[Pas le bon, pas le truand, mais Châtelier oui]

nouveau livre annoncé de l’inventeur du Général Instin


Pas le bon, Pas le truand de Patrick Chatelier, chez Verticales/Gallimard

 Patrick Châtelier sur le site des éditions Verticales
 Pas le bon, pas le truand sur remue.net
 le Général Instin, expérience Internet ouverte
 vidéo : Patrick Châtelier explique le Général Instin

Extrait

Qu’il est beau, le monde et son écran d’images, myriades à chaque seconde, à chaque inspiration, images qui effleurent et se détachent et incisent et se répondent, toujours pareilles, toujours nouvelles, captivantes. Elles se projettent en paysage, elles forment sous le bleu du ciel une terre à histoires panoramique, un visage à embrasser sur la bouche, se dit l’idiot.

Qu’il est élégant, le cavalier solitaire descendant la colline, sa posture, son galop tranquille – cercles du chapeau, faisceaux des pattes-d’oie, lignes de sueur aspirées sous les mâchoires. Il guide sa monture entre les broussailles sur une piste qu’ouvre chacune de ses foulées, et chacune de ses foulées selon les courbes remet sa destinée en jeu. Il lui faut du temps pour traverser le paysage, un temps infini comme s’il avait la terre entière à parcourir, puisque la terre lui appartient aussi loin que porte le regard.

Qu’il est engourdi, le village avec ses maisons brûlées par le soleil, leurs ombres chiches d’où les vieillards assis montrent le désert en soupirant, les mules qui ruent contre l’assaut des taons, les carrioles de peaux chargées à ras bord cahotant vers la ville puis le silence qui retombe, total silence et plénitude, formidable paix dont les hameaux voisins ne connaissent que parodies. Sur la rivière Arlanza derrière la colline se reflètent des images : roseaux, moucherons, aigles, mais aussi les femmes et les hommes de ce pays à la surface de l’eau avec ses clins d’yeux, les nouveau-nés et les malades, les marchands et les fermiers, les morts et les vivants. Il y a là le révérend MacPherson au côté de son épouse, la famille Blacky, la famille Ruiz, la famille Mortimer, les jumeaux Scott-Reeves, John le charpentier et son fils John Junior, Piripero le trappeur, la folle de la maison Branle, les Wallach, les Stevens, les Wynn ou les Butler, le croque-mort et l’ancien shérif.

Tous d’accord pour cette journée qui débute. Tous prêts à en prendre le risque. Et je suis seul, se dit l’idiot. Et il s’invente.

 

Elle vient. Oui, elle vient. Elle devait venir. Ce matin quelque chose l’annonçait. Quelque chose rampant, quelque chose courant avec les choses, sous les choses, au dos des choses la rumeur. Une gêne au réveil, sensation de trop – coton la tête, regards flous, lèpres des murs. Une gravité, réticence à quitter le lit – sourde envie de pisser, cognements de poitrine, jours de crasses accumulées. Des oiseaux s’étaient battus la nuit, il restait des plumes dans le sable derrière la maison, et aussi près du puits qui l’an dernier s’est retrouvé à sec comme tous ceux du pays, avec dans la vase des insectes noirs qu’on n’avait jamais vus. Des oiseaux s’étaient battus, à moins qu’un chien des plaines les ait départagés en jet de plumes et cartilages sous le croc. D’habitude le chien des plaines n’approchait pas du village : il avait dû flairer de loin la menace, sa cible et venir voir pour voir venir.

Coton la tête, ce matin l’avait décidé et il fallait une force pour rejeter les draps, il fallait une force pour redresser le dos, tendu sans aucune tension par la nuit sans lune, il fallait une force encore pour balancer les jambes dans le vide et peut-être ne jamais les revoir. Ces forces apportaient aussitôt leur fatigue, avec le penchant de retrouver le matelas qu’au moins vingt poules avaient aidé à fabriquer, les draps de chanvre qui frottaient les plaies mal placées, la couverture en laine de lama échangée longtemps avant contre l’une des meilleures bêtes et qui avait été trouée lors d’un convoi. Tentation du chaud et de sa propre odeur macérée dans le rêve. Inclination vers la couche comme en hommage. Soudaine incertitude quant à la tombée, nuit, et quant au lever, jour, sous la réalité de l’heure. Abêtissement reconduit, cerveau de fortune, petits pas sur les planches.
C’est ainsi que les hommes s’éveillent quand un destin leur en prépare.

Puisqu’elle viendrait. Oui. Elle viendrait. Elle serait venue. Elle apparaîtrait pour prendre corps, face et muscles, œil, réseau de veines. C’était inscrit dans le matin, tambouriné sur les lignes de l’aube, dans l’agencement des couleurs, opacité laiteuse qui aurait alerté n’importe quel ancien, le temps changerait sans doute orage le soir, milieu de la nuit, tornade peut-être même si pas de saison, mais aujourd’hui on ne regarde plus le ciel et quand on le regarde on ne sait pas interpréter les signes qu’il donne, on a rompu avec lui, on se fie aux machines et on baisse les yeux, on racle la terre sèche de nos godasses, terre brûlée, la terre morte et on s’étonne ensuite que ça tombe. Pourtant elle était là, déjà. Dans le ciel comme ailleurs elle était aussi, dans l’haleine des animaux, dans le sursaut des gosses, derrière le mugissement du vent, toc toc contre la porte. Elle se tapissait dans le bol de café avec son regard noir, et les auréoles de beurre. Elle flambait avec les bûches sous le porc frit. Depuis toujours elle guettait son heure.

Elle était cette odeur un peu rance de la maison, si familière enveloppe, odeur de foyer depuis que les hommes ont le feu, odeur de réconfort depuis qu’ils ont des foyers, odeur qui nourrit en cachette une procession monstrueuse.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 12 mars 2010
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