indiscrétions sur André Markowicz

pour accompagner ses "gens de cendre" sur publie.net


Je ne me vante pas de connaître André Markowicz : il a trop de secrets, et d’imprévu. Certains l’ont entendu s’exercer au chant sur de longues complaintes en langue bretonne. Moi je l’ai vu, il y a quelques années, accueillir à Tours pour une traduction de Shakespeare ses vieux parents, et la langue russe n’avait plus la même sonorité. Le texte ci-dessous date de 2001.

Mais je suis trop secoué par ces poèmes, mis en ligne à l’instant sur publie.net, Les Gens de cendre, et ce que suppose ici cette cendre.

c’est un des plus anciens dossiers que j’avais mis en ligne en commençant remue.net, et il y figure toujours, avec d’autres textes et documents encore accessibles.

Il y a aussi André sur tiers livre lors d’unelecture ici à Tours, et plus récemment, très discrètement, ce tout petit prolongement d’amitié.

A noter que les Solitaires Intempestifs publient simultanément 5 traductions d’André : Les Estivants et Les Enfants du soleil de Gorki, Edouard II de Marlowe, Macbeth et Mesure pour mesure de Shakespeare.

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Image ci-dessus : Ossip Mandelstam, portrait par Picasso. [Image supprimée : voir commentaires ci-dessous.]

François Bon | Indiscrétions sur Markowicz

Je ne connais pas la langue russe. Je n’en sais que la musique rauque et soufflée, cette continuité suspendue et égale, quelque chose qui va avec les pommettes hautes et le pays rude, les espaces vastement déployés comme lorsque le train « Étoile d’argent » vous emmenait de Moscou à Leningrad, la langue fixée à ces rituels d’agenouillement immuablement répétés devant les icônes de Zagorsk, et cette impression d’étrangeté terriblement lourde d’inconnu lorsqu’une fois, pour m’être trompé de sens sur une ligne de bus, je demandais vainement mon chemin, le soir d’octobre tombé, dans un fond éloigné de Moscou. C’est tout cela que j’ai retrouvé plus tard, découvrant L’Idiot traduit par André Markowicz, puis ses autres traductions de Dostoievski, et que je ne savais pas, aux précédentes traductions fréquentées, y avoir été. Cette manière rauque et suspendue, ces glissements, cette confrontation permanente à l’inconnu qui vous livre au bégaiement, à la phrase idiote, vous brûle la langue comme ces êtres que promène Dostoievski ont la cervelle si étrangement devenue monomaniaque ou le corps épuisé. Markowicz a restauré la langue dans Dostoievski, et on comprend mieux après lui pourquoi Flaubert, qui l’avait respiré, a pu le rejeter en bloc, et Proust dire qu’à Dostoievski il vouait un culte (expression qu’il n’utilisera jamais pour personne d’autre).

Je n’ai pas qualité pour juger d’un traducteur. Il me semble qu’un grand traducteur est forcément d’abord un grand faussaire. Quand je lis les traductions Markowicz, je reconnais ce côté soufflé, chuchoté ou crié mais sans jamais que de la structure ou de la liaison, ce qui arme la langue, s’impose le corset préalable, ce qui marque en général la langue traduite par rapport à l’original. Faussaire, parce que le traducteur, Baudelaire nous donnant Poe, Proust nous donnant Ruskin, et tous ceux qui se sont obstinés à nous multiplier des versions de Rilke ou Hölderlin, sont ceux qui savent prendre à la langue sa totalité contemporaine de ressources pour déchiffrer un peu plus à fond, labourer plus au profond, le texte déjà connu. Markowicz est doué de cette souplesse-là, qu’on apprend dans sa langue cible, et non pas dans la maîtrise de la langue à traduire.

D’où peut-être cette sorte d’indifférence qu’il manifeste, à nous glisser aussi bien des textes pris au grec ancien qu’à l’italien de Dante, ou bien à tendre dans Hamlet et Macbeth cette même sorte de respiration, mais prise dans une étrange lumière, une grande tension très simple : un Shakespeare d’énigme qui, lorsqu’on le lit dans la traduction publiée chez Babel d’Actes Sud, semble continuellement nous prendre à partie, nous disant : il y a cela aussi dans le texte de Shakespeare, sauriez-vous pourquoi ? Cette façon glissée, cette souplesse de Markowicz à tendre le français cible au long des mouvements, de la cinétique des textes traduits, il en dispose au point de se risquer là où l’auteur à traduire n’a même pas ordonné son travail : qu’on lise ces étonnants carnets préparatoires à L’Idiot, ou Markowicz épouse, de Dostoievski, même les intuitions brisées, les échappées, les concaténations : figure de l’Idiot. Un original. A des bizarreries. Doux. Parfois ne dit rien du tout... Soudain, parfois, fait des discours à tous sur le bonheur futur. Ignore certaines choses, doutes, absolument leur égal...

Indiscrétions sur Markowicz : on ne se permettrait pas de parler de ça publiquement, on ne s’en sentirait pas le droit. Markowicz se livre à des improvisations orales de traduction. Il l’a fait sur Pouchkine, et a pu dire, dans un entretien, qu’il traduisait tous ces auteurs russes pour parvenir un jour à Pouchkine. Mais précisément, Pouchkine, il en a publié une première fois la traduction des poèmes à dix-sept ans... Et ces traductions de Dostoievski que nous ne voudrions plus échanger pour une autre, il lui arrive de les refaire, pour le seul plaisir d’en chanter la langue dans l’instant de la traduction, cette traduction comme souffle, comme saut et franchissement. Il nous passe parfois par les mains des pages de traductions inédites. Indiscrétion — je n’aimerais pas qu’il le sache, parce qu’il ne sait pas qu’elles circulent – j’ai ici sur ma table des pages dactylographiées où Markowicz traduit Daniil Harms, un grand, très grand écrivain, un de ces destins, comme Mandelstam, atrocement gâché par la violence et les turpitudes stalinistes. Bien sûr j’ai aussi, chez moi, l’excellente traduction Daniil Harms publiée chez Bourgois. La traduction samizdat de Markowicz parfois retombe au mot près sur celle-ci. Elle s’en écarte pourtant, justement sur les cinétiques : chaque fois qu’il est question de temps, de mouvement, d’articulation. Alors le phrasé Markowicz nous rend ces lapidaires récits de Harms (quelquefois un récit complet tient en dix lignes) avec la même présence que ces silhouettes parleuses de Dostoievski. Il a apporté à la traduction d’être d’abord l’art d’une cinétique.

Indiscrétions sur Markowicz : parce que lui-même est indiscret. Les traducteurs ordinaires se cantonnent dans le corps principal des auteurs à traduire, ce qui a établi leur rayonnement, leur métier. Markowicz les prend par ce qu’il ne nous aurait jamais été donné de connaître sans lui. On connaît les poèmes de Mandelstam, ils nous sont nécessaires. Lui, Markowicz, nous met violemment un jour sous le nez cette Quatrième prose. Mandelstam rompt avec la Russie staliniste : Dans l’histoire de la littérature soviétique vous avez inscrit un chapitre qui sent le cadavre en décomposition. Qu’on en lise le chapitre XIII : quand on affronte pareille violence, la littérature devient un drôle d’objet sauvage, mal ponctué, mais d’un bloc, comme le couteau de silex de la circoncision. Je ne sais pas quelle expression russe Markowicz a rendu par ce terrible et tout faisait peur comme un rêve d’enfance, mais on ne vit plus de la même façon, quand c’est à même votre cerveau qu’un auteur vient écrire, et que le traducteur lui prolonge la lame.

Peu m’importe ce qu’on raconte d’André Markowicz et de sa vie paraît-il scandaleuse : quelqu’un qui de cette vie n’a jamais rien fait d’autre que traduire, pensez...

Quelqu’un paraît-il qui descend chaque jour de chez lui à onze heures, interrompant son travail pour se rendre dans un café, et s’offrant comme récréation quotidienne une heure de poésie à traduire.

Quelqu’un affecté paraît-il d’étranges fétichismes, usant sur ses feuilles blanches les mêmes crayons à mine HB sans cesse retaillés, en stockant les minuscules restes, alors qu’il jette les taille-crayon d’écolier dont la lame est considérée, chaque semaine, trop érodée pour continuer.

Peu m’importe ce qu’on pourrait aussi considérer à charge, à croire ce que véhiculent les ouï-dire : qu’au lieu de se contenter de sa table de travail, il est sur les plateaux de théâtre à éprouver dans la bouche des acteurs les tournures et la précision de Tchekhov (comme nous interroge son association, pour Tchekhov le tendu, l’abstrait, qui procède par nappes, attentes et lumières, avec Françoise Morvan, qui ne sait pas le russe, mais contraint André Markowicz à pousser ses choix jusqu’à la plus grande cohésion qui les satisfasse tous deux).

M’importe au contraire la question que Markowicz, qui n’écrit que sous le nom des autres, nous pose à nous, qui ne traduisons que nous-mêmes : il emprunte à la langue son maniement, ses rythmiques et ses audaces les plus contemporaines, pour nous mettre face à une secousse, à une tension, à une obscurité (et comme elle résonne de voix et vous hante, l’obscurité glauque de Dostoiesvki, on trouverait à ses fous mauvaise haleine...). Ce faisant, il renvoie la langue à ce qui la fonde comme littérature : le risque que ceux-là, les Dostoievski, les Mandelstam, les Harms, ont assumé pour écrire. La question que pose Markowicz, c’est la liquidation du traducteur. En appelant les acteurs, par d’autres mots, à relire le même, ce que nous savions déjà, potentiellement, de Tchekhov, il accomplit pleinement le geste d’écrire, comme nous-mêmes pouvons être hantés de Proust, ou de ces verrues que Rimbaud nous dit de s’implanter sur le visage. L’indiscrétion principale à rapporter quant à Markowicz est là : traducteur, c’est un masque. Il écrit. Son existence et son travail sont ceux de l’auteur. Allez dans n’importe quelle librairie et demandez un livre de Dostoievski invariablement on vous demandera : le Markowicz ?

Il est, comme tout grand écrivain contemporain, notre langue élisant une de ses limites et s’interrogeant elle-même sur sa frontière. Mais quand c’est Mandelstam ou L’Idiot qui définissent cette frontière, elle est aussi le cœur, le centre. Il serait bon, même si lui ne s’en préoccupe sans doute pas, qu’il en dispose aussi de la reconnaissance et matérielle et symbolique : l’indiscrétion quant à André Markowicz, c’est qu’il est scandaleux de le considérer aujourd’hui comme traducteur, et qu’ils sont bien rares, dans l’histoire d’une langue, les traducteurs qui peuvent à cela prétendre. Mais c’est une ouverture qu’il est apparemment trop tôt d’accepter : on n’insère pas dans les œuvres complètes de Bossuet sa traduction de L’Apocalypse, pas plus qu’on ne considère comme de Claudel sa recréation folle des Psaumes, on ne porte pas forcément au crédit d’André du Bouchet, le poète, d’avoir publié un poème de Hölderlin sous le titre En bleu adorable tu ou d’avoir été le premier à oser des fragments traduits du Finnegans Wake, et pourtant comme tout cela est pour nous indivisible.

Ça n’empêche pas qu’on espèrerait bien un jour relire Guerre et Paix tout retraduit aux crayons HB, ou même, tiens, le voir s’égarer chez Kafka, Cervantès ou Faulkner... en attendant toujours Pouchkine.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 novembre 2008
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