ma couleur préférée est le bleu. La tienne ?
—  Le bleu.
—  Non, c’est la mienne.

*

Les grenouilles ont le sang bleu.

*

La norme AFNOR NF X08-002 établit un nuancier de 91 teintes : les couleurs officielles.

*

Qu’est-ce que le rouge ordinaire sinon un mauvais vin ?

Qu’est-ce que le rouge pur sinon un fard pour lèvre, que l’on dit rouge même s’il est d’une autre couleur ?

*

Est-ce que le rouge peut être ordinaire ?

Comment serait-il ? fade ? effacé ? terne ?

*

Si je ferme les yeux, dans les images qui viennent ou dans celles que je provoque, peu de rouges, et moins encore dans le souvenir du rêve, comme si le rêve allait trop vite pour laisser cette couleur régner, comme le vent ne laissant pas la flamme s’élever.

*

Autour de moi dans la pièce au moment même où j’écris : fixés sur le réfrigérateur par des aimants sous leur forme de plastique, 0, c, o, c,%, t (deux fois), 6 ou 9 (deux fois), 5, 1, deux manches à balai, le support des poils de l’un d’eux, les maillots et chaussettes de 8 joueurs d’un baby-foot, le sol au bas d’une robe zen, la couverture d’un carnet, des bandes sur un tapis, le plastique couvrant la poignée d’une clé ouvrant je ne sais quelle porte, le cadre entourant la photo du maître d’épée, la trotteuse du réveil, le seau, la sauce tomate dans une bouteille de verre, l’anthurium.

*

Je suis allé au rouge ce matin. Les escaliers, l’esplanade, le chemin balafrant la colline, rien de rouge qui ne soit de la main humaine. Il faudrait des blessures, des massacres. Il faudrait l’automne. Il faudrait une fraise, une coccinelle.

*

Dans la pièce, j’ai oublié ceci — je l’écris des jours plus tard : tout en haut de la tranchée dans le mur qui était un conduit de cheminée, posé sur une plaque de verre, un verre au long pied fin et au calice rouge.

*

Littré encore : Un rouge bord, un verre de vin plein jusqu’aux bords.

*

Dans le jardin de l’enfance, il y avait une pépite de minerai de fer rouge au pied du mirabellier pour que la terre s’imprègne d’oxyde de fer comme celle de la Lorraine.

*

Littré : Certaines substances de couleur rouge. Rouge de montagne.

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L’Amazone : tu peux venir en moi : j’ai mon sang.

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Le rouge était l’apanage de la maîtresse.

*

Athéna avait une robe rouge et longue. Elle l’endossait quand elle se donnait au désir. Les souvenirs de ses récits se confondent avec les miens et je ne me souviens pas si elle l’a portée pour moi.
Peut-être un jour de printemps gris où je suis arrivé chez elle le matin et où il a fallu toute la patience du temps avant de nous étreindre et plus tard d’aller promener sa chienne dans les ruines et l’herbe.

*

Je n’ai pas de souvenir de flamme rouge.

*

Je me souviens de la nuit d’hiver, de la cour dans un désordre d’atelier. De part et d’autre du creuset, nous le tenions avec des barres avant de verser le bronze dans le moule de la statue.
La lumière venait de la chaleur elle-même qui faisait le liquide le métal.

*

Littré : Rouge obscur, rouge cerise, rouge blanc, se dit des différents degrés de chaleur dans le fer que l’on forge.

*

Le rouge le plus extrême se perd aux yeux, il devient infrarouge, vibration de la chaleur.

*

Méditant au matin. La lumière horizontale traverse les paupières. Je ne vois que du rouge.

*

Voir les autres couleurs depuis le rouge, depuis son œil.

*

Autre promenade. Si je le vois si peu, s’il est rare, c’est qu’il n’est pas assez intense, pas assez rouge.

*

Les lumières des voitures et les étoiles qui s’éloignent sont rouges.

*

La voie du rouge, je ne l’ai pas suivie. Je me suis assis devant deux maitres. Je n’ai pas suivi la pratique. Je n’ai pas écouté l’univers, je ne me suis point donné au point. Je n’ai pas aimé le feu dévorant.

*

Ce matin, le regard m’a fait tourner la tête. Contre le mur sale, trois roses rouges. Occultées par trop d’images et de phrases.

*

Littré : Livre rouge, livre sur lequel on enregistrait les défauts prononcés à l’audience.

*

 



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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 octobre 2022.
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