Karl Valentin | ousque c’est quelque part ?

parmi les grands du verbe, ceux qui inventaient hors du livre


En hommage à Clotilde Mollet et Philippe Fretun, impayables interprètes de ce texte dans Le Bastringue, mise en scène Charles Tordjman / Daniel Martin.

 

Le mari. – Klara ! Je ne trouve pas mes lunettes. Tu sais où sont mes lunettes ?

La femme. – Hier je les ai vues dans la cuisine.

Le mari. – Comment ça, hier ! Il y a une heure j’étais encore en train de lire avec.

La femme. - C’est bien possible, mais hier tes lunettes étaient dans la cuisine.

Le mari. – Mais ne raconte donc pas des insanités pareilles, à quoi est-ce que ça m’avance que mes lunettes aient été hier dans la cuisine !

La femme. - Si je te le dis, c’est simplement parce que tu les as laissées plusieurs fois dans la cuisine.

Le mari. – Plusieurs fois ? Je les ai laissées souvent. Mais où sont-elles maintenant, c’est ça que je veux savoir !

La femme. – Eh ben, où elles sont maintenant, ça je ne le sais pas non plus ; elles sont sûrement quelque part.

Le mari. – Quelque part ? Pour sûr qu’elles sont quelque part : mais où ? Où est-ce que c’est quelque part ?

La femme. – Quelque part ? Ça je ne le sais pas non plus : alors c’est qu’elles sont ailleurs !

Le mari. – Ailleurs ! Mais ailleurs c’est bien quelque part.

La femme. – Ne dis donc pas de telles stupidités, ailleurs ne peut quand même pas être en même temps "ailleurs" et "quelque part". Chaque jour il faut partir à la recherche de ces stupides lunettes. La prochaine fois tu n’auras qu’à faire attention où tu les poses, alors tu sauras où elles sont.

Le mari. - Mais, femme ! Seul peut dire cela quelqu’un qui n’a pas la moindre idée de ce que sont des lunettes. Même si je sais où je les ai posées, ça n’avance à rien, je ne sais pas où elles sont puisque, de toute façon, je ne peux rien voir sans lunettes.

La femme. – Tout simple ! Tu n’as qu’à avoir une autre paire de lunettes, pour pouvoir avec une paire de lunettes chercher l’autre.

Le mari. – Hum... Ça serait une plaisanterie qui reviendrait cher ! Mille fois par an j’égare mes lunettes, si à chaque fois j’avais besoin d’une paire de lunettes : la paire la moins cher coûte trois marks, ça ferait dans les trois mille marks en lunettes par an.

La femme. – Nigaud ! Tu n’as pas besoin de mille paires de lunettes !

Le mari. – Mais de deux, ça absolument. Une pour voir de près et une pour voir de loin. - Non, non, je préfère ne pas me lancer là-dedans. Imagine, j’ai perdu celle pour voir de loin, et sur mon nez je n’ai que celles pour voir de près, mais celles pour voir de loin sont très loin, si bien qu’avec les lunettes pour voir de près je ne peux pas voir celles pour voir de loin qui sont loin !

La femme. - Alors tu gardes tout simplement les lunettes pour voir de près sur ton nez et tu t’approches le plus possible de l’endroit où sont celles pour voir de loin, afin que tu voies celles pour voir de loin avec celles pour voir de près.

Le mari. – Mais je ne sais pas à quel endroit se trouvent celles pour voir de loin.

La femme. – L’endroit est justement là où tu as mis tes lunettes !

Le mari. – C’est bien de cela qu’il s’agit ! Cet endroit, je ne sais plus où il est...

La femme. – Ça je ne comprends pas. Peut-être qu’elles sont dans l’étui ?

Le mari. – Oui ! Ça se pourrait ! Elles doivent être là. Passe-moi l’étui !

La femme. - Où est-ce qu’il est, l’étui ?

Le mari. – L’étui, il est justement là où les lunettes sont dedans.

La femme. – Mais une paire de lunettes n’est pas toujours dans son étui.

Le mari. – Si ! Elle est toujours dans son étui. Sauf quand je l’ai sur le nez ?

La femme. - Quoi, l’étui ?

Le mari. – Non, la paire de lunettes.

La femme.– Oooooh ! Mais qu’est-ce que je vois là ? Jette donc un coup d’oeil là-haut sur ton front !

Le mari. – Mais je n’y vois pas, là-haut.

La femme. – Alors attrape voir ce qu’il y a là-haut. Tu as relevé tes lunettes sur ton front !

Le mari. – Ah, exact. Ce sont bien mes lunettes. Mais, hélas !

La femme. – Quoi, hélas ?

Le mari. – Sans étui.

 

© Karl Valentin, La Sortie au théâtre et autres textes, traduction Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil, Théâtrales, 1992.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 14 janvier 2011
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