Françoise Breton | Red Rave

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L’AUTEUR

Avec la peintre Annie Van de Vyver, publication d’un recueil de nouvelles Afghanes aux éditions Peigneurs de comètes. Des poèmes et récits en revues, Volutes (Cercle angevin de poésie), Le Ventre et l’Oreille, La Voix du Regard, La Femelle du Requin, Cabaret, la revue bruxelloise Traversées, en anthologie aux éditions de l’Aigrette. J’enseigne les lettres et le théâtre en région parisienne. Avec mes anciens élèves d’Aulnay-sous-Bois, nous avons créé la revue numérique Les Villes en Voix, accueillant autour de thèmes divers des artistes et poètes contemporains, dont l’artiste Céline Frédérika. Atelier d’écriture au CADA de Savigny-sur-Orge, où nous avons fondé un journal avec les résidents. Lire Les villes en voix.

LE TEXTE

Ce texte est une forme d’hommage à la transe. Les Rave party, résurgences de fêtes antiques, la danse des Bacchantes dans les endroits perdus du Morbihan, la campagne du Finistère, les champs de juillet où nous allions autrefois (hors-temps du confinement) les écouter en cachette. L’idée du rouge, est venue ensuite, le handicap = ligne rouge. Et la transe (bien au-delà de la fête) devient le seul champ social qui accueille en humain. L’isolement contraint, l’absence, le non-dit, le non-regardé, tout cela est ici brisé grâce à la revendication d’un désordre – désordre circonscrit par la nature. C’est vers là que Marcus va tendre, depuis les premiers mots (informes, disjoints, drôles) jusqu’à la quête, on l’imagine en victime sacrificielle, mais la nature prend tout, n’élimine rien.

Alors on rentre dans la bouche.

 

Françoise Breton | Red Rave


On n’a pas idée de ce qui tend le cri des hommes à travers les champs de la campagne, on n’a pas idée de ces campagnes du Morbihan, de ces buissons galoches, de l’absence et du manque, pas idée, le cri des chiens qui attendent, attendent toute leur existence de chien, à tendre l’oreille sur tout ce qui s’étire et craquelle, ce qui goutte dans la rivière, ce qui enveloppe de brume, le souffle fauve au fond des ardoisières, à guetter le couinement d’un petit animal, tandis que le collier use la peau du cou, gratte et esquinte, rentre progressivement dans la chair. De toutes leurs hanches et la puissance de dogue, ils tirent sur ce qui attache et fixe à la terre. On n’a pas idée de ce désir d’extension des jambes et de la chair, cet effort volontaire, à force de rejoindre par à-coups les cris de tout le voisinage, à la nuit tombée surtout, à l’approche des excitations du sang.

Les deux gars en treillis sont devant la porte. Ils flottent dans leur maigreur effilochée, mais le regard a ce brillant d’apocalypse, ils viennent de loin, cela se voit à travers la loupe des eaux, mais ils viennent en messagers, transmettre la nouvelle à chaque petit baraquement, ils doivent avoir la vingtaine, une bouche sans lèvres fait entendre en silence un long discours prédicateur. Marcus les a cernés d’un seul trait, s’avance brusquement dans leur dos depuis la cour. Surpris, ils se retournent d’un seul tenant, comme habitués à bouger au même rythme. Mais la dégaine du bonhomme, le côté bancal et rustre – une force de la nature, aux yeux fixes et durs – les figent tout à coup. Marcus semble sortir de la forêt, les cheveux glaise, entièrement vêtu de guenilles déformées par la pluie, les déchirures. Des mains géantes sortent de là, les paumes ouvertes, prêtes à empoigner, étreindre, secouer. Imperceptiblement, ils tremblent.
—  Vous avez besoin d’eau ? ici tout le monde a besoin d’eau. Le puits est derrière mais c’est pas la peine.
—  Nous souhaiterions seulement vous demander…
—  Vous avez besoin de réseau ? Ici personne réussit pas à se connecter… y a de réseau nulle part.
—  C’était seulement…
—  Même pour mes jeux, c’est impossible de jouer en ligne, et puis il y a les tricheurs, j’aime pas les tricheurs.
—  Ne vous inquiétez pas, c’est simplement vous prévenir…
—  Et puis ceux qui me font one shot, je les écrase, je les écrase.
—  Nous comprenons monsieur, mais…
—  C’est quoi votre dégaine ? vous travaillez dans l’armée ?
—  Nous organisons une grande fête dans le champ, une espèce de festival, aussi nous…
—  La fête des coups foireux moi je connais. N’y a pas moyen de s’entendre.
—  Nous orienterons différemment les murs de sons…
—  Allez-y, je m’en fous, je dors pas la nuit. Il y a juste mon chat, faut pas effrayer mon chat.
—  Nous veillerons bien entendu à que personne n’aille vadrouiller sur votre propriété…
—  Moi je joue au couteau de lancer, sûrement vous connaissez, et puis je peux plus les dégommer, c’est un one shot tout de suite, avec le bug comme quoi le réticule n’y est pas quand je vise avec le couteau, je suis tellement dégoûté, alors moi je souhaite qu’une chose, c’est faire des milliers de morts, vous avez sûrement des conseils, parce que rien ne se passe, rien quand je tire, mais faut pas croire je vise correctement, je lance toute ma force, j’ai tous les accessoires pour mW2, moi je sais shifter. C’est pas croyable toutes les enflures, et pourtant moi je vais dedans, je tease je froque, un niveau deux c’est un coriace. A tous les foutre par terre. Y a pas qu’à moi que ça arrive, de m’faire shifter.
—  Nous avons prévu un service de sécurité.
La voix de Marcus continue d’arpenter ses propres cylindres, les gars sont livides, incapables d’anticiper sur ce qui pourrait se produire.
—  Nous vous rassurons tout de suite : nous n’aimons pas les jeux vidéo, nous écoutons simplement de la musique… Ce sera un petit teknival, ne vous inquiétez pas.

Au moment où ils repartent, Marcos est reparti dans la forêt en articulant des choses, un petit vrombissement comme un cheval dans la tête, sans observer de loin, sans regard pour le monde. Il préfère marcher tout le jour, sans vérifier les pièges aux loups, sillonner les bois, dans le trémolo des loriots et des mésanges, où les chants se répondent, immanquablement s’imitent, et cherchant à s’imiter, fusionnent de branche en branche, se répondent en s’imitant, se perdent dans le chant de l’autre, le confrère sur branche. Marcus les écoute et s’interroge : comment font-ils pour composer puisqu’ils n’ont pas d’oreilles ?

La nuit tombe et le vent frais fait barrage, grippe le cheval qui ne saute plus d’obstacles par-delà la tête, le froid monte, noue le torse, Marcus se plie quand il marche, les grosses galoches commencent à heurter des pierres, elles se déglinguent en mottes de terre qui rentrent dans les chaussures, exactement -– il sourit de voir cela -– comme un rai de gaz réussit à trouer l’atmosphère, et la canopée n’est plus qu’un balancier malade et silencieux. C’est l’heure où tout finit, l’ombre rentre dans la tête, un petit bloc de désespoir où rien ne filtre et ne peut s’asseoir. En dedans, il ressent ce genre étrange, ce froment de solitude qui fait pencher la tête par-dessus les chaussures. Le corps entier est perdu, n’a plus d’angle d’attaque, les yeux suivent le nœud des lacets qui forment encore quelques méandres de phrases par-dessus les pieds, des rejets de mots, des souvenirs de plus en plus faibles, tandis que la nuit rentre dans les artères et s’abreuve au silicium des ronces. La fatigue amplifie l’effort de respirer. Ses mains géantes saisissent des troncs, aident à relever les genoux, s’appuient sur les cuisses. La fraîcheur a tout pris, de la résine au sang des bêtes, rien ne circule désormais, il ne reste que ce pus blanc qui gicle des fougères, de la terre, une brume métallisée qui rentre dans la chair. Il se met à courir. Dans tous les sens, les vents, les sentiers. Le froid.

C’est d’abord une vibration d’épingle qui toque contre la joue, un frétillement d’eau qui ferait un sucre, un gel soudain, une réverbération d’ondes, une source qui monte. On ne perçoit qu’un goutte-à-goutte sur le front, descend dans la mâchoire, rentre dans les dents, ferait frissonner. Et sans prévenir, cela advient, un cœur qui battrait à côté, dans un tempo légèrement différent, qui viendrait de l’estomac, sous le cœur, et lentement, dans le même tempo légèrement à contretemps, se déplace vers la gauche, descend dans l’intestin, l’intestin-grêle, un furet se jetant sous la souche. De larges feuilles se répandent devant, quelque chose comme un lierre se départ de son habituelle extase, à s’élever contre les reins d’une écorce, décide de se taire, fait comprendre qu’il a faim. Cela rampe du bas, de la colonne vertébrale le battement est un onguent qui couche à vif sur le ventre, ouvre une catapulte dans le corail, c’est un souhait brutal, un désir de proie. Une bête passe à toute allure à travers soi. Une foule de piquants qui s’irisent de nerfs, les fougères commencent à enfler le long des hanches, tournent, offrent en pâture tout un champ de veinules soyeuses et molles. Le corps de la forêt s’articule sous le poids des troncs, tout s’enfonce dans la boue, et soudain elle arrive, l’explosion des basses, s’encastre dans un feu de bruits mates et féroces. Un tam-tam électronique puissant surgit en lave énorme, sang jailli d’un sacrifice. Marcus ouvre la bouche et des choses toutes rouges rentrent dans sa gorge, un cirque d’insectes fuyant le bruit, vient se blottir contre sa glotte. Il ne lui vient pas à l’idée de s’asseoir là, sur cet arbre abattu, reprendre contact, sa vie à lui, le baraquement de bois qui l’attend à l’autre bout de la forêt. Il faudrait retrouver le bout de la pente, quand il est si dur de lever les genoux, là-haut d’où il vient, la nef de sa sueur, la courbure des sols, où les jambes reconnaissent d’instinct le sentier de la naissance. Mais comme il est bon d’oublier le cri des chiens dans la nuit noire. Les battements électroniques ont un parfum de peau luisante, l’aigre chaleur du sang contre la langue, il rentre la tête dans un ventre, ses yeux errent dans les exhalaisons, de son dedans, le poulpe de sa chaleur de ventre, un intestin le peuple et lui maintient la tête entre les jambes. Comme il est bon de se perdre. Une chouette hulotte vient frôler sa crinière, il rit et se laisser déambuler, sourdre et percer par le son qui enfle et s’abat, le fait déporter tout à fait. Brandi comme un morceau de ventre, il se voit remonter la tête et couvert de seigle, de sang séché, se met à arpenter les fosses et les trous de verdure, marchant à travers ronces, les chevilles déchirées d’épines, il sent monter l’ardeur de la victoire, tiré dru par la herse des bras et les cèpes des bois, le corps arrimé à l’effort, le souffle rouge est sa propre escorte. Et soudain la violence des ardoises, coupent les parois de la peau, le corps à travers la brusquerie des rencontres, le son brutal fait grincer les troncs, désoriente et pousse le désir d’abattre, de sentir autrement il sait, sait d’instinct comment vivre, soulève l’instinct et tout ce que portent les os, l’amas trop lourd de la chair avance droit vers ce qui bat plus fort, au lieu de reculer, prend de l’avance, y perd les oreilles, labyrinthe intérieur où l’estomac palpite et fuit, les veines éclatent dans la braise, se prennent dans les roches, c’est un orgasme de sang qui roule sous les pierres, y voir, y voir encore à travers les battements, pulsent le corps en avant, sondent la rame des bras, les godillots plus remplis de boue qu’un fleuve écrasé de pluies, et d’un coup le volcan sur la scène. Une lave puissance de lumières. Un champ s’est abattu devant lui en territoire de bataille, tous les corps ondulent et sautent, se noient dans un muscle bombardé de son. Cimetière marin, panoplie d’algues marines malmenées par un courant brusque. Le même battement fend le crâne, toujours à distance égale, les genoux ont dû se retourner car il n’a plus de jambes, juste un ventre géant à fendre la foule. A force de tourner sur eux-mêmes, ont orné l’arrière du crâne et des oreilles comme si la tête toute entière devait battre en retraite, fondre en algine tatouée sur les bras, le cou, la tête rasée, le ventre maigre comme la peau tendue des lièvres, petites têtes accrochées dans la danse, peut-être des oiseaux, vampires aux oreilles percées, les anneaux rouges, et la lumière de sang tourbillonne dans la chair, vrombit dans le son et les anneaux du ventre, ses yeux fixent les dessins qui bougent sur les corps, le ballet de la catastrophe dernière comme la danse des étourneaux tous ensemble mêlés dans le ciel, tangue sous une averse répétée de tambours, palpite jusqu’au bout des doigts, et l’araignée s’ouvre dans la cervelle, rictus des chairs, boomerang bombardier, porte à la bouche une bouteille, une eau-forte de viscères, fait tousser l’homme et fleurir la fille, socle de connaissance de la terre qui prépare un don, parce que vivre est s’entendre bruire, des oiseaux sans oreilles, mais comment font-ils pour répercuter le sous-bassement des villes, les pieds qui battent encore la terre, après des heures à faire feu sur la douleur, il n’y a plus que la musique qui tire tout le sang dehors, fait frire les souffrances, sombrer la haine calculatoire des hommes. Marcus a ce grand rire, large tamis de lucioles, insectes giratoires qui coulent dans sa gorge, mon sang est ton sang, et tu vibres au même rythme que les sources, la joie de se rendre à ce qui vulcanise, ta chair est ma chair, et pourtant seuls, tourbillonnent sans se connaître, dégorgent ce qui rampe, ce qui broie, le corps frêle, les libellules, scandées dans la joute du son, connectés ensemble, accusés ensemble, hors-la digue, hors-vent, hors-sang, où les yeux les oreilles n’en peuvent plus de voir et d’entendre, où il est bon d’être tout entier un seul son qui répercute les corps, une messe dans la vulve du son, à ne jamais dormir qu’au pied de la lune, jusqu’au troisième jour, encore chancelant d’informe et de battements, épris de glaise et de moteur, être un objet pourfendu d’ondes, jusqu’au broiement du petit jour, quand la lumière survient pour balayer ton sang.

 



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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 octobre 2022.
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