Thierry Metz | L’Homme qui penche

90 portraits brefs, hôpital psychiatrique vie ordinaire


note du 2 février 2009
 je n’arrive toujours pas à me faire à la disparition progressive des billets dans les profondeurs du blog, aussi je repasse les plats, c’est comme ça : que tous ceux qui ont déjà le livre passent à la suite !

intro de décembre 2008
Thierry Metz s’est donné la mort le 16 avril 1997, à 41 ans.

Son texte ultime, L’Homme qui penche, était déjà connu de ceux qui avaient reçu son Journal d’un manoeuvre (1990) comme preuve évidente d’un écrivain, au plus haut sens – oeuvre de vie, destin humain à bras le corps, et phrase du plus haut chant.

Pleine Page Éditeur en propose une édition revue et augmentée, et c’est un choc. 90 portraits numérotés ou incises sur l’écriture, directement depuis l’intérieur de l’hôpital psychiatrique de Cadillac, où il est venu pour 2 séjours volontaires, qui n’ont pas enrayé son geste.

Sur Thierry Metz, vie, poésie, lire ici, ici, ici, et ancien dossier remue.net, hommage de Jean-Gabriel Coscolluela ou Sylvie Gracia.

Comme avec le San Clemente de Raymond Depardon, l’extrême humain qui se dit dans ses pages est évidemment et seulement sculpture, poème, visage, appel.

On peut se procurer le livre pour seulement 15 euros, directement auprès du site Pleine Page.

Photographies : pour saluer Marc Pataut, CHU Limoges, 2003, sous droits.

FB


Thierry Metz | L’Homme qui penche, 7 sur 90 portraits

 

11
Je ne sais pas pourquoi René est là ni ce qu’on lui donne. Il marche sans arrêt dans les couloirs d’un mur à une porte. Il ne s’arrête que pour demander une cigarette ou regarder l’un d’entre nous.
On m’a dit qu’il était employé municipal dans un petit village de la région et que, jeune, il gardait les vaches.
Il ne quitte pas son pyjama et ne s’assoit jamais. Les bras ballants, le visage fatigué, les cheveux luisants. On le force à s’habiller et à se laver.
Des journées entières comme ça, muettes, régulières, qui commencent parfois à 3 ou 4 heures du matin. Pas une expression, pas un sourire.
Marcher toujours. Sans s’éloigner. Être celui qui est là, qui vient et qui revient, qui n’arrive nulle part. Maigre et las. Comme si tout l’attendait,n les êtres et les choses, pour passer.
Jusqu’à la mort.

 

13
Mady est toute maigre.
Une ou deux fois par semaine on lui fait des électrochocs, puis on la ramène, gisante, toujours plus absente, avec cette difficulté d’atteindre chaque fois ce qu’elle voudrait dire.
Elle n’est plus qu’un regard qui nous cherche.
Simple petite rose
du regard.
Où nous sommes.
Où se maintient la rose.

 

27
Ce sont les gendarmes qui ont amené Rainer, l’Allemand. Il traînait dans une gare, sans papiers, sans argent, sans parler un mot de français.
Très grand, costaud, les cheveux courts : on ne sait pas exactement d’où il vient, quelque part dans l’ex-Allemagne de l’Est.
De visage et de gabarit on dirait un lutteur arménien ou turc mais il n’est pas violent, peut-être un peu irascible.
Il boite légèrement et joue aux échecs. On a déjà fait plusieurs parties que j’ai perdues. Mais il plus souvent il regarde la télévision ou se tient des discours, seul, sous le préau.
J’aime ses manières.
J’aime qu’il soit là, comme une énigme. Et il le sait. Avec ses yeux et ses mains. Dans les seules traces de son être.

 

44
Le dimanche est le jour des visite, amis ou familles. On apporte quelques gâteaux, un peu d’argent, du linge propre ; les couples se retrouvent. On passe l’après-midi à se dire que ça va mieux, qu’on n’avait pas fait attention à tout ça. On se tient par la main, on se fait des confidences.
Puis c’est l’heure de partir.
Seul ce qui a été dit maintient l’accessible dans l’inaccessible.

 

61
Tous assis dans le fumoir : c’est comme si on attendait un train, en attendant le sommeil. Sauf Sophie qui va vers la mort, en toussant, d’une cigarette à l’autre.
Est-ce qu’on n’aurait pas pu vivre autre chose ? Que l’habitant ? Que la maison ?

 

81
Assis en face de moi, Denis écrit à son amie une lettre aux lignes régulières, n’y laissant aucune marge, ne formant aucun paragraphe, livrée aux seuls brins d’herbe des points et des virgules. Parcelle précise, sillonnée de bleu, clôturée. Je le vois raturer un mot. Le planter là. Lettre qu’il me fait lire puis qu’il recopie avec application.
Écrivant devant celui qui écrit – lui d’une autre, moi de lui – grillage et liseron s’élevant vers l’humour et le charme du seul prénom de Corinne.

 

86
Maintenant, dans la chambre aux murs jaunes, il n’y a plus que du bruit, du vacarme, du langage manqué. Je ne regarde plus, je n’écoute plus – je vais simplement me cacher au centre de ce qui se passe.

 

© Thierry Metz, L’Homme qui penche, préface de Didier Periz, Pleine Page Editeur, 2008.

© Marc Pataut, CHU Limoges, 2003, sous droits.

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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 février 2009
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