prison | ce qui reste

à propos des ateliers d’écriture en pénitentiaire, du temps que...


 

complément du 17/11/2014
Mise en ligne version révisée du livre Prison (initialement, Verdier 1998), suivi de 8 textes inédits, rassemblés sous l’intitulé Écrire en prison. En accès libre pour les abonnés au site, ou sur 7switch (Kindle, iTunes, Kobo etc).

 

complément, octobre 2009
13 octobre 2009 : je découvre que ça y est, à Poitiers transfert effectué de la vieille et insalubre prison de la Pierre Levée, devenue une véritable honte, à un établissement tout neuf dans la périphérie sud, à Vivonne (si joli nom d’une rivière minuscule, un des plus beaux paysages naturels du coin), et qu’à peine ouverte cette prison est déjà surpeuplée, avec trois lits par cellule. Mieux, alors que les étudiants lancent une manifestation festive centre-ville contre ce tout prison qui sert de politique à la clique Sarkozy-Hortefeux (Jean Sarkozy nommé directeur de la prison de Vivonne ?), on offre à une poignée de militants – et on a pu vérifier encore en juillet dernier, quand ils ont mutilé à vie Joachim Gatti, ce que valent les témoignages des policiers en service – 1 mois de résidence gratuite à la prison, dans une audience correctionnelle de caricature (même lien). Pas besoin de dire que la fin de l’ancienne politique de réinsertion, d’intervention culturelle, et ce dialogue qu’on menait via nos ateliers artistiques, c’est mort et enterré. Donc je repasse en Une en salut, et pour mémoire.

 

présentation initiale, novembre 2007
En juin dernier, lors du Marathon des Mots de Toulouse, j’entrais pour une rencontre avec les détenus dans le centre longues peines de Muret : près de 7 ans que je n’étais pas entré dans le monde carcéral. Je n’avais pas rendu compte dans le blog de ces 2 heures intenses, des visages croisés, des paroles échangées.

L’expérience de la prison est fascinante, tout simplement parce qu’on n’en sort pas indemne. Ce ne sont pas seulement les repères éthiques qui sont déplacés, pour la mise en perspective qu’intérieurement on doit en faire, c’est bien sûr évidemment le rapport de l’espace au temps qui bascule en position symétrique. Ou les mains vides.

Le texte ci-dessous est paru en février 2004 dans le dossier "ateliers artistiques en détention" de la revue Théâtre(s) en Bretagne — merci à Didier Plassard et Gérard Brugière. J’avais tenté une sorte de point intérieur, à distance.

Ces dernières semaines, des auteurs, intervenant eux-mêmes en détention, m’ont demandé des "tuyaux", j’ai dit que non, je n’en avais pas. Mon livre paru chez Verdier, Prison, n’est pas un compte rendu d’expérience : j’ai tenté d’isoler un certain nombre de paramètres concernant la langue, le statut du sujet, et la façon dont la ville, les repères géographiques, les circulations, se traduisaient dans la narration. Partant de ces quelques phrases emblématiques, j’ai construit des situations fictives, des personnages fictifs, pour être à même de mieux comprendre en quoi cette expérience m’avait brutalement dépassé.

De cette expérience, on lira aussi chaque mardi, 13h20, un texte paru en 1998 dans Libération : juste image de la cour avec match de foot, suivi de quelques extraits de textes ?

On m’a récemment demandé à ce que l’ensemble des textes écrits lors de cette expérience, textes de détenus, et mes propres analyses plus courriers en cours de route et bilans internes, intègrent les archives de l’école d’administration pénitentiaire. Je reprends ci-dessous un de ces textes écrits en cours de route, celui-ci avait été diffusé publiquement par la Coopération des bibliothèques en Aquitaine, à l’initiative de l’atelier (et maintenant intégrée à l’ARPEL Aquitaine, merci à Michèle Sales). Il est suivi de trois brefs extraits de textes, soigneusement anonymes.

Enfin, on m’a demandé la semaine passée si je voulais bien intervenir dans un de nos grands établissements pénitentiaires auprès d’étrangers détenus pour situation irrégulière : je comprends le dilemne des personnels accompagnants, mais comment pourrions-nous aujoud’hui intervenir là sans devenir complice de fait d’un système qui fait des statistiques d’expulsion un défi, avec la confiance de 53% des Français ?

 

écrire en prison | ce qui reste


Ce qui reste de la Santé : le bruit des grilles avec le heurt des clés. Ce qui reste de Grasse : la découpe des murs dans le ciel bleu, et rien d’autre à voir. Ce qui reste de Poitiers : la présence des klaxons de la ville, on aurait dit à cinquante centimètres. Ce qui reste de Bordeaux-Gradignan : l’odeur de cuisine et de Javel mêlées, et puis à l’étage les sacs Leclerc amenés par les famille, sur la table de fouille. Ce qui reste de Tours : la chaise d’anthropométrie pivotante, avec une tige pour le cou et la règle qui s’insère au milieu des fesses. Se dire : « Je suis entré dans cinq prisons. »

Qu’on a toujours soi-même beaucoup à craindre des gardiens. Une semaine, on fait une remarque parce que les détenus ont été retenus trop longtemps avant l’atelier d’écriture. La semaine suivante, il vous enferme seul à double tour avec les participants, et rien pour appeler.

Ici, je fais l’atelier dans la salle d’anthropométrie. Il y a la chaise dix-neuvième siècle peinte en noir, avec la règle au milieu faite pour coller à la raie des fesses et qu’on se tienne droit, système de rotation face profil. Dans une petite cage de verre à côté, la boîte à encre pour la prise d’empreinte, et le petit casier de bois avec les fiches cartonnées gardant ces empreintes : nom, prénom, date de naissance et raison de l’incarcération (mention linguistique du genre « viol aggravé sur personne vulnérable »). Entre les deux groupes, comment ne pas feuilleter. Je demande à ce que le casier soit retiré ou enfermé à clé. La semaine d’après, il n’est plus là, la semaine suivante, il y est à nouveau.

La fascination qu’on a à franchir la frontière de la prison : travailler sur soi-même pour quitter cette fascination avant d’avoir rapport à ceux qu’on va y recevoir. Elle tient aux lieux clos de l’enfance, l’internat au lycée, le goût de la cachette, de l’isolement comme dans les monastères. Elle tient à une séparation du temps : comme lorsque vous êtes dans le train ou prenez l’avion pour un long voyage. Mais rien de cela, avec quoi vous avez à rompre, ne vaut pour ceux que vous allez rencontrer. La littérature grouille de ces lieux clos, et c’est souvent là qu’elle est le plus forte : du Mystère de la chambre jaune à Premier amour de Beckett, au Jeu des perles de verre d’Herman Hesse…

Probablement la pulsion dont il faut parallèlement se défaire, qu’on fricote avec la transgression : on ne s’encanaille pas, en prison. Eux, ils payent : ils ont repris habit civil, identité civile, ce qu’ils ont transgressé est resté là-bas, dans les fourgons de police, dans les archives du tribunal. Vingt-deux heures sur vingt-quatre, enfermés dans la promiscuité insupportable, ils se débattent avec l’instant refusé où la transgression les a emportés. Les plus dangereux sont les seuls calmes : mais ceux-là sont impénétrables. On ne parle jamais de son « affaire ».

On travaille en cité dite sensible, on croise dans nos ateliers des tas de gamins qui ont été détenus. En général il y a le tabou des mots. On dit Charles III si on est à Nancy, on dit Villeneuve-les-Maguelonne si on est à Montpellier, on a des arrangements de langue. On a pareillement des trous dans le CV, des comptes qui ne vont pas : – Ah, tu as bossé trois ans à Béziers… – Non, cinq à six mois. Et à vous de faire la différence. Quelquefois ça va jusqu’à dix ans. Alors un jour on se dit que ce serait bien, pour lever le tabou, de venir travailler là. Et puis un autre jour on y est. Etrange la façon dont le réel limité (dans l’espace évidemment, dans le temps de la « peine » évidemment aussi) remplace la totalité du monde, qui ne serait plus qu’un reflet, un dessin sur un mur. La communauté remplace le monde. A Nancy, travaillant tout un hiver avec les sans-abri, j’ai plusieurs fois la sensation de travailler dans une prison hors les murs : tous ceux avec qui je travaille y ont passé. De ceux que la prison recrache, peu retrouveront les voies du monde. De cet à côté du monde qu’est l’enfermement dans les squats et la rue, ils trouveront le chemin : ainsi se reproduit la ville.

Dans l’intervalle entre mes deux groupes, je regarde la cour. Théâtre dont le plateau veut ressembler à un terrain de football. Ceux d’ailleurs qui s’en servent pour du football, et c’est encore théâtre du corps. Ceux qui marchent d’un bord à l’autre en tenant des messes basses. Celui qui se voudrait seul face au ciel (et sa cigarette). Dans un autre moment, le bruit du gardien qui fait le tour de tous les bâtiments en assénant sur les barreaux un coup d’une barre de fer pour savoir s’ils résonnent : précaution, ou rappel ? A distance, la terrible impression que, soi-même inclus dans la prison, le temps aussi s’était séparé du dehors.

Pas possible de travailler sans amitié. C’est au sens de L’Amitié de Blanchot [1] : partage dans l’ouvert, égalité qui vous dénude. Ecrire c’est traverser ensemble. Cette amitié est très vite de l’amitié simple. L’émotion en partage, la demande qu’on vous fait des nouvelles du dehors, le simple fait de se retrouver à intervalle régulier pour un moment qu’on voudra ensemble beau et fort. L’intensité de ce qu’on traverse fait que, même si c’est seulement une fois par semaine, le reste de ce que vous faites recule d’un cran. Il y a ces visages, il y a ces mains. On entend des jours le ton de la voix prononcer tel mot. Puis il est déjà temps de se mobiliser pour le prochain rendez-vous : l’atelier en prison c’est épuisant. Au sens où : rien que vous puissiez être qui ne soit donné pour y puiser. Nous sépare radicalement de ceux qui travaillent en prison, travailleurs sociaux, psychologues, enseignants : non qu’ils aient plus de défense que nous, j’ai appris à savoir que non. Peut-être par contre ont-ils des contrepoids, comme on laisse au porte-manteau la veste qu’on a au travail. De cette non-réserve où nous sommes, côté intervenant extérieur, et de la réserve qu’ils doivent sans cesse reconstruire pour tenir, côté service social, nous pouvons parler, nous ne pouvons échanger le rôle : c’est ce que signifie le mot amitié chez Blanchot – ce que met en œuvre, qui vous requiert, de partager l’écrire. On garde très longtemps le contact des mains, la sensation des mains. Et forcément ceux qui sont là pour le plus grave, sont ceux que l’atelier accueille pour le plus long cours. Déplacement de ses repères dans l’humain : comment le dire à ses propres enfants ? Un moment, rompre.

Quand la porosité s’installe. Les phases que traverse celui qui a tué, d’excitation dans le refus, ou de soudain abattement total, avant lente reconstruction peut-être, ceux qui organisent votre intervention les savent, et vous aident à en négocier. Mais vous c’est par les rêves que ça passe : dans vos rêves vous avez tué. Sans savoir ni quoi ni qui ni comment, et c’est le plus terrible. Une fois, je relis de cette façon Le Procès de Kafka, c’est à hurler dans le noir. Vient-on ici parce qu’on porte en soi ces pulsions ou ces culpabilités, qu’on les maîtrise plus ou moins dans les espaces souterrains de soi-même, et que ce qui a emporté l’autre nous aide à nous le rendre visible en nous-mêmes ?

L’idée de faute. On travaille évidemment sur l’espace, on travaille sur les formes narratives, sur l’intensité de la profération. On doit aussi travailler, comme avec n’importe quel autre groupe, sur l’archéologie de la mémoire, les surgissements d’enfance. Dans leur affrontement de la mémoire, la notion de faute l’emporte. Pourtant, les bêtises d’apprenti qu’ils racontent n’ont rien de plus grave que ce qu’on a fait soi-même, puis reversé au solde des erreurs positives. Comme si, dans ce qu’ils portent de regarde sur eux-mêmes, la notion de faute devait leur préexister, inéluctable.

Le lieu du punir est un lieu public, puisque assigné par la collectivité. Acceptant d’être ici dans cette salle, j’accepte d’avoir moi-même assigné l’autre en ce lieu du punir. Tout comme, acceptant lui de venir à l’atelier, il accepte que le lieu du punir soit encore lieu socialisé. Nous n’évoquons donc pas la légitimité du punir ni même sa quantification. Il n’en reste pas moins que tous les schémas extérieurement dominants prévalent encore ici : peines aggravées pour vol de voiture ou sac à main embarqué dans une station-service, ou bien celui qui a erré dans cinquante trains après le cargo des sans-papiers qui l’avait dépoté à Marseille. Quand le dehors n’a pas respectés les mesures-étalon du punir, ma position à moi ne vaut plus : mais comment l’assumer, entre quatre yeux ?

Les verrues sur les mains, et les serrer cependant. Ce que voulait Rimbaud, des verrues qu’on s’inculque sur le visage, est-ce que ça partait de cela, ses mains à lui qui est là pour inceste ? Et ses verrues à lui étaient-elles là avant ?

A Tours, l’écriture était prolongée par une mise en voix et espace. Mais l’interrogation sur le théâtre est la même que celle qu’on a quant à la littérature : pas la peine d’en faire. L’extrême de ce qui nous entoure, l’extrême qu’ils portent et incarnent, c’est cela qui place le geste culturel très simple d’écrire, puis de dire, dans le plus ancien et plus lourd rituel du théâtre ou du chant : convocation globale du corps, aussi bien de celui qui dit, que de ceux qui reçoivent. Alors, la salle où on est, qu’elle soit d’anthropométrie, de gymnastique, ou de géographie ou informatique, est par essence théâtre, puisque nous rassemblant avec nos corps dans le temps de se dire, et qu’il y a, par les mots et le corps de celui qui s’est mis en avant, ou simplement est là penché sur la table d’écolier, le genou battant et les mains moites, se triturant les doigts, représentation. On a pu travailler sur les corps, mouvement, équilibre et cinétique, souffle et abandon (cet exercice qui est d’apprendre à tomber, ou se déplacer les yeux fermés, et comment les mains réapprennent à guider l’autre ou l’accueillir), de la même façon qu’on a séparé les paramètres du chant ou du récit. La représentation qui nous rassemble ce n’est pas la séance en fin de cycle, dans la salle de spectacle de la maison d’arrêt, c’est tout de suite, par le fait même qu’un se lève et que les autres se rassemblent, et qu’il y a ce rituel d’invocation par les mots nécessaires, les mots qu’on vient à l’instant de tracer.

S’interposer physiquement, seul, dans une bagarre, que cette bagarre est violente, qu’on en est violemment repoussé. Et quand ça se calme, qu’on a réussi ça, décider ensemble qu’il n’en sera pas fait mention, à ceux de l’autre côté de la porte. Ecrire ensemble exacerbe ce qu’on attend du plus intense d’écrire, du plus intense de ce qui nous lie d’homme à homme, voilà qu’on a basculé ensemble dans ce qui nous rebute le plus de l’humain, à si petite échelle comme à la plus grande. Et la semaine suivante, si on avait été dehors, c’est comme s’ils vous auraient apporté des fraises de leur jardin.

Les lettres qu’on reçoit, bien des mois, voire des années plus tard, parce qu’on a simplement toujours veillé à ce que la trace existe : lettre de mauvaise orthographe, et souvent qu’on a fait rédiger par un tiers. Parce que celui dont la lettre parle est mort, et qu’il avait parlé de ces textes, alors on me les demande. Cela s’est produit plusieurs fois, alors que jamais quelqu’un qui serait sorti de prison ne m’a demandé, lui, ses textes. Même lorsqu’il nous est arrivé de nous revoir, en général dans une gare : « Ah, mon écrivain… » Et que cette idée d’être l’écrivain « de » quelqu’un ne m’a jamais gêné, serait même dans le cœur de cette relation qu’on fait battre.

J’ai travaillé en prison et suis fier de l’avoir fait, y compris ce que j’en aurai traîné de conséquences pendant trois ans ensuite : je n’étais pas récipiendaire des mots qui m’avaient été dits, j’en étais provisoire dépositaire. L’institution n’avait rien prévu pour les recevoir, et il me fallait alors en mon nom propre organiser leur restitution à l’espace public. On n’écrit pas pour ce secret, on écrit dans ce pacte qui nous fait chercher ensemble ce qui concerne la communauté et la ville, et se révèle plus visible dans ses fissures, ses fractures. Au bout du compte, précisément, qu’il y ait compte. La voix ne tient pas dans les murs. J’ai publié non pas leurs mots, mais ce cri qui forcément était mien, dans ce qu’ils bousculaient de moi dedans. Que ma seule règle aurait été, je l’ai essayé : ne rien dire qui ne soit cela, pris à l’intérieur de moi seul, et qu’ils avaient atteint. Ces dernières années, plusieurs autres livres témoignant de ce partage ont paru et personne n’a trouvé à y redire : que les livres contribuent désormais à ce dialogue, qui est dialogue avec les franges secrètes de nous-mêmes, et dialogue avec ce que la ville recèle, mais sans permettre dialogue. Ce que nous établissons dans les murs, de visage à visage, de main à main, avec les mots et les gestes de nos disciplines d’art, n’a pas à être contenu dans les murs. C’est alourdi et enrichi que j’ai pu revenir à ma table. Parce que cela vous convoque dans ces fibres de vous-mêmes les plus profondes, le mouvement qu’on a, dans le sein même du partage, est aussi de refermer ces trappes, pour marcher dans le jour : qu’il en soit ainsi pour eux-mêmes, et que ni eux ni moi n’aient encore affaire à la prison.


d’une difficulté à être

bilan en cours d’expérience, pour la Coopération des bibliothèques en Aquitaine, 1997

 

C’est le mardi treize heure vingt que j’arrive, à pied, ce mardi comme tous autres depuis octobre. C’est déjà, l’approche, une question : s’est-on si familiarisé avec ce qui est si peu ordinaire, une enclave dont chaque signe porte marque de la fonction, passant devant ces femmes tendant haut des enfants vers les étages, les cris qui se répondent de dedans et dehors, les moutons grisâtres et ventrus à grignoter derrière les barbelés une herbe absente, puis les groupes à baluchon blanc de plastique attendant pour la visite, la porte enfin où on se présente bras ballants et qu’on vous ouvre à distance, qu’il faut se dépouiller pour passer sous le portique du métal qu’on porte, comme si soudain on vous requérait dans la seule nudité d’être, pour le vis-à-vis de trois heures qui s’entame.

Le choix a été de travailler non avec des volontaires, mais de prendre en entier deux groupes de ceux déjà affectés à des formations dans le cadre scolaire du Centre de Jeunes Détenus. Cela veut dire qu’on ne part pas d’une envie spéciale de leur part, d’écrire. Mais en cela on n’a pas fait erreur : ce que recouvre le mot écriture ils y sont tous confrontés, il y a les lettres et les poèmes, ce qu’on fait des mots pour soi parce qu’on est des heures seul devant les murs, et surtout ce qu’on brasse ici dans sa tête, à quoi aucun n’échappe. On n’a pas à justifier de leur proposer de prendre une heure trente pour s’expliquer avec une feuille et des mots, et sur plus de soixante qui sont passés depuis octobre dans l’atelier, les refus se comptent sur les doigts d’une main (mais ceux-là partaient du même sentiment de gravité d’écrire, et nous avons accepté). Ce dernier mardi, pour la première fois depuis début octobre, manquait celui, le seul, qui jusqu’ici avait assisté à toutes les séances. Je n’ai pas encore divisé la totalité du nombre de textes écrits par le nombre de participants, qui me donnerait la moyenne des semaines de présence pour chacun. La plupart, j’ai pu travailler avec eux de quatre à six semaines. Certains sont venus pour une seule séance, d’autres sont restés pour huit à dix textes. Certains sont venus, ont été libérés et puis voilà qu’on les retrouve déjà.

C’était l’idée de départ : plus vite ils se succèdent, de plus près nous touchons à ceux que relègue la ville juste au bord de ses normes. Travailler dans cette rotation rapide, c’était nous placer, nous qui proposons l’atelier, dans ce reste de contact où la société civile ne renonce pas au lien, même là où c’est elle qui est principalement responsable de l’avoir défait. Évidemment la réalité est plus rugueuse : ce lien auquel il nous faut bien croire est évidemment dissout bien plus loin et toujours plus gravement que jusque-là on ne l’avait cru.

Pour moi, cela veut dire chaque semaine ne pas venir les mains vides, malgré le portique de sécurité, mais avec une proposition d’écriture. Parfois je me suis trompé. J’ai voulu une fois, comme j’avais pu le faire ailleurs, comme je l’avais pu faire pour moi-même, chercher avec eux qu’elles étaient les photos qu’ils gardaient comme images mentales au fond de la tête, et que le texte les traite comme images. Ils m’ont signifié que cela c’était leur domaine privé, et qu’on ne le mettrait pas ici en partage. De foyer en foyer, de famille d’accueil à institution, personne n’est là pour photographier vos âges. Permettre de travailler sur l’autoportrait est de ma responsabilité, mais trouver les contournements, protections et outils nécessaires aussi. La semaine dernière je suis parti simplement de l’idée de maison, et se promener dans un volume intérieur qui pour chacun comptait : il y a celui qui dort au quatrième sous-sol sous la gare, et celui qui revendique les squats, ou celui qui ne connaît de havre qu’une pièce au-dessus d’un garage, où ils se retrouvent entre copains, quelque part au bout de la ville. Ou bien ceux qui donnent vingt francs chacun pour aller l’après-midi louer une chambre de Formule 1 où ils passeront la nuit à six, mais auront la douche et la télé.

Dans le premier groupe, sur les huit, régulièrement au moins trois ne disposent pas de l’écriture autonome. Je parle, ensuite nous venons, l’enseignant et moi-même, nous mettre en face d’eux. Parce que parfois aussi ils prononcent mal, c’est presque bouche à bouche qu’on est, deux mois d’affilée, et ce n’est pas très facile. Mais c’est la condition d’un respect égal : ce qu’ils dictent n’est pas de la transcription orale, eux-mêmes disent qu’ils écrivent, puisque la parole qu’on dépose pour la trace vient de cette même concentration tenue que les autres. Alors aussi, c’est nous qui apprenons d’eux ce qu’est le monde quand on n’en déchiffre pas les signes. La ville de Périgueux quand on s’y perd à dix heures du soir parce que convoqué à une caserne dont on n’ose pas dire qu’on ne sait pas reconnaître le nom sur les pancartes.

Dans ce que j’apporte, parce qu’ils disent leur préférence pour la poésie, j’essaye de maintenir le lien à une écriture et une vie : j’ai parlé de Georges Perec comme d’Arthur Rimbaud, de Thomas Bernhard ou de Blaise Cendrars. On a travaillé sur les bruits à partir de Raymond Queneau, et sur la ville idéale à partir de Calvino (puisque Marco Polo aussi a dicté son Livre des merveilles depuis un cachot de Venise). Souvent, j’amène une photocopie d’extraits. Pour Cendrars, il y avait son Browning du Transsibérien et il fut tout de suite des leurs. Pourtant la proposition était complexe : se replacer comme narrateur en déplacement, et transcrire les images fixes qui nous sont parvenues et sont restées. On a eu encore ces bords de ville où on fait de l’auto-stop, ces erreurs en train quand on est venu d’Alger dans un ventilateur de cargo, qu’on voulait passer en Italie mais qu’on a confondu à la gare de Marseille départ et arrivée et qu’au matin on s’est réveillé à Strasbourg.

L’importance que j’accorde à leurs textes, et qu’ils savent, même si souvent, la première fois qu’ils viennent, mon sérieux les amuse (mais ils ne savent pas que je m’aperçois de ça), n’est pas triche : le monde qu’ils nous donnent à lire est le nôtre exactement. Les mêmes gares, les mêmes routes et les mêmes villes. Sans doute aussi un enjeu plus grave : dans cet endroit de la frontière, nous sommes venus aussi, et la violence de la ville, nous la réprouvons parce que nous sommes du côté des victimes. Il est hors de question, même dans l’amitié qui naît du travail, et le respect où on peut être des textes, de considérer le système qui les met là comme chose à nous-mêmes extérieure : le travail en duo avec l’enseignant responsable permet de reposer ce lien complexe, de le poser dans ses enjeux de citoyenneté ou d’éthique. La troisième partie de séance, après le temps d’écriture individuel, est un temps de parole partagée. Je lis ou ils lisent, mais tous interviennent dans le commentaire. C’est là que la partie se gagne : parce qu’eux-mêmes entrent dans ce sérieux de ce qu’ils ont exprimé.

C’est ce sérieux qui justifie qu’on donne le meilleur : lire, c’est chercher quelle singularité ici se dit, qui rythmiquement ou dans le thème doit être soulignée. La séance prochaine, ils recevront une mise en page de leur texte, et ceux qui ont informatique pourront retrouver leur texte sur les ordinateurs. Il y a un grand classeur bleu qui garde sous transparents la trace de tout ce qui s’est fait depuis octobre, et souvent ils s’y absorbent. En faisant trace de tous ceux qui sont passés là, ont écrit et sont partis, on marque aussi ce qui pour nous est important : compte le parcours fait ensemble et ce que chacun veut bien en tirer, plutôt que l’accumulation.

Il y a le battement d’interclasse, les musiques poussées à fond dans les cellules, les mouvements au sas grillagé de la cour, les pieds et les mains qui passent des barreaux noirs où sèchent les chaussettes, avec les cris et les appels, ou ces chaussures lancées au bout de draps déchirés d’une aile de bâtiment à l’autre. Chacun va devant sa porte, le surveillant ouvre et le monde intérieur qu’on avait partagé est à nouveau enclos dans les alvéoles. Quand bien même tout de la ville, qu’on ne voit pourtant pas, traverse aussi la prison, et que même les poisons entrent et circulent.

Le deuxième groupe est meilleur parleur, même comptant aussi ses silencieux. Ils sont à l’aise dans l’écriture, même si elle se donne parfois avec sécheresse, et qu’une phrase alors restera collée dans la tête par telle particularité inouïe de syntaxe, qui justifie sur le fond la démarche de faire produire des mots qui n’auraient pas sinon été dits : « Le rejet est venu très tôt pour moi » reste pour moi, de toute cette année, l’exemple de ces syntaxes scandaleuses. La semaine suivante, j’ai demandé à l’ensemble du groupe de reprendre cette phrase et de s’expliquer avec ce qu’elle convoquait pour chacun à l’intérieur de soi-même, et de ce qu’on y retrouvait de la responsabilité du monde.

De travailler avec ceux qui sont affectés aux formations implique aussi qu’on perde certains avec qui le travail était noué sur le fond, mais pour qui l’administration pénitentiaire, pour cette raison même, est intervenue, les plaçant au service général. C’est la contrepartie du choix effectué : pour certains, même là aussi dénombrables sur les doigts d’une main, l’écriture aurait pu devenir compagnonnage ou reconstruction au long cours, avec ce que ça implique de mise en risque, et nous n’avons pu le faire.

Pour renvoyer à ceux-là aussi ce qu’ils avaient écrit, j’ai proposé, dans la salle de spectacles et sa symbolique, de lire avec un musicien, à la collectivité des détenus, une sélection des textes écrits dans l’atelier. Ils sont venus à un peu plus de vingt-cinq, dont la moitié de participants aux ateliers. Quand j’ai lu le « rêve des animaux », il y a eu un drôle de silence : l’attention était gagnée, les mots devenaient ceux de tous.

À cinq heures j’attends l’autobus, ligne G. On est revenu dans la ville, et la ville est violente parce qu’elle trie et conditionne. On a dans son sac les mots qui sont cette frontière du destin individuel et de la pression collective, où elle n’a pas été surmontée. À quelques centaines de mètres, la fac de sciences où je peux partager des questions, et amener en échange mes lectures et les pistes solides de ceux qui aident sur ce grand chemin difficile. Ici on n’est jamais sûr de ce qui reste. Il y a les yeux qui regardent droit, et ceux qu’on n’aura jamais croisés. Il y a celui qui est sorti pour recevoir trois jours plus tard un coup de couteau, et les textes qui sont dans le sac restent une mémoire dont on se sent seul dépositaire, et pourtant non pas à nous seuls léguée. Il y a celui qui revendique ce qu’il définit lui-même comme avilissement. Je reçois ici leçon de ma propre fragilité.

Et mardi prochain, peut-être, parce que le groupe s’est renouvelé, on tentera une autre fois, à partir du Cri d’Edward Munch, de faire l’inventaire de nos colères, ou bien, partant du tutoiement de Cortège d’Apollinaire, je reprendrai la piste du Moi qui connais les autres pour aller encore une fois marcher dessous la ville à la fois partagée et inconnue. On est reconnaissant à ceux qui vous enseignent la difficulté d’être, on n’est pas sûr, malgré le partage, d’avoir amoindri la leur.

 


3 extraits d’ateliers d’écriture

Gradignan, centre de jeunes détenus, 1997

 

Le rêve des animaux
J’ai rêvé des mecs qui viennent pour me tuer avec le couteau.
Après, moi je cours doucement, et les mecs fort. Je ressens l’angoisse.
Je respire comme les asthmatiques.
Après je me réveille et je dis : « Impec, je suis dans ma maison. »
Après, je sors du jardin et je trouve les animaux. Ils viennent à la maison, ils mangent toute la famille.
J’ai cherché un flingue de mon père pour tirer sur les animaux.
Je tire, ils ne meurent pas.
Après, ils viennent directement sur moi.
Après, je suis coincé dans un coin. Je dis à mon frère de faire le coup de main avec moi, parce que je suis coincé.
Mais mon frère m’a dit : « Non, je ne bouge pas. »
Et moi qu’est-ce que j’ai pensé ?
« Mon frère, il est avec les animaux. »
Après, les animaux ils se tournent, ils regardent mon frère et mon frère rigole.
Et après moi j’ai tiré sur mon frère, après mon frère il est mort, il est sorti un animal du coeur.
Après je me suis réveillé, et je transpirais partout.

Bordeaux, gare Saint-Jean
Je vis dans un parking souterrain en face de la gare au quatrième sous-sol.
Je descends les escaliers qui me mènent au quatrième. Sur ma droite, en dessous de l’escalier, il y a un renfoncement où je dors.

Il y a mon sac à dos et ceux de ma copine, c’est vraiment tout petit.

L’hygiène reste à désirer. Il y a des seringues partout par terre, des bouteilles d’alcool vides, des boîtes de Stéribox, des bouteilles d’eau stérilisée, les boîtes d’Orvénal et de Subitex. Quand je passe la porte qui se trouve face à moi, j’arrive dans le grand parking.

Il y a des voitures partout, des couvertures, des sacs à dos qui appartiennent aux autres SDF et leurs chiens. L’endroit n’est pas trop somptueux car c’est hyper crade mais bon, on est entre potes comme une vraie famille et c’est l’essentiel pour moi et c’est ça qui est cool.

En ce qui concerne le luxe, pour moi c’est pas important, car avec cinq ou six shoot dans les veines par jour plus le bédo on ne fait pas attention à ce qu’il y a autour de nous mais ce que je me rappelle c’est que tous les soirs c’est Bamboulet party et les djumbé pour mieux délirer.

Perdu sur les quais
Je me rappelle, j’avais trois ou quatre ans, moi et ma mère on habitait chez mon grand-père et ma grand-mère à Bacalan. Ma mère partait travailler le matin, et ce matin-là je voulais partir avec ma mère, mais elle ne pouvait pas m’amener, mais moi je n’arrivais pas à comprendre ça, et je ne me suis jamais entendu avec mes grand-parents.

Ma tante me tenait, pendant que ma mère partait. Ce jour-là, je suis sorti par derrière pour suivre ma mère. Sans réfléchir, j’ai pris le premier bus, et je me suis retrouvé sur les quais. J’ai marché, marché pendant au moins une heure, et j’ai fini par craquer.

J’ai rencontré une femme qui devait avoir vingt ans ou vingt-deux ans, mais je me rappellerai toujours, je l’avais trouvée jolie, alors j’ai été lui expliquer que je m’étais perdu en cherchant ma mère qui était partie travailler.
Elle a été super gentille avec moi, elle m’a amené chez sa mère et sa tante qui tenaient une boulangerie ensemble. Ils ont été super gentils avec moi, ils m’ont fait manger, mais comme je n’avais pas trop faim ils m’ont offert des gâteaux et des bonbons. Après, ils ont téléphoné au commissariat, qui sont venus me chercher et m’ont ramené.

Sur le chemin du retour j’avais la trouille, de prendre une dérouillée par ma mère ou par mon grand-père. Mais en arrivant j’ai eu une drôle de surprise : il y avait le frère de ma mère et toutes ses soeurs. Mon oncle qui était toujours gentil avec moi, je l’ai vu en colère pour la première fois. La réaction de ma mère, je m’y attendais quand elle est arrivée. Elle m’a mis une gifle, ce qui ne m’a pas étonné. Mais ce qui m’a étonné, c’est qu’elle m’a pris dans ses bras aussitôt après. Là, elle s’est mise à pleurer.

Là j’ai compris le mal que je lui ai fait sans vouloir.

[1Nous devons renoncer à connaître ceux à qui nous lie quelque chose d’essentiel ; je veux dire, nous devons les accueillir dans le rapport avec l’inconnu où ils nous accueillent, nous aussi, dans notre éloignement. L’amitié, ce rapport sans dépendance, sans épisode et où entre cependant toute la simplicité de la vie, passe par la reconnaissance de l’étrangeté commune qui ne nous permet pas de parler de nos amis, mais seulement de leur parler, non d’en faire un thème de conversations (ou d’articles), mais le mouvement de l’entente où, nous parlant, ils réservent, même dans la plus grande familiarité, la distance infinie, cette séparation fondamentale à partir de laquelle ce qui sépare devient rapport.
Maurice Blanchot, L’Amitié, Gallimard, 1971.


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1ère mise en ligne 13 novembre 2007 et dernière modification le 28 mars 2015
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