la fraternité Emaz

« Je crois n’avoir jamais connu que des poètes fêlés » : Cambouis, d’Antoine Emaz, pour clôturer la collection Déplacements.


Bougé(e) d’Albane Gellé et Cambouis d’Antoine Emaz sont en librairie.

Le Seuil réduit la voilure et le contemporain n’est pas une valeur marchande suffisante. De mon côté, après pas mal de tentatives internes sans suite pour tenter d’appuyer les parutions papiers par la synergie Internet, vraiment l’impression que c’est dans le numérique que s’est irréversiblement transféré le laboratoire principal de la création littéraire.

On se sépare donc à l’amiable, pour ma part fier des douze ouvrages parus (collectionnez-les, c’est du rare !), et que les auteurs continuent leur chemin d’écriture.

Que ce Cambouis, sollicité auprès d’Antoine Emaz dès le début de l’expérience, en soit considéré comme le remerciement et la récompense.

Un merci spécial à Flore Roumens (chargée d’édition) et Valérie Gautier (concept graphique), ainsi que Gilles Toublanc (préparation, correction & mise en page).

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Photographie ci-dessus : Antoine Emaz photographié par Olivier Roller pour le Matricule des Anges.

Antoine Emaz | Cambouis, carnets de travail
« Peut-être qu’être poète, c’est articuler… »

 

Quand nous avons lancé Déplacements au Seuil, la première personne que j’ai contactée c’est Antoine Emaz. J’avais lu Lichen, lichen, et, à faire un peu mieux la connaissance de l’homme, la découverte d’un lecteur passionné, multiple, citant son Proust, son Nerval ou son Saint-Simon autant que Jodelle ou de Sponde (mais on parle aussi rock, avec lui). Les livres d’Emaz sont très minces, travaillent sur l’épure et le blanc, mais il écrit et note massivement, continûment, et de ce travail d’écriture naît la tension électrique de la phrase rare, celle des livres.

Alors j’ai demandé à Antoine s’il accepterait de confier à la nouvelle collection un ensemble tiré de ses carnets. Nous avons appris à connaître les titres brefs d’Emaz, Peau, ou ici, ou Boue, ou Os, il m’envoie Cambouis.

Extrait ci-dessous : cliquer sur l’icône pour lecture flip book.

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Antoine Emaz | Cambouis, extrait

éditions du Seuil, Déplacements, février 2009

 

Dans le premier jet, on choisit à chaque vers, presque sans hésitation, telle formulation, tel possible de langue. Continuent de m’étonner la vitesse et la diversité des paramètres pris en compte : son, rythme, sens, effet…
Par la suite, lors des relectures, on essaie de se replacer dans cette position initiale, pour valider/invalider le choix fait au départ, dans le flux de l’écriture. Mais c’est étonnant comme il faut du charcutage et du temps pour arriver à un travail propre, alors qu’il se fait au départ dans une sorte d’euphorie qui n’est pas du tout inconscience. Les choix de connections, bifurcations sont simplement extrêmement rapides, comme s’ils s’imposaient. Et lorsqu’il y a hésitation, on va vite au mieux pour sauver l’aval du poème, ne pas s’enliser en chemin. On sait qu’il faudra revenir travailler à cet endroit, mais il est plus urgent d’avancer.

***

Je sais à peu près comment faire pour mes poèmes. On peut appeler cela « méthode », si on veut. Mais elle se résume au fond à des habitudes de travail, un savoir-faire pratique acquis à force d’années. Ce savoir-faire ne plie jamais le poème en cours ; il se plie au poème, ou le poème le plie, comme on voudra. Cela peut sembler idiot à dire, mais c’est comme un savoir-faire prévu pour s’adapter à l’imprévu.

***

Nuits toujours hantées de rêves, surtout à partir de 4-5 heures du matin. Aucun intérêt pour ces fantasmagories, sauf quand elles croisent de façon claire des décors de mémoire. Mais aucune envie de les fixer, de les écrire. Aucun désir d’exploration, d’auto-analyse, ou de laisser des données inconscientes. Ce qui m’intrigue, c’est leur afflux, nuit après nuit, alors que durant des années, je n’ai presque aucune conscience d’avoir rêvé. Je dormais, point.

***

Si je prends la situation présente :
il y a devant les volets fermés sur la nuit et le jardin ;
il y a cette pièce, la véranda/salle à manger habituelle ;
il y a moi qui tâche de penser, écrire, attend, rêvasse, en tout cas moi ;
il y a mon corps qui entend les bruits de la cuisine (machines) ;
il y a S. qui regarde le film Sur la route de Madison ;
il y a le bruit du film dans mon dos et le froid qui vient…
J’en oublie, mais tout se percute en un présent parfaitement lisible et simple à vivre si je restreins l’angle sur un seul « il y a ». Si j’en prends 3-4 ensembles – et c’est bien ce qui est vécu – écrire s’engorge. Tâcher de voir cela.

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Une fois de plus, vérifier que je ne peux travailler en poésie plus de 2-3 heures par jour. Après, je suis épuisé. Je peux lire les autres, faire du courrier ou de la cuisine, mais c’est vraiment dans un abattis de tête. Mieux vaudrait sortir marcher, laver les neurones…
Je peux faire (difficilement, mais pourtant souvent) six heures de correction de copies dans la journée. Je me sens alors fatigué, pas épuisé, vidé. Comme si je ne pompais pas sur les mêmes piles, à l’intérieur.

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Boulot ce matin, lent et lourd, comme un lundi. Ensuite rebelote sur Limite lyrique. S. l’a lu ; ça passe sauf pour Poème ? (théâtre) où elle trouve des lourdeurs et un côté beckettien trop appuyé. Elle a raison. J’ai corrigé deux-trois trucs suivant ses remarques, et je vais demander l’avis d’A.
Après tout, le poème est bien limite. En soi, il est discutable, mais il apporte de la surprise, du neuf. Sans doute est-ce la raison pour laquelle j’ai du mal à m’en séparer. Je ne sais vraiment pas. Ou bien virer tout le monologue. Ne garder que les didascalies, comme pour un mime… ? Un théâtre sans voix ? No lo so.
Lorsqu’une forme aberrante arrive, on ne sait pas trop comment prendre la bête. Mais je refuse le repli défensif sur un terrain déjà balisé, repéré, labouré.
Je n’ai rien à faire là, dans une écriture de type théâtre, nous sommes d’accord. Mais je suis quand même venu là. Voilà le point qui m’interroge, et fait que j’ai du mal à lâcher le morceau. Un peu comme pour Vieux dans Soirs.
D’un autre côté, si c’est vraiment du sous-Beckett et non du via-Beckett, à quoi bon ?

***

Il y a un fond de conscience, une lie, où déposent les émotions les plus lourdes, les plus durables, celles qui rendent un son grave, continu, que l’on n’entend presque plus à force, sauf lorsqu’une émotion neuve, plus légère mais neuve, vient frapper sur elles comme sur un gong. Cela provoque une résonance très forte, puis forte durant quelques jours, puis cela faiblit, s’amenuise lentement jusqu’à presque rien, mais pas rien. Cela constitue par strates le soubassement d’une vie, sans oubli possible.
Ainsi pour la mort de Jean M.

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A la vitesse de la vie, je n’ai tiré aucun profit de ce jour, de sa lumière claire. J’ai fait ce que j’avais à faire ; j’ai fait pour n’avoir plus à faire. Tout n’est pas aliénation là-dedans, il y a beaucoup d’obligations simples, mais la contrainte et l’étroitesse, au bout, sont les mêmes. Si j’écris souvent le soir, c’est sans doute parce que c’est le moment où se détend la corde du jour.

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Des bouts de temps qui traînent, mais pas de plages. Il faut faire court. En poésie, on ne peut pas, même si la vie est ainsi. Une querelle minime avec S. fait dérailler des heures. Dans ces circonstances, c’est vrai qu’il serait mieux d’avoir un lieu à moi dans la maison, où je pourrais me retirer, plutôt que la salle à manger, lieu de passage. Mais j’aime trop le jardin, la lumière, cette table…

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Le pot-au-feu commence à donner ; j’aime bien son odeur d’enfance, qui nourrit presque à elle seule. S. regarde la deuxième partie du Bossu, que j’ai vue avec plaisir hier soir tard. Le « cape et d’épée » n’a pas besoin d’être vraisemblable, tout juste d’être crédible et servi avec feu. Il faut que ça virevolte sur des ressorts à boudins très grossiers, comme le mélodrame ou le western. Dans cette version, Lagardère a l’énergie de Gérard Philippe, en couleurs. Du coup, tout passe et ramène à un plaisir simple, exactement comme le bruit d’un flipper peut ramener des années en arrière.

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Se méfier de l’allure aphoristique, même si elle fait plaisir, parce qu’elle fait plaisir. Ce goût de l’élégance et du bon mot (La Rochefoucauld) ou bien celui de l’image mystérieuse et profonde jusqu’à l’insondable (Char) finit par user la forme, jusqu’à une sorte de clinquant vide, de tic et de toc.

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Besoin de détours par un grand nombre d’activités avant de revenir au poème pour le corriger. Avoir complètement lavé le regard, par des copies d’élèves, des comptes, des recettes de cuisine, les journaux, la télé, un roman policier ou de la BD… Peu importe, il faut absolument laver l’œil.

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Ce n’est pas la réalité qui manque, mais seulement les moyens. Reverdy avait raison : seul compte le comment. Je peux marteler, mais il me faut différents marteaux. En cela, affirmer « l’engagement » n’est pas simple. Dès que la forme est resservie pour un même message, on se trompe. La forme doit bouger d’autant plus fortement que le message reste identique. Je pourrais tous les soirs travailler le JT, mais si je l’ai déjà fait, je peux me décaler encore deux ou trois fois, pas plus. Ou bien je fais tout un livre là-dessus, un livre de parti-pris, pourquoi pas ? Sauf que cela ne correspond pas du tout à ma façon de voir la poésie comme liberté.
En ce sens, rien à attendre d’autre de limite lyrique dans l’état actuel. Ce n’est pas que je ne peux pas ou ne veux pas, seulement c’est tout à fait inutile, et donc rien ne vient.
Il en va autrement côté jardin, je ne sais pourquoi, comme si je n’en avais jamais fini avec les fleurs, l’herbe, le vent… Peut-être parce que c’est moi qui suis passager face au camélia alors que je suis arrêté face à une information quotidienne qui tourne en rond et déplace sa violence telle une trajectoire de cyclone.

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J’aime beaucoup cette note de Reverdy : « Tous portent un masque. Mais le plus terrible, c’est que sous ce masque, il n’y a rien. »
Je corrigerai quelque peu, en pensant à la conversation avec S., ce midi. « Tous portent un masque », c’est vrai. Socialement, c’est une protection nécessaire : celui qui n’en a plus ou, plus rare, refuse d’en porter est renvoyé dans les marges, voire les déchets, les rebuts, la lèpre…
La seconde phrase de la note est plus discutable. Il faudrait distinguer entre ceux qui ont un visage et qui peuvent parler (disons les créateurs), ceux qui ont un visage mais restent muets, et puis ceux qui, à force de masques, n’ont plus de visages, effectivement. Ils sont certainement les plus dangereux. Les muets sont les plus nombreux ; parce qu’il est trop lourd d’affronter sa propre complexité, ils préfèrent le masque comme un pis-aller simple. Quant aux créateurs, on aurait tort de réduire leur nombre aux seuls artistes patentés : un jardinier, une brodeuse, un diariste, un bricoleur, un passionné de maquettes, un pêcheur hors-pair, un œnologue… tous ceux qui vivent pour une passion sans vivre de leur passion ont un visage, une histoire, une complexité assumée à travers ce qu’on a tort de considérer comme un violon d’ingres, un passe-temps, un divertissement. Le plus souvent d’ailleurs, ils ne parlent guère de ce qui les fait vivre, comme s’ils en avaient honte. Ou bien, c’est au terme d’une prudente approche pour vérifier que l’autre est aussi initié, un tant soit peu, au moins. Et là, sous le masque du cardiologue, de l’informaticien, du prof de maths, de l’employé de mairie, de l’électricien, du restaurateur, du couvreur… on va trouver un pro de la randonnée alpine, de la poésie contemporaine, du rock des années 50, de l’habitat écologique, de la taille des roses, de l’aquarelle… Souvent, ce visage caché reste assez rudimentaire ; la passion se nourrit d’elle-même en quelque sorte, et ne souhaite pas être confrontée au dehors, sinon dans des cercles, des amicales, des groupes qui privilégient l’entre soi. Et ce n’est pas une mauvaise chose d’avoir un lieu où l’on peut poser le masque social et se retrouver entre humains partageant une même passion sans risquer d’être moqué, interdit, marginalisé…
Il en va de même pour les poètes, même si les livres finissent par faire une protection assez efficace contre le dehors et l’aigreur.

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Chaque écrivain est seul dans son corps-à-corps (lutte ou caresse) avec la langue. Mieux vaut le savoir si on veut « faire poète ». Mais n’en tirer aucune fierté. C’est une donnée de base, un fait, de la même façon qu’un menuisier doit s’attendre à un corps-à-corps avec le bois, un boulanger avec la pâte, etc…

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Signaler ses dettes, c’est disons plus honnête. Mais bon… On peut aussi ne pas avoir conscience d’être endetté. Là comme ailleurs, ce qui devient vraiment ennuyeux, c’est le surendettement.

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Disons que le poème est une forme qui enferme du vivant.
Disons que le vivant ne peut s’enfermer dans une forme.
Disons que le poème est une forme morte du vivant.
Disons que la poésie est peut-être ce qui circule à travers un tas de peaux mortes, de mues multiples, de momies parcheminées, depuis des siècles.
Disons que la poésie n’avance pas ; elle indique dès le début et sans fin un point crucial de l’être vivant où la réalité serait réconciliée avec la parole.
Disons que la poésie est un ratage nécessaire parce que pression insistante là où ça fait mal : nous ne pouvons faire un monde de mots, et nous ne pouvons, muets, faire un monde.
Disons que la poésie ne donne pas d’air neuf, elle dit un besoin d’air et par là, elle est espoir, oui, une drôle de forme d’espoir, celui de ne pas se résoudre à ce qui est. Quand j’écris cela, je sais très bien qu’on est forcé à des accommodements dans une vie, on n’est pas toujours à la pointe du diamant, si même on y parvient de temps en temps.
Disons que nous sommes condamnés mais que la poésie continue à « imaginer Sisyphe heureux » . Espoir maigre pour un temps famélique, je le concède. On peut préférer être aveugle et sourd-muet tout à la fois, il suffit de choisir dans les catalogues du prêt-à-vivre.
Disons que la poésie va têtue, depuis des siècles, contre la bêtise, en variant cette tension vivre/écrire. Elle ne s’habitue jamais. Le défi est peut-être là : qui n’a pas envie de s’habituer ? Même dans mon travail, je ne suis pas radical en permanence. Je garde des poèmes qui fendillent ou deviennent cassants. J’en détruis d’autres, c’est vrai. Ni saint ni martyre, j’essaie d’être juste pour ce qui me concerne, et au-delà de mon étroite peau, je fais confiance à d’autres.
Au fond, c’est simple : à chaque poème, on joue « Tapis ! », mais à chaque fois on n’a pas la même donne ni le même tas de jetons devant soi.

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Dimanche matin, ciel bleu et silence. J’ai continué un peu la Pensée effilochée commencée hier soir. Voir à la relecture si cela vaut le coup de continuer, ou de retourner dans ces parages. Ce qui m’intéresse, c’est la surprise de la venue d’une forme neuve, même si elle doit finir à la poubelle, comme avec le poème-théâtre. Toute forme neuve n’est pas forcément viable, du moins pour moi, pour ma main. Mais reste tonique l’évidence qu’on n’est pas au bout de nos formes, que la poésie n’est pas en impasse, dans une sorte de moule de langue, qu’elle n’est pas figée en tête ou sur la page.

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Toujours un ciel bleu calme. Bon boulot ce matin sur 18.11.06, pour épaissir la page 3. C’est rare que je travaille en ce sens, vers un accroissement du texte. Au moins dans la dernière page, de plus en plus sûr qu’il y a sous le poème la séquence du Septième sceau de Bergman, avec le chevalier et la mort.

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Mon travail sur rythme et son n’est pas classique, mais il n’est pas neuf pour autant. Je le verrais plutôt comme une sorte de nécessité originaire de la parole poétique : le chant, la scansion. Ce n’est plus codifié chez moi, d’où l’appui coup-ci coup-ça sur le e muet, selon les besoins. C’est ma variable d’ajustement, en quelque sorte.

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Ma vie, j’ai perdu beaucoup de temps à la gagner.
On ne résiste pas au plaisir du bon mot comme seul ressort. C’est un peu comme pour l’image qui clinque. On finit non pas dans le mauvais, mais sans doute pire, dans le médiocre.
Décidément écrire n’est pas se faire plaisir, mais se mortifier n’aboutit pas à grand-chose non plus. Il faudrait récupérer la force de frappe du « bon mot » mais la mater, la rendre mate. On doit sentir l’impact en premier lieu, puis seulement, éventuellement, se demander d’où il vient et découvrir le « bon mot » comme ressort. Si l’inverse se produit, on tombe dans la brillance de salon ou la blague de bistrot, ce qui n’est pas déshonorant en soi mais ne mérite pas le bout d’arbre dont est faite la page.

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Abattre du boulot. Un bûcheron payé à la tâche. Cela, hier, aujourd’hui : le mail, le courrier papier, taper le texte de T., la revue, les difficultés des amis, les cours à préparer, la famille, les comptes, le marché et la cuisine, liquider le sapin de noël, lire les livres en attente… Une sorte de continu d’activités diverses qui ont toutes un caractère nécessaire.
Cela laisse lessivé le soir, et on se dit que la semaine va reprendre, broyeuse dont on est la matière première.

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Irritabilité. Mais fin des copies ce matin. Fatigue longue, je veux dire celle qui ne fait pas suite à un effort particulier mais signale une usure. A force de s’efforcer, on arrive dans cette « fatigue longue », qui n’est pas la dépression, mais une sorte d’épuisement que le repos ne parvient plus à compenser ponctuellement. Une ou deux bonnes nuits ne suffisent pas pour récupérer. La fatigue s’inscrit dans le corps, n’empêche pas d’être debout le lendemain matin à 6h30, mais usé, érodé, un peu plus.

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« Comme un nageur venant du profond de son plonge ». Pas sûr du premier hémistiche de ce vers d’Agrippa d’Aubigné, mais c’est étrange comme certains vers restent ancrés, sans que l’on ait eu besoin de les apprendre par cœur. Comme des balises de texte qui s’activent en tête quand on repasse dans telle ou telle zone d’être. « Et de papillons blancs la mer est inondée » « Le front aux vitres/Comme font les veilleurs de chagrin »… On peut être passé dans cette neige de mots avant d’avoir vécu ce qu’elle recouvrait, ou bien à l’inverse, avoir vécu sans mots jusqu’à ce que la neige recouvre. Jeux de miroirs. Ricochets.

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Dates et séries. Il doit y avoir là un désir de marquer une opposition forte dans vivre entre discontinu et persistance. Vivre nous apparaît dans l’instant comme en éclats, facetté, mais avec le recul, ce miroitement se constelle, s’organise un peu en lignes de forces. Sortes d’architecture mouvante, de dérives qui ne sont pas chaos, au total.
L’erreur dans De l’air (erreur ?) est d’avoir voulu bâtir comme un livre. Non, il vaut mieux rester au plus simple : les poèmes adviennent dans le temps, sans qu’on puisse vraiment dire pourquoi. Mais quand on les rassemble apparaissent des forces, des noyaux d’énergie autour desquels les poèmes tournent avec des orbites diverses, des croisements, des hybridations… Ranger tout cela revient souvent à cacher la misère.. Il est difficile d’édifier un livre de poèmes parce que chaque poème échappe, même s’il entre en résonance avec d’autres. Quand j’arrête une période, Peau, par exemple, je constate a posteriori ces forces motrices. Je peux les signaler par un titre, mais ce n’est pas nécessaire. Dans les carnets, il n’y a jamais de titres. Ce sont des trajets d’écriture, voilà tout.

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Je crois n’avoir jamais connu que des poètes fêlés. Qu’ils soient bons ou mauvais est une autre affaire, mais ce lien entre écriture et fêlure, oui. Et une fêlure d’être, profonde, pas l’égratignure sociale ou l’écorchure de vanité. Pas non plus des êtres cassés, sinon l’écriture cesserait. Des bancals, des boiteux d’être. Et chez les vrais lecteurs, de même, car il faut pouvoir l’entendre ce son de cloche fêlée ou d’enfant qui pleure presque en silence.

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Il y a des moments où je sais (pourquoi ?) que j’ai raison, profondément, de faire ce que je fais. Et dans ces moments sans nuance, même au pire, je suis indestructible. Bien sûr, plus fréquents sont les temps d’angoisse, de doute, d’autocritique. Mais au fond, je m’appuie sur ces éclairs de certitude. Je n’irai pas plus loin, peut-être, mais personne n’aurait pu aller là à ma place.

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Ce matin, relu Fusées et Mon cœur mis à nu pour retrouver une citation. Sentiment renouvelé de familiarité avec ces pages. Une note, qui m’avait échappé : « Profondeur immense de pensée dans les locutions vulgaires, trous creusés par des générations de fourmis. » Est-ce si loin de mon goût pour les mots les plus usuels, usés, quotidiens, et l’épaisseur de sens de certaines expressions qui ne font plus images tant elles sont banalisées ? Mais si on les réactive un peu…

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Les moyens sont à tout le monde, comme dans une énorme caisse à outils collective ; on peut en ajouter, en emprunter sans rien dire à personne ou en le signalant haut et fort, cela n’a aucune importance.
Par contre, il ne faut pas voler les dispositifs particuliers inventés par d’autres poètes. J’entends par dispositif ce qui est déjà un assemblage complexe de moyens. Rien n’est breveté en poésie, mais tout se sait, et on pardonnera mal une simple modification de carburant alors que l’on a « emprunté » le moteur d’un autre. Même une nouvelle carrosserie ne fera illusion que peu de temps.

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Il n’y a que rarement de quoi être fier. En gros, c’est aussi peu fréquent que d’être honteux. Pour le courant des jours, on se contente de rester en zone neutre, moyenne. On peut se regarder dans la glace, mais on n’y voit pas de quoi se plaire ou se détester.

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Dans la série, « ne pas oublier les petits bonheurs du jour », écouté ce matin le CD que m’a fait A. avec Kathleen Ferrier dans deux merveilleux lieder : Mitternacht et Ich atmet einen linden Duft. J’allais à Carrefour, et à nouveau, dans la voiture, cette magie puissante de la phrase initiale : Ich atmet… Cette merveille de mélodie entre mélancolie et paix, jointe à la magie de Ferrier, moins forte que dans mon souvenir du disque noir, moins veloutée me semble-t-il, mais impérieuse de justesse et de force.

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« Limpide ». Un ciel limpide… Au fond je n’aime pas cet adjectif ; je préfère un ciel bleu, ou un ciel sans nuages. Dans limpide, on entend déjà l’effort de langue pour se hausser. Qui emploie cet adjectif ? On dit « c’est clair ». Dire « c’est limpide » serait presque un début d’ironie ou d’affectation.
Mais d’où vient alors la magie du mot ? Limpide… Des consonnes qui avancent dans la bouche, l, p, d, alors que les voyelles se rétractent ? Des associations de sons, d’échos d’écrits (La Fontaine ?) ramenant à l’eau qui court ? On ne sait trop. Comme un désir et une gêne vis-à-vis de ce mot, sans doute au fond trop précieux pour ce qu’il a à dire. On l’éjecte donc, mais avec un peu de regret : il avait quelque chose d’apaisant alors que clair sonne sec, net, tranche.
De même « un jour limpide » est comme plus paresseux qu’ « un jour pur ». Allez savoir pourquoi ; peut-être le nombre de syllabes : toc – toc – toc toc plutôt que toc – toc – toc. Un côté goutte-à-goutte du monosyllabe qui fait sa force, comme si le mot ramassait son énergie, la densifiait.
Disons « un jour limpide et lent ». L’adjectif est alors noyé dans la suite sonore à laquelle il participe ; il passe mieux ; rythme 2-2-2, les nasales et les deux l à l’initiale.

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Quand je reprends Caisse claire, je suis heureux que le poème soit resté là, qu’il continue à luire doucement. Je peux remettre d’instinct ma voix dans son rythme, il est resté habitable, vivable, durant ces années où je l’avais presque oublié. Le relire à voix haute, c’est comme enfiler un vieux jean, comme si le corps n’avait pas bougé entretemps.

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N’intégrer que des événements qui ont une importance historique (11 septembre par exemple) ou bien remonter de la circonstance à la situation (manif par exemple). Laisser la zone intermédiaire au journalisme, au tract, à la chronique… La poésie, si elle va de ce côté, doit installer la révolte dans la durée. Par exemple, on doit pouvoir remonter des tentes du canal Saint-Martin à la misère. Se détacher d’une façon ou de l’autre du factuel. Chez moi, la datation du poème suffira pour le retrouver, si nécessaire. Mais je ne le crois pas : les don quichotte on replié les tentes, et la misère persiste. Donc il faut partir de la circonstance et la délaver assez pour qu’elle devienne exemplaire, durablement.
Il faut continuer à poser cette question de l’engagement. Je veux que la poésie puisse recommencer sans honte à parler du monde, de l’état de cette terre, de la vie des hommes, socialement, et pas seulement personnellement. Ce n’est pas seulement une question de générosité ou de choix politique, c’est tout autant une question de liberté : faire sauter des verrous, des peurs internes.

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Relecture de Peau. Toujours ce problème des titres, mais pour les poèmes, très peu de mouvement. Ils sont dans leur stase grise, dans cette période avant le livre où ils semblent achevés à force de relectures. Plus rien de rugueux ou presque. Quand je lis les premiers vers, je pourrais presque déjà réciter les derniers. Lecture d’usure que le lecteur « normal » ne connaît pas. A ce stade, même Limite lyrique (je ne sais pas si je garderai ce titre) fait partie des meubles, ne me surprend plus.

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Schéma : quatre niveaux de saisie possible d’un poème :
je comprends tout d’entrée, impression de transparence
je ne comprends pas tout, mais il y a assez de balises de sens pour que je m’y retrouve
je ne comprends pas, mais avec un effort d’analyse et de décryptage, je finis par construire un sens
je ne comprends pas, même après avoir fait effort ; je n’ai pas de prise sur le texte, comme s’il était écrit en langue étrangère ou dans un langage technique que j’ignore
Dans le dernier cas, on peut encore sauver le travail par la musique, mais pas longtemps.

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Toujours se méfier du brio, du brillant. La poésie, vue de ma fenêtre, comme un art du peu, du pauvre.

Les livres finissent toujours en piles. Pour le tablier du pont, c’est le boulot du lecteur.

A certains moments, réussir ou échouer n’a pas d’importance. Toutes les forces sont occupées à continuer, à tenir, à ne pas céder de terrain.

Au fond de soi parfois on sent seulement une immense lassitude, comme si on voyait nette la trame élimée de vivre.

Plus on travaille a minima, plus il faut millimétrer la musique.

Poèmes moulants et poèmes amples.

Mise à nu, mise au net, mais on ne sait pas trop de quoi, avant d’écrire.

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Question d’une auditrice : « est-ce qu’écrire vous a amené quelque part ? »La question m’embarrasse, je m’embrouille. En fait, c’est le « quelque part » qui m’a gêné. Si elle avait dit « quelque chose », j’aurais pu répondre : un peu d’air. Mais son « quelque part »… D’abord, je n’ai pas fini d’écrire, donc je ne suis pas arrivé ; au mieux, je dois être quelque part en route vers quelque part. Mais où ? Dans la langue ? Dans ma façon de vivre ? Dans une morale ? Dans ma, lâchons le mot, « vision du monde » ? Dans ma saisie de la mort, de la bêtise, de la violence, de l’histoire, de dieu, du temps… que sais-je ? Et si j’ai bougé dans tout cela, est-ce que la poésie a été la force motrice ? N’est-ce pas tout autant la famille, le boulot, toutes les expériences cumulées de vivre, plus les livres ?
La vie est un paquet de nœuds : écrire est un nœud dans le paquet.

***

Relu Peau : je crois que je vais arrêter ainsi, au 31.12.06 et démarrer le prochain livre avec ce qui a été écrit début 2007.
Cinq séries : Limite, De tête, Jardin, Mémoire, Usé.Mais pas mal de poèmes sont limitrophes d’une série l’autre, cette organisation est un peu artificielle.

***

Ce n’est pas moi qui ne change pas, c’est vivre qui bouge peu.

Ma voix n’est pas plus froide que blanche, elle est seulement terne.

Tête saturée.

Pas un mot plus haut que l’autre.

Davantage de place prise par la mémoire. Indice de vieillissement ?

Jacinthes.

Rien de magique en poésie : un peu de chance et beaucoup de travail.

Mémoire, lie du temps.

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Une des évolutions, c’est le passage d’une mémoire muette à une mémoire qui parle de plus en plus distinctement. Mais ce n’est qu’une veine du travail ; le reste continue à viser le commun. Et demeure constant, sous des formes très diverses, le refus de l’enfermement.
Evolution ne signifie pas progrès. Lisant Caisse claire ou De l’air, je n’ai pas l’impression d’avoir écrit mieux, ou d’écrire mieux maintenant. Sur certains points, j’écris autrement, ça a bougé, mais je n’ai aucun critère fiable pour dire si c’est mieux ou moins bien. Ce que je ne pourrais plus écrire maintenant n’est pas de facto moins intéressant que ce que j’écris. Même si, évidemment, ce qui m’intéresse le plus, c’est ce que je suis en train d’écrire. En ce sens, Peau, qui n’est pas encore publié, est déjà un livre fini, clos, pour moi.

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Ecrivant, on ne s’adresse pas à tout le monde mais à chacun. Cela passe ou pas, selon le lecteur, en fonction de sa culture, ses goûts, son histoire particulière… Ce qu’on nomme le « public » n’existe pas. Les lecteurs viennent un à un, pour des raisons très différentes, voire opposées. Ce qu’on nomme « public » est une somme d’individus qui, pris isolément, ont tous de solides raisons pour aimer ou détester tel ou tel travail. Je ne crois pas qu’il y ait un mouvement de mode, même s’il y a de l’air du temps. C’est bien plus complexe ; le poète est seul parmi d’autres poètes, tout comme le lecteur est seul parmi d’autres lecteurs. On ne peut créer un mouvement de foule en poésie. D’où l’illusion des « écoles » ou « mouvements littéraires ». C’est bien plus émietté : on peut gommer les écarts en soulignant les points communs, mais pas longtemps. Rien que de bien naturel puisque les principes édictés par l’un ne peuvent être suivis par les autres, sauf à considérer comme valorisante la piètre condition de disciple, émule, remorqué… On assiste donc à de courtes périodes de fédération (pour imposer telle ou telle idée ou principe) puis à de longues périodes de dispersion ; à force d’être singulièrement accommodés, les principes de départ vont s’édulcorant jusqu’à être contredits par la pratique même d’écriture. A charge alors aux historiens, universitaires, critiques… d’essayer de classer, ranger, organiser le paysage pour qu’il devienne lisible, autant que faire se peut.

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Un peu de soleil sur le gris tenace du jour : je crois être arrivé à une bonne tenue de ma musique pauvre avec ce qui sera le dernier poème de Peau, 19.01.07.
Un ou deux passages où l’effet à l’oreille est un peu trop fort, mais je ne vois pas comment assourdir sans rien perdre. Content de ce boulot. Et content de cette chute pour le livre parce qu’elle synthétise, interfère plutôt, avec les grandes lignes déjà là. Content aussi parce que la fin reste positive ; je touche à ce qui n’a pas de mots, cette expérience de vivre à côté de la vie, sans aucun regret, aucune peur, on prend le temps seulement.
Et puis ce plaisir, lorsque je lis pour la première fois le poème à voix haute, de retrouver sans effort mes appuis de musique de tête.
Bref, content de moi, ce n’est pas si fréquent. Je dois à S. pour ce qui est de ces micro-structures sonores mais plus loin ça vient aussi de la poésie classique. Et plus près, c’est un point commun avec JP et V, par exemple. Ou bien le boulot de P, tant que le son n’est pas gratuit.
Reverdy : « l’image pour l’image est détestable ». Oui. Idem, le son pour le son est détestable.

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Semoule de la fatigue ; empêtrement de tête ; vitesse de traîne.
Dehors-étau. Même s’il est amical ou familial. Les autres nous pressent de leurs difficultés, et on ne peut dire non, pas plus qu’on ne peut en embarquer encore.

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Ce que voient mes yeux, maintenant, jamais personne ne le verra plus, sauf en mots. La différence entre description et photo, c’est peut-être un accès inverse. Dans la description, on voit d’abord les mots, leur grillage du réel ; dans la photo ou le dessin, on voit d’abord le réel, puis le rendu technique.
Pas besoin de longues descriptions, juste des mots qui posent du réel. Dans « Il reste une toile cirée à carreaux jaunes », l’important n’est pas le détail en soi, mais son effet : le vers pose un bout de réel. C’est ce poids que je veux, bien plus que l’exactitude réaliste de la toile cirée. Elle pourrait tout aussi bien être bleue ou, comme présentement, nappe de coton avec citrons sur fond bleu.

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S. m’a copié l’intégrale de Led Zeppelin et six ou sept CD des Stones, durant leurs bonnes années. De la musique avant toute chose pour les trajets en voiture. Quand je travaille, je n’écoute plus de musique. Lien entre musique et mémoire : peu d’envie de découvrir : j’en reste à Dylan, Stones, Doors, Led Zep… ou bien Bach et Schubert.

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Bizarrement, c’est le côté autodidacte de Reverdy qui m’est proche. Ce n’est pas un intellectuel, et il le sait. Ses notes sont le tout-venant d’une pensée qui ne prétend pas être autre chose qu’elle-même dans son incapacité à raisonner longtemps et à construire une cohérence d’ensemble, un système. Je n’aime pas que l’on se moque de cette absence d’aisance ou de brio intellectuel. Cela révèle une vanité pesante comme si, en-deçà d’un certain seuil de culture, rien ne valait. Au contraire, ce qui me retient dans les notes de Reverdy, c’est la fréquentation d’une pensée à hauteur d’homme et de réel. Qu’il y ait des scories, c’est évident. Mais la différence avec les intellectuels estampillés tient à ce que les scories se voient au lieu d’être camouflées sous des couches de références culturelles au point qu’il n’y a plus guère de brut, de vivant.

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Le bouquet d’œillets de poète offert à S. la semaine dernière tient encore bien la route malgré l’atmosphère tabagique que je lui inflige. De la solidité des œillets, sinon des poètes, par les temps qui courent. Importance de la présence végétale dans mon environnement immédiat.

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Viser une expérience humaine, parfois très simple, quotidienne, parfois plus complexe ou particulière dès qu’il s’agit de l’intérieur, de la mémoire, ou d’autres zones plus difficiles à partager. Je ne choisis pas entre dehors et dedans ; c’est l’un ou l’autre, ou les deux qui s’entrechoquent , se mêlent.

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Que le lecteur soit indispensable parce que c’est lui qui clôt le poème, le « révèle » selon la bonne métaphore photographique de Reverdy, n’implique pas la nécessité du nombre de lecteurs. C’est une tout autre question, bien plus d’ordre économique que poétique.

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Je suis intimement persuadé que la vie conditionne l’écriture dans son ensemble. Donc la critique biographique serait légitime. Mais son erreur tient à ce qu’elle pose une relation simple de cause à effet alors que la relation vivre/écrire est infiniment plus compliquée. D’autre part, une biographie, même fine et savante, ne saurait rendre compte d’éléments déterminants, vécus par l’écrivain, mais qu’il a emportés dans sa tombe. Le tissu d’une vie mêle des fils visibles et invisibles, du vrai et du rêvé, des contradictions à n’en plus finir. Parallèlement à la vie vécue, il faudrait que la biographie s’occupe de façon aussi exacte et exhaustive de la vie lue, tout cela variant dans le temps…
La biographie peut être éclairante ; mais il serait faux de croire qu’elle seule peut expliquer l’œuvre. Voilà ce qui a été dénoncé avec raison dans les années 70-80. Mais l’erreur est égale si l’on veut radicalement couper l’œuvre de son substrat biographique. C’est s’exposer à des dérives, voire des délires, qui déshumanisent complètement le texte. Il devient cadavre proposé à la dissection savante, pour le plus grand bénéfice des savants seuls.

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« La poésie a-t-elle un avenir ? » Ah… C’est déjà lui accorder un présent. Au moins, elle n’est pas morte. Mais quelle drôle de pente : toujours penser à demain, après-demain, plutôt que résister et construire aujourd’hui. Demain sera le résultat de ce qui se fait ou ne se fait pas, maintenant.

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Je me méfie toujours de ceux qui affirment avoir « une haute idée de… » J’aime mieux les idées basses et les mains au charbon. Mon côté soutier.

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Tant que ce sont des piques et non pas des critiques sur ton travail, tu peux passer ton chemin, sans mépris mais sans y attacher d’importance. Le piqueur a été piqué, sinon il ne piquerait pas. Face à une critique, toujours écouter attentivement et vérifier, non si elle est juste ou fausse, mais si tu tiens ou non à ce poème, à ce livre.
Sur bien des points, je ne suis pas sûr du tout de ce que je propose à lire. Il est donc normal que certains se sentent rejetés par le poème ; reste à savoir si d’autres sont attirés par lui et, même s’il n’y en a pas, si moi seul, pour la énième fois, je le signe.

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Il y a une limite dans l’auto-analyse, le doute, l’autocritique…. C’est le « Bon qu’à ça » de Beckett en réponse à l’enquête : « Pourquoi écrivez-vous ? »
Quand on écrit, on répond à rien : on répond qu’écrire est préférable à rien. Même si l’on n’écrit pas grand-chose.

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Mesurer les effets, toujours. Ne pas chercher à en faire trop, à s’épater soi-même : un poème carré gris sur fond gris.
Un mot comme « évanescent » bousille facilement trois pages : la précédente, qui t’a amené là, la page que le mot tache, et la suivante, le temps d’oublier le couac. Un poème, c’est une toile d’araignée électrique ; si, à un croisement de fils, un court-circuit se produit, c’est toute la toile qui, hors tension, se met à pendre comme une loque.

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Pivoines. Bien sûr que le mot n’est pas la chose : Saussure, etc… Cratyle, etc… Et il y a bien un travail autonome du signifiant en poésie, une sorte de propulsion du son, d’élan mal contrôlable mais bien là, dans la main qui écrit. Elle est dans un élan sonore/rythmique de langue. Soit. Mais elle est tout autant dans le rose chiffonné des pivoines. Sans la vue, sans la présence du bouquet sur la table, il n’y aurait pas cette espèce de « plein » du mot qui porte. Une jointure voir/parler nourrit le poème. On objectera que je peux dire sans bouquet devant, en plein hiver, « pivoines, pivoines »… Et que le résultat serait le même. Exact. C’est simplement que le mot aura rappelé, au premier plan de l’œil, ce que j’ai présentement sous les yeux.
Cela ne change rien à cette expérience vivre/écrire nécessaire. Le poème ne s’articule pas forcément à une expérience présente (encore que…), il ramène comme dans un filet tout le passé. Et il faudrait voir ce qui a ramené le mot « pivoine » en plein hiver et sans bouquet devant. Il y a eu du présent désir (ne serait-ce que de ce mot) pas du hasard.
Une autre strate travaille en sourdine, très fréquemment, puisque je n’utilise guère que des mots usés usuels. Dans « pivoines », il y a par exemple le beau texte de Jaccottet. Mon expérience brute, directe, de la fleur, est tamisée par celle, écrite dans un numéro de T. Balmoral, il y a quelques années. D’où, dans le poème ces italiques qui sont comme des redevances payées à qui de droit, mais pas nominalement puisque je ne prends que ce qui me vient ou me revient à tel ou tel moment. Une poignée de sable dans la dune poésie.
J’indique seulement, par politesse, que l’autre vient dans la main, qu’il m’est plus simple de passer par lui puisqu’il est déjà passé par là. Pas de jeu culturel, mais simple constat que nous ne découvrons pas la langue et qu’il serait faux de croire que le poète invente tout. Il hérite tout autant, recycle, recrée dans une avancée personnelle lente mais prise dans celle, collective, des « horribles travailleurs ».

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Relu Peau, une fois de plus. Compter entre une heure et deux heures pour cette lecture en continu, faite pour raboter encore le livre. Il n’y a plus d’étonnement à ce stade, seulement des vérifications, quelques réglages fins… Mais cela m’étonne toujours de voir que deux années cumulées d’écriture peuvent se lire en une heure et demie.

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A force de relectures, le poème coagule, l’ensemble du livre durcit, sèche. On sait au millimètre près le passage d’un vers à l’autre, d’une page l’autre, d’un poème l’autre… A ce stade, rien ne dit que le livre est bon, mais tout signale qu’on ne peut guère aller plus loin.

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Face au paysage, il y a un toucher particulier de chaque poète. Ce n’est pas le contact avec l’espace, le monde, qui change ; ce contact est commun même si tel poète est plus attentif à tel ou tel aspect du paysage. Non, c’est vraiment le toucher, la façon de jouer, comme en musique, qui distingue très fortement les écritures. Il en va de même en peinture à partir d’un même motif. Autant de peintres, autant de façons de peindre une pomme. Pascal : « quand on joue à la paume, c’est une même balle dont jouent l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. »

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Pluie tranquille, je ne l’entends pas, je la vois tomber droite, translucide pourtant. En fait, je ne vois pas la pluie, mais le bord de la pluie, sa brillance qui fait lignes, hachant le jardin.

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Après des années de lutte, cela m’énerve de ne pas en avoir fini avec la vanité. Pour l’orgueil, il faudra une autre vie. J’espère au moins avoir encombré le moins possible de personnes avec mon « moi ». Suffit de se porter ; s’il faut aussi être supporté…

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Le poète dit ce qu’il peut. C’est un fait. Mais d’ordinaire, il n’aime pas trop qu’on revienne sur cette limite en lui demandant plus, ou autrement. Cela fait des années qu’il navigue avec lui-même ; sa mesure des possibles, il l’a bien en mains. Il peut naviguer hors-zone de sécurité, mais pas s’exorbiter. Il sait qu’il n’existe pas de poète total : au plus loin de lui-même, il ne sera au mieux qu’un bout, un lambeau plus ou moins lamentable de la poésie.
Mais ici, lopin de terre vaut parc de château ; Follain vaut Claudel, aucun doute là-dessus.

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Les avant-gardes finissent toujours dans le gros de la troupe… si elles ne meurent pas aux avant-postes. Pour ma part, j’ai toujours préféré l’ancienneté comme mode d’avancement. Ca donne le temps de réfléchir.

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Au fond, dans une vie, il y a quelques chocs frontaux, décisifs, et puis une multitude de chocs secondaires qui corrigent la trajectoire de façon impalpable. L’élan premier vient sans doute d’un « moi », mais toute la suite (coups, contrecoups…) vient du dehors, sans cesse.

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Bien sûr que l’on peut considérer la langue comme une pâte à modeler sonore. Quelque part, je crois même que cette conscience est décisive pour une « vocation » de poète. Reste à savoir ce qu’on modèle ensuite, et sortir d’une trituration seulement amusante, jouissive, narcissique. Il faut rejoindre. D’où, lancinante, la question du commun, du politique, du vivre. Peut-être qu’être poète, c’est articuler.

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Pour le bâti du poème en vers libre, majoritairement, j’ai besoin que la coupe du vers soit grammaticale. A partir de ce socle, je peux mettre en relief par ci par là un rejet, un enjambement, un isolement, une double corde… Mais ce relief est obtenu parce que le reste du poème est calé sur un parallélisme vers libre/groupes grammaticaux.
Pour la prose boueuse, privilégier le tiret, une sorte de pause chewing-gum. Le tiret suffit pour segmenter, indiquer les reprises de souffle, mais pas davantage. D’où l’effet de lissage, de continu, que je recherche dans cette forme d’écriture.

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Dans un livre, chaque poème doit tenir dans son ordre, qui n’est pas forcément celui du poème suivant. Le poème, non la séquence ou la page, est l’unité de base du livre. Il faut qu’il ait son autonomie, sa logique propre. Et à l’autre bout de la chaîne, il faut que cette logique rejoigne d’une façon ou de l’autre, celle du livre, voire celle des livres.
Mais il y a de multiples façons de parvenir à une tonalité, ou une voix. C’est bien pour cela que l’autonomie du poème peut être la plus large possible, sans craindre. Il y a bien assez de force centripète du fait que c’est la même peau qui écrit à longueur d’années, pour laisser libres les forces centrifuges, seules capables d’apporter variations et renouvellements. A force de le relire, Peau m’apparaît aussi varié que monotone. Bien que varié, terriblement monotone. Alors qu’il n’y a aucune unité recherchée, c’est un pur vrac chronologique. N’empêche.

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Chaque être porte une part imprononçable. La poésie va la réduire un peu, mais ne l’éliminera pas plus qu’une écriture d’autobiographe ou de diariste ou d’épistolier. L’écriture la plus intime peut toucher au sac de nœuds central, mais ne les dénoue pas.

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Ce qui est donné, ce n’est pas tant le premier vers qu’un angle d’attaque de vivre. Sans celui-ci, on peut vouloir écrire le meilleur poème du monde, la page reste blanche, la main inerte, et on se sent assez vite le plus crétin des crétins.
Quand vivre fait masse, on ne peut rien faire ; on écrit à partir de fissures, de bouts, de failles… Le tout de vivre, on ne peut pas l’aligner. D’où l’accumulation de poèmes comme si leur somme pouvait l’équivaloir, un rêve.

 

© Antoine Emaz _ Le Seuil Déplacements, 2009.