Internet comme littérature | Immobiles

et nos éclats de rire et nos coups de colère et nos sourires et nos tendres nos gestes tendres et nos amours et tous nos morts et toutes les fêtes – plus quelques questions sur le lire numérique


Soit le texte suivant :

 

Immobiles (un dépliement)

 

Autour de moi rien ne bougeant que la cavalcade des morts leur danse folle et leurs visages comme effacés gommés que voulaient-ils qu’attendaient-ils de moi les regardant dévisageant je n’en connaissais pas même pas la moitié la plupart morts bien avant moi bien avant que je naisse peut-être voulaient-ils juste se sentir encore un peu vivants au travers de moi leur donnant là parole et chairs et regards à nouveau les tirant là de ce grand rien où ils étaient tous entassés et attendant et frappant à nos portes mais nous n’osions souvent pas entrouvrir nos huis nos yeux de crainte qu’ils de crainte que mais quoi puisqu’ils nous avaient aimés vifs pourquoi cela changerait-il maintenant à présent qu’ils étaient quoi morts mais l’étaient-ils vraiment en tous les cas ils dansaient bien s’amusaient bien encore dans cette salle cette salle de bal où je marchais sans esquisser un seul geste où je marchais sans pas sans pas perdus en regardant je peux le dire là-bas au loin derrière les hautes fenêtres après la plage la mer la mer toujours recommencée.

 

Du parfum je n’ai eu que la trace d’abord et puis le reste est arrivé par la fenêtre (je ne verrai mais que plus tard qu’elle était close fermée par je n’ai jamais compris qui) comme en bourrasques en vagues des images des mots des gestes des silhouettes des tombereaux de souvenirs dont je ne savais que faire tout cela déboulant du dehors de moi du fond de moi c’était soudain juste la même chose le dehors le dedans j’ai eu le temps de me demander où étaient passées mes limites ma propre frontière et puis c’est arrivé sur moi une avalanche sans doute qu’une avalanche laissait la même cette impression de ne plus rien tenir contrôler du monde de soi j’ai préféré me laisser emporter et tout s’est mélangé avec toujours ces odeurs folles qui me heurtaient et repartaient et revenaient j’ai encore pensé en reviendrai-je et puis plus rien il n’y a eu plus rien de moi que des choses enfouies qui remontaient et sans arrêt et sans arrêt jusqu’au moment où la suffocation m’a ramené je suis revenu je n’avais pas bougé et le monde non plus tout ça parce que depuis je ne sais où un tilleul haut et fleuri depuis peu avait trouvé l’une de mes failles et s’y était ancré faisant tout exploser et de moi décimant toute sérénité.

 

Ce qui de nos chemins demeure nos pas nos traces nos hésitantes scansions tout cela tombait de lui sans qu’il sache pourquoi comment comme si quelqu’un dedans était un autre comme si quelqu’un parlait qu’il ne connaissait pas ne croisait pas ne voyait pas même pas à l’aube quand à la fin à l’agonie des insomnies il se croisait dans le reflet de la glace sale de ce miroir censé renvoyer quelque chose mais qui ne montrait rien que ça un visage défait des rides toujours plus creusées on aurait pu parfaire le tableau en parlant de ses cheveux gris mais cela il n’y avait pas ses cheveux ras évitait ça ce cliché un de plus empilé sur les autres pour en faire quoi quelques éclats quelques inutiles paroles jetées dans le grand sac le grand ventre sans fin de nos paroles entrecroisées nouées et tellement et tant que plus rien n’émergeait de ça que plus rien n’en sortait qu’un brouhaha un grommellement la mélopée du rien patiemment tissée sans fin à mesure des pas des traces de tout cela.

 

Du dehors nos apparences seules bien alignées nos maisons propres nos rues au cordeau découpées et propres et propres de nous personne ne dépassant pas un brin d’herbe pas une branche un monde parfait et pas un bruit et pas un seul malade et pas de mort et rien que les jours empilés les uns dessus les autres dans une perfection de visages lisses de peaux bronzées de rires parfaits dans des vies pleines et pleines de tout et de beauté et puis surtout pleines de rien que de leur propre reflet toute une vie à se mirer dans son propre mensonge dans sa propre illusion dans tout ce vide que nous masquions à grand renfort de vêtements parfaitement coupés et découpés et propres et propres de tout et puis surtout de nous.

 

Et là tu croises des hommes immobiles assis dans leurs voitures on aurait dit des morts croire qu’ils l’étaient si par moments quelque chose un mouvement un frémissement n’avait levé le doute levé l’angoisse ils vivaient bien vivaient encore dire “bien” était peut-être aller un peu vite en besogne parce que pour passer tout le jour assis dans une voiture assis dans sa voiture quand même tout ne devait pas briller là dans les maisons devant lesquelles ils attendaient assis dans leur voiture garée sur la petite pente qui menait à chaque fois à la même maison la même vie les mêmes meubles le même silence même bruyant le même silence de mort qu’ils fuyaient peut-être en s’isolant dans cette boîte cette nasse d’acier enfin au moins là protégés des autres et d’eux ils pouvaient appuyer sur les boutons les touches allumer la radio et puis se dire à entendre les voix qu’ailleurs quelqu’un vivait.

 

De nous éteindre toute lueur et tout regard et tout espoir et la plus infime des traces de nous et tout souvenir et puis tout nom et puis tous nos objets et nos maisons et nos amis et nos amours et nos enfants ceux qui naquirent et ceux qui ne naquirent pas qui demeurèrent imaginés rêvés et nos promenades et nos éclats de rire et nos coups de colère et nos sourires et nos tendres nos gestes tendres et nos amours et tous nos morts et toutes les fêtes que nous fîmes avec eux et sans eux et ce n’était plus les mêmes fêtes plus les mêmes chants plus les mêmes rêves plus la même vie et tout cela à recouvrir à mener à son but à étouffer tout doucement jusqu’à n’en garder même plus le goût.

 

D’où cela vient ?

Qui est l’auteur ?

Et, si je reprends sans nom d’auteur ces lignes, les recompose sur mon propre site, s’agit-il du même texte ?

Et d’autres questions :

 lisons-nous ici, sur écran, de la même densité que nous aurions trouvée dans un livre de poésie écrit dans la même ville, par Antoine Emaz (Emaz vit dans la même ville que l’auteur de ce texte, ils ne se connaissent pas d’ailleurs, à ce que j’en sais) ?

 dans la grande profusion de ce qui en permanence s’élabore, se donne, se défait sur Internet, aviez-vous repéré cette tentative particulière ? (et question bis, pour ceux qui connaissent bien le Net, et qui, à la fin du texte, découvriront connaître déjà le blog dont ces textes sont issus, les aviez-vous "reconnus", alors même que suivis dans votre agrégateur ?)
 maintenant, lisons-nous ce texte de la même façon si nous le feuilletons de cette façon (doucle-cliquer sur l’icône Calaméo) :

Reprenons nos questions :

 en imaginant qu’on ne soit pas venu là de soi-même, comment chercher un tel texte sur le Net ? – entrer dans un moteur de recherche ces mots qui sont les mots de tous ? – aller chercher directement au nom de l’auteur, sachant que son blog professionnel est plus connu que son blog personnel, et que celui-ci se cache sous le mot qui en est le titre ?

 et lorsque nous sommes face à ce texte sur le blog, comment garder en même temps la vision globale du texte qui s’élabore ? – ici, c’est juste une des séries proposées : le titre en est Immobiles, suivi du numéro, soit donc ci-dessus les 7 premiers – mais il y a aussi une sérire TGV et une série replis – nous tenons tous des carnets pluriels, où s’accumulent des fils discontinus : entrer sur la page blog de l’ami devrait graphiquement permettre de suivre d’un coup d’oeil ces carnets, où ils en sont, les relire d’un bloc ?

 ou disposer, au nom même de la force du texte qu’on publie, de la possibilité pour le lecteur, à tout moment, de passer du fractionnement blog à la lecture continue plein écran ?

 l’auteur est un des rares à publier un blog absolument sans images : perte pour le blog, difficulté accrue pour nous, qui naviguons vite, et mémorisons plutôt la présence graphique que les textes eux-mêmes ?, ou exigence liée à sa poésie même ?

 où commence le mot éditer, et ce qu’il comporte de validation, voire de prescription : est-ce qu’avoir rassemblé ci-dessus les 7 fragments dispersés c’est déjà éditer ?

 quand nous ouvrons un livre de Tzara (auquel me fait penser ce filé des textes ci-dessus), ou d’Antoine Emaz déjà cité, puisqu’il vit, sans le connaître, dans la même ville que l’auteur ci-dessus repris, l’idée de page c’est une matière, un temps (la tourne), un certain espace et un équilibre entre le blanc, la marge, et les signes – l’écran permet-il de les construire, si nous considérons ces blancs, ces attentes, comme nécessaire préalable à la pensée, à l’imaginaire, à la tension même qu’est la poésie ?

 la pauvreté (au sens rilkéen) de l’écran n’est pas rédhibitoire : sur une tablette de lecture comme la Sony, le texte redevient page livre, mais sur le blog, les instructions de navigation de la plate-forme WordPress (catégories, pages, archives, suivre, laisser un commentaire, publié sur wordpress, et les éventuels commentaires eux-mêmes) deviennent quantitativement plus nombreuses que les mots du texte poétique : est-ce qu’une de nos tâches (l’auteur est par ailleurs un immense savant des choses de réseau et de web, nous le consultons au quotidien) ne devrait pas être l’interrogation de la plate-forme graphique elle-même (spip ou drupal sont plus malléables) [1] ?

 encore une autre question : on se lève tôt le matin, on est devant sa machine, les tâches ne manquent pas, mais ces 2 heures les plus précieuses seront consacrées à suivre l’intuition, puis mettre en travail sept, huit ou dix lignes d’un texte qui pourra devenir livre par accumulation sur le très long terme, et dont aucun retravail ne changera plus tard cette tension propre au premier jet – c’est ce texte que nous mettons en ligne sur le blog : au risque de tromper ou d’affaiblir le livre futur ? – et ces huit lignes discrètement mises dans le grand bruit et la masse confuse d’Internet, avoir trompé ce qu’il y avait de plus précieux et d’intime dans ces deux heures de fin de nuit ?

Oublions les questions. L’enjeu des blogs c’est ça : vous venez à votre ordinateur le matin, vous découvrez une mise à jour dans un des dizaines de sites présents dans vos outils de veille, qui concernent le numérique, le livre, les sites de littérature, ceux de réflexion, de politique, d’images, et vous tombez sur ce texte dans cette profusion : quel travail intérieur nous revient pour reconstruire ce socle de rareté, d’écart et de silence qu’appelle la poésie ?

Toutes questions qui me revenaient ce matin, lisant – et gratitude à lui de nous le proposer – ce texte qu’il avait lui-même écrit dans les deux heures précédant la mise en ligne [2] (et cela aussi c’est une question, l’ultime, la plus violente, mais la plus décisive : ce publier du même geste qui fait de l’accueil, dans la lecture, un élément même de cette lecture, autorise les reprises, les mises à jour, les constructions d’ensemble..) – la série Immobiles dans la catégorie Dépliements du blog de Daniel Bourrion, Terres.

Questions qui valent pour nous tous. Juste pour se mettre à hauteur de ce que provoque une telle lecture [3].

[1cette page non plus n’est pas débarrassée de tous ces signes parasites, et de son armature navigation, alors que paradoxalement les traitements de texte offrent désormais une opion plein écran qui transforme tout le bureau, sauf la page, en surface noire ?

[2autre question annexe : puisque nos outils de suivie en temps réel, en l’occurrence twitter est une sorte de présence collective, qui passe dans le couloir, qui bavarde à la machine à café, qui se permet d’entrebâiller notre porte pour une question précise) qui casse notre isolement machine sans pour autant briser le face à face solitaire avec le texte, mais présente tous les risques d’intrusion, confusion entre la parole et le travail etc

[3Vous pouvez aussi lire et télécharger, de Daniel Bourrion, Incipit sur publie.net.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 21 mai 2009
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