destruction d’Edgar Poe

parce que je ne retrouve plus ce Pléiade qui m’accompagne depuis si longtemps


Voir aussi sur Tiers Livre Compressions d’Edgar Poe et Pour une théorie du fantastique. Et le site américain consacré à Edgar Poe.

Et pour relire Edgar Poe sur iPad ou liseuse : Edgar Poe sur publie.net.

 

François Bon | Destruction d’Edgar Poe

 

On avait décidé de nouvelles relations entre pays, et eux jugeaient qu’Edgar Poe ne leur faisait pas honneur. C’était une recréation, nous expliquaient-ils, un arrangement, une sorte de jeu avec le morbide, embelli par la puissance de syncope de votre Baudelaire (ils voulaient nous faire des compliments).

Des écrivains avaient signé une lettre : oui, Baudelaire avait exagéré, aiguisé, il ne savait pas l’anglais en commençant à traduire, il avait produit un rêve de Poe et non Poe lui-même, mais il y avait consacré des années, et ces années avaient été son atelier. Baudelaire avait trouvé ses images, les figures de ses Tableaux parisiens, les ombres blêmes de ses Spleens, non pas dans Edgar Poe, mais dans ce rêve qui lui venait à son propos, et qu’il écrivait à travers ses phrases, appelant cela traduire.

Les lettres de protestations n’y avaient rien fait. Il y avait de lourds enjeux en balance : la reprise des exportations de foie gras, un peu de répit dans la guerres des avions, où eux avaient nettement repris l’avantage. On avait protesté aussi, leur disant qu’il y avait chez d’autres écrivains nord-américains bien d’autres noirceurs exagérées, et des vies qui n’avaient rien d’exemplaires : on pouvait parfaitement évacuer du terrain William Faulkner, ou Hubert Selby. Poe, prétendions-nous, c’était un pan d’histoire, et Poe chez nous comme Lafayette chez eux : effleurant notre littérature de ce rictus qui lui était propre, et permettait qu’on traverse si facilement le réel, il avait engendré et Lautréamont et tous les autres.
Une invention, et si magistrale. Invention avec rien, invention avec trois phrases, et l’imaginaire d’un sud inconnu, là-bas, tout au-delà des mers. Une cave, et c’est Le Roi Peste, un couloir, et c’est La mort rouge. Une idée de flamme, une déformation noire dans le ciel sur la ville et le hennissement d’un cheval pour Metzengerstein ? Et quoi, de douleur, ou de simple sentiment d’une présence, pour Chute de la maison Usher ? Quel mystère, à quoi ne répondait pas la trop brève et douloureuse, et salie, si douloureusement salie, d’Edgar Poe ? Mort sinistre, mort pour rien.

En face ils répondaient que, précisément, c’est tout cela qui les embêtait : on ne fait pas un héros d’un type pareil. On peut pratiquer tous les excès qu’on veut, si on le fait exprès, et pour être écrivain. Mais, dans le cas de Poe ça ne marche pas. C’est nous, ici, qui en avions fait ce grand écrivain prétendu. Et, s’il l’était, c’était par notre langue, et la torsion dure de Baudelaire, qui alors ne se connaissait pas lui-même.

On avait perdu la bataille. Car c’était une bataille. Il ne serait pas l’écrivain du Nouveau Monde, qu’on aspirait à fêter. Cela avait basculé avec les maisons d’édition : les auteurs américains, elles aimaient. Les auteurs de forte vente, ceux qui ramassaient toute la mise, les as du scénario et de l’écriture efficace, avaient trop tendance à les délaisser et créer leurs propres structures de diffusion : on voyait naître chez nous des maisons d’édition qui n’avaient vocation à défendre qu’un auteur, et lui appartenaient. Il faut regarder de près, sur ces noms enseignes, les mentions supplémentaires. Que pesait Poe à cette aulne ?

Ainsi, et vous avez jusqu’au premier septembre pour y satisfaire, si vous rapportiez vos Edgar Poe, toutes éditions confondues, ou livres de poche, et quel qu’en soit l’état – voire même barboté dans une bibliothèque, une brocante –, on vous l’échangeait contre un livre américain d’aujourd’hui. Ça leur coûterait moins cher que leurs guerres, voire même un tout petit bout de leurs guerres.

Il n’y a plus d’Edgar Poe neuf à vendre. Vous pouvez aller vérifier, dans toutes les librairies de France. Et si vous en trouvez d’oublier, rayon poche ou rayon beaux livres, dépêchez-vous de l’acheter, sans hésiter. Et portez-le à la librairie concurrente, on vous l’échangera contre un livre plus beau et plus cher.

Après le premier septembre, il ne sera plus temps.

Sauf d’oublier. On n’a jamais lu Edgar Poe. Il n’y a jamais eu d’histoire extraordinaire intitulée Le coeur révélateur, ou Descente dans le Maelstrom, ou Manuscrit trouvé dans une bouteille. Il n’y a jamais eu Arthur Gordon Pym, mais tellement de récits de naufrage en mer qui y ressemblaient, et parmi lesquels celui-ci s’est perdu.

Il n’y a jamais eu L’Homme des foules, ni Le Scarabée d’or. On n’en parlait déjà plus dans les écoles depuis longtemps, pour ne pas déplaire. Finalement, ça ne changeait pas grand-chose.

Un des barons de notre édition n’avait-il pas déclaré : « Ce sont de si merveilleux souvenirs d’enfance... Ils resteront à jamais le rêve d’un livre, éternellement plus beaux que le livre. » Mais, lui avait-on en vain rétorqué, et si on se mettait à dire ça non plus d’Edgar Poe, mais de tous les livres ?


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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 juillet 2009
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