autobiographie des objets | 16, Jacques Rogy

des livres perdus, des livres souvenus, des livres et du monde


Je n’ai jamais manqué de livres. Ils sont passés dès l’enfance au premier plan d’une expérience de vie que la routine du bourg rendait assez médiocre. Au contraire, ce qui reste de l’enfance, et qui fait qu’on préfère les choses, c’est contexte tournant facilement à la violence, cour d’école, embuscades de rues de village, pas beaucoup de rêve et un contexte souvent mesquin. Ajouter la myopie, mieux valait lire.

Souvenir évidemment extrêmement concret et précis de tout ce qui est associé aux premiers livres, une illustration dans un album grand format (il y avait beaucoup d’illustrations, et je sais où est cet album aujourd’hui, conservé, mais une seule avec cette potentialité initiatique), le souvenir aussi d’un livre perdu. C’était une brochure recouverte de papier kraft, tout entière proposant des pliages de papier, du chapeau de gendarme pour débutant à la cocotte classique et à des polyèdres gonflables ou dépliables très complexes – j’avais une vénération pour ce livre. Ce n’était pas un récit ou une fiction, mais on y apprenait à transformer le réel, le transformer en mystère. J’ai longtemps su fabriquer en papier cet « enfer-paradis » qu’on dépliait à quatre doigts en comptant, avec messages secrets à l’intérieur. Aujourd’hui encore j’ai du mal à imaginer comment ce livre de très humble apparence a pu disparaître : volé ?

Après, est venu le temps des collections : la Rouge & Or, premiers émerveillements, pourtant écrit gros, et ne dépassant pas l’âge du cours moyen. Puis la Bibliothèque verte, les Club des cinq et les Jules Verne (Michel Strogoff en deux tomes, mais un seul très épais pour Vingt mille lieues sous les mers), la façon dont ces livres s’accumulaient sur l’étagère, c’était forcément avant les dix ans. A pris le relais une collection de récits plus complexes, la Bibliothèque de l’amitié. Là encore, je devais bien en avoir accumulé une vingtaine, la plupart basés sur des fictions avec héros adolescent, une traversée de l’Australie, des aperçus de l’Afrique – ma mère devait choisir ceux qui concernaient plutôt les garçons. Celui dont je me souviens le plus précisément concernait les Chantiers de Saint-Nazaire, où nous-mêmes étions allés voir le France en construction (donc vers 1961 ?) : des gamins s’équipaient d’appareils de plongée pour entrer clandestinement dans la cale et pénétrer les lieux interdits. Le livre, décidément, était ce qui permettait de passer les frontières du réel mesuré et perceptible.

J’avais déjà eu d’autres expériences pour le corroborer : un livre qui est toujours en ma possession et s’intitule François Crabet, outre l’ambiguïté du prénom, l’aventure d’un crabe partant de la digue de l’Aiguillon pour venir jusqu’au rocher de la Dive et à Saint-Michel en l’Herm, ça recroisait évidemment les perceptions directes : au marché du jeudi, lorsqu’à deux heures on repartait pour l’école, fréquent de trouver un crabe échappé de l’étal du poissonnier. Une fois j’en avais apporté un à l’école, on l’avait planqué dans le chiffon du tableau, et la solidarité des camarades s’était effacée devant la colère de Guy Boisseau, l’instituteur, souvenir assez amer.
Mais il y avait aussi, en place d’honneur à la maison, les livres d’Ernest Pérochon – qui parlait de Luçon ou Champagné-les-Marais. Quand il m’arrive de croiser, dans les supermarchés du ravitaillement hebdomadaire, un auteur dit régional proposant pathétiquement ses ouvrages sur une table de camping, j’ai toujours ce sentiment qui me revient, l’étonnement que c’était de voir se croiser la fiction des livres et le monde où on vivait.
Et bien sûr ce qui se racontait au garage de Georges Simenon, qui en avait été client, et plusieurs des Maigret s’incrustant dans ce territoire que nous arpentions.

Je crois que la collection Spirale était le prolongement de la Rouge & Or pour la période collège. Une des séries s’intitulait Jacques Rogy. Un journaliste beau gosse, accompagné d’un René très baraqué, son chauffeur, qui avait aménagé le coffre de leur DS 19 avec toute une suite d’équipements de survie ou d’attaque. Un des livres concernait le barrage de Serre-Ponçon juste mis en service, avec son village englouti.

Tout cela est arbitraire : nous visitions régulièrement Messe à Luçon, et Dandurand à Fontenay-le-Comte. La librairie-papèterie, jusque dans nos villes minuscules, était un point d’accès à cette totalité du rêve. Il en reste une sorte de curiosité tenace, qui dure, pourtant désormais rarement débouchant sur trouvaille. Ainsi, je suis passé à côté des Bob Morane, que décalquait pourtant avec évidence mon Jacques Rogy, ou les Jean Ray.
Dans le récent déménagement de ma mère, je n’ai pas cherché à récupérer ces livres. Avoir affaire au souvenir est plus trouble, plus labyrinthique, quand on est dans l’impossibilité de relire ou vérifier. J’ai pris quatre livres, mais je n’en parle pas à ce stade.

Plus tard,bien plus tard, quand Claude Gutman m’a proposé de participer à l’aventure de sa collection Page blanche, fictions où l’injonction était de rester soi-même, même si le destinataire en était matériellement le public adolescent, c’est en creusant dans la sensation liée à la lecture de ces collections que j’ai trouvé Dans la ville invisible ou Autoroute, et j’aurais bien continué.

La matérialité des livres comptait : les motifs or sur fond rouge des Rouge & Or ou des Spirale, les incrustations mi-reliefs, mimant les vieux livres reliés, de la Bibliothèque de l’amitié, sont définitivement associés à la lecture, et il faut sérieusement y penser dans la responsabilité qui pèse actuellement de reconstruire la transmission lorsque les usages des adolescents sont devenus principalement numériques.

Il y a aussi une autre question, plus douloureuse, plus secrète : ces livres, j’étais le premier à les lire. On ne prétendait pas qu’ils m’appartiennent en propre. C’étaient les livres des enfants, ceux de la fratrie. Mais mes deux frères ne pourraient lire que des livres déjà lus : qu’est-ce que cela a pu changer, dans ce qui a déterminé nos vies ?


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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 mars 2011
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