Ernest Perochon quand même

du "Crime étrange de Lise Balzan" et autres livres


note du jeudi 26 juillet 2012
Relectures d’été, ce grand bonhomme, tout proche de ma propre histoire. Pas encore le droit de le lancer en numérique. Mais déjà scanné pour usage perso, comme ça y aura plus qu’à. Et sait-on jamais, à en parler un peu, d’autres relaieront ?

présentation initiale
Texte rédigé en 2007 pour Actualité Poitou-Charentes, à l’occasion de la réédition des Oeuvres complètes d’Ernest Pérochon. Merci à Jean-Luc Terradillos.

En complément à mon Autobiographie des objets.

Je voudrais aimer Ernest Perochon, je voudrais qu’Ernest Perochon soit un auteur important de ma bibliothèque.

Aussi, je suis heureux de voir Perochon réédité, de savoir ses livres disponibles. Et puis je les connais à peine. Qui connaît aujourd’hui Ernest Perochon ?

Pourtant, je suis d’un âge et d’un pays où c’est lui, avec quelques autres, qui cernait notre apprentissage. A l’âge de l’école primaire, je lisais les Cent un matins, Nicolas et Nicolette, Tap-Tap et Bilili. Je sais encore parfaitement sur quelle étagère sont rangés ces livres chez ma mère. Sans avoir vérifié, je crois que même à quarante ans de distance, on me lirait le début d’un chapitre de Nicolas et Nicolette, je retrouverais facilement la suite.

J’ai lu très tôt, parce que j’avais la chance d’être fils d’une institutrice elle-même fille d’instituteur. Quand je dis « lire tôt », ce n’est pas l’apprentissage de lire, mais de basculer armé, à dix ou onze ans, dans Jules Verne, Edgar Poe, puis le Meaulnes, pour prendre les premières lectures vraiment constitutives. Mais si j’y étais prêt, c’est parce qu’avant il y avait Pérochon.

Qu’Ernest Pérochon, de ce point de vue, soit de mon propre pays n’entrait pas en ligne de compte. L’important, c’est plutôt l’onde de choc de la transformation d’un pays : mon grand-père avait en charge l’entretien, dans notre village de Vendée, du monocylindre diesel qui à partir de 1935 lui a fourni l’électricité. Né en 1953, l’eau courante était la règle, à moins vraiment des fermes trop isolées. Je n’aurais pas pensé qu’un écrivain aurait pu intituler un livre L’Eau courante, vingt ans plus tôt. Cette transformation qui s’amorçait fait que les merveilles de ces découvertes et tours pendables des gosses des Cent un matins ou de Tap-tap et Bilili n’ont pas parlé de la même façon à mes propres enfants : ce sont des livres associés à ces écoles de village, si reconnaissables, et qui ont fini avec la vie de village, la mutation des campagnes.

Alors évidemment que j’ai, devant le nom d’Ernest Pérochon, ou à découvrir qu’on le réédite, une bouffée de nostalgie : la chance, quand j’ai lu Nêne (dont je n’ai plus aujourd’hui strictement aucun souvenir, même si le livre est toujours présent dans la bibliothèque familiale – par contre j’ai un vrai souvenir de A l’ombre des ailes), c’est qu’on entrait dans le roman, ses personnages et sa fiction, mais qu’au lieu d’un pays exotique on vous installait votre pays même. Il n’y avait pas de réelle différence entre le pays de la lecture et ce que vous aviez de l’autre côté de la fenêtre. Alors on savait que pour qu’existe le livre, quelqu’un l’avait écrit. Je n’aurais pas eu pareil court-circuit pour la musique, et Gaston Chaissac, mari d’institutrice voisine et proche collègue de mon grand-père maternel, n’aurait pu être ce même lien à la peinture : on le prenait pour un genre de simple, on plaignait son épouse. Pérochon bouleversait moins l’ordre établi du livre.

Si j’insiste sur ces mots d’instituteur, institutrice, c’est qu’il vient de là, Perochon. Ecole primaire supérieure de Bressuire, école normale d’instituteurs de Parthenay, l’armée à Saint-Maixent et puis en 1907 se marie avec Vanda Houmeau, institutrice, affectés à Saint-Paul en Gâtine, puis à Vouillé. Et que cela s’entend dans ses livres. Et que cet enracinement c’est le mien, c’est le nôtre. Pas la cuisse de Jupiter, mais cela qu’on ne doit qu’à soi-même et certain point de vue sur la république, son service. Pérochon est instituteur poète : il y en eut d’autres, il y en a d’autres. Pérochon publie à Niort, librairie Clouzot, un premier recueil de poème : il y en eut d’autres. Et puis de là passe au roman. C’est la guerre, la grande de 14-18, la boucherie affreuse qui dans chaquie village décline les noms qu’on a rayés. Lui, une faiblesse de cœur le protège, elle n’a pas protégé Alain-Fournier. Démobilisé : spectateur ahuri d’un monde en détresse et folie.
Qu’on lise, dans ce premier tome de la réédition Pérochon, Le crime étrange de Lise Balzan : un homme bâtit tout un livre sur le fait que ceux qui ont voulu protester contre l’absurde, dans cette furie de la guerre, on été exécutés par leur propre camp, peut-être leur cousin du village d’à côté, et que ce scandale on le tait. On continuera de le taire bien après Pérochon.

Alors qu’on le traite si l’on veut d’auteur régional ou rural : c’était de bon ton. On rajoute même un –iste pour faire mieux, régionaliste, ruraliste, et au revoir. Moi je m’incline. Un homme de courage, qui publiait en feuilleton dans l’Humanité de Jaurès, et vous attrapait ce pan noir du réel de plain fouet, droit dans la face.

Nêne a eu le prix Goncourt en 1921. On se souvient du prix Goncourt 1919, attribué à un homme de quatre ans son aîné, qui lui aussi avait publié un premier livre avant guerre, et passé les quatre ans suivant à élargir la boucle des suivants. Nêne, en 1921, donne à Ernest Pérochon la même célébrité qu’à Marcel Proust. Pérochon quitte son métier d’instituteur et vit – comme on dit – de sa plume. Il aurait pu se dispenser d’écrire ce qu’on dit romans scolaires. Je n’aime pas cette expression : il nous fabriquait comme lecteur, et nous prenait par la main là où nous étions, avec ce que nous voyions de notre fenêtre, nos noms de pays, et ce qui se passait dans le ciel, ou un peu plus loin que l’horizon, et qu’on savait par le monument aux morts, pour nous initier à la lecture. Marcel Proust s’est dispensé de le faire. Dans mon parcours de vie, l’œuvre de Marcel Proust m’est présente au quotidien, et non celle de Pérochon. Flaubert disait qu’on ne fait pas de littérature avec des bons sentiments : manière de dire qu’il n’y a pas de justice posthume en littérature. Louis-Ferdinand Céline est une secousse sismique dans la littérature, strictement contemporain de Pérochon, que lui n’a pas attrapé pour ses livres. Est-ce qu’il faudrait dire le contraire, pour le bonheur qu’on a à le découvrir aujourd’hui, et que celui qui nous a initié à la lecture était un homme digne, et que dans ses livres l’air est plus tonique que chez Proust ou Céline ?

Sans doute que ce n’est pas vrai qu’il y ait de grands, de moyens et de petits auteurs. A nous autres, la littérature apparaît comme un corps indivisible. Qui respire, qui bat, se bat. Les révoltes de Pérochon sont ancrées dans une terre, une conception de l’homme, qui m’est importante. Il n’a pas contourné la révolte, ni la condition pauvre des gosses dont il a eu la charge, pour la république. Il a été capable aussi de dire au revoir à tout cela, de s’affirmer comme écrivain.

Je pense à Loti, qui nous déploie aussi notre pays dans ses pages : il y a bien plus de trouble et de secret, d’inavouable chez Loti. Loti n’était pas homme de pensée, mais un grand visuel. Je pense à Simenon, qui a passé toute la période de 39-45 dans notre pays aussi, avec les bonnes grâces de l’occupant. Ernest Pérochon, lui, les avait aux trousses, et durement. Cela n’empêche pas qu’on voie plus nettement l’écluse du Pont-du-Brault ou la bourgeoisie de Fontenay-le-Comte chez Simenon, qu’on sente chez Pérochon cette majesté par quoi la langue, quelles que soient les bonnes intentions ou les justes revendications de qui l’utilise, en dresse le mystère. « Quand je lis chez Rabelais, Comme assez sçavez qu’Africque apporte tousiours du nouveau, je vois des girafes et des hippopotames », disait Flaubert. Il n’a pas été donné cet inceste avec la langue dont ont disposé Marcel Proust, Pierre Loti, Simenon ou Céline.

Mais il y a que nous-mêmes sommes encore de ce pays, et de cette mutation. Que l’eau courante dans les campagnes, c’étaient nos grands-parents, et les soldats de 14 qu’on assassine parce qu’ils se révoltent, l’histoire que nous avons à apprendre pour aujourd’hui, pour tout de suite, encore et encore.

Alors oui, lire Pérochon, ne pas s’en dispenser. Et questionner la littérature non pas pour la dette d’enfant que nous lui devons, mais justement en cela aussi, si brutal ce soit, qu’à l’instituteur de Vouillé, prix Goncourt 1921, le dérèglement de tous les sens advenu à un de Charleville, n’a pas foudroyé l’écriture. Qu’aurait-il dû s’appliquer à lui-même, l’instituteur des Deux-Sèvres, pour attirer cette foudre qu’il méritait ?

Ne faites pas l’économie du Crime étrange de Lise Balzan.


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1ère mise en ligne 3 mars 2011 et dernière modification le 26 juillet 2012
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