autobiographie des objets | 18, au microscope

façon d’appréhender de plus près les choses qui ne le demandent pas


On m’avait offert pour Noël un microscope. Je le revois avec une extrême précision, dans sa boîte rectangulaire de carton bleu rigide : j’ai passé assez d’heures avec lui.

Volume complexe soulevé des deux mains, incluant des mondes, je l’associe à mon petit globe terrestre de métal peint, avec son cadran gradué pour les latitudes, et chaque pays un nom une couleur, les océans et villes leurs noms, la grandeur des mers – les couleurs et les frontières, les noms depuis ont changé, mais pas les mers (on montre maintenant leur relief). Le globe terrestre avait été choisi à Civray chez Baylet, il y en avait de plus grands, en plastique, mais moins précis et plus cher (et même un merveilleux qui s’allumait, ampoule à l’intérieur), le microscope a donc dû arriver après, en cinquième, décembre 1965.

Ce qui m’étonnait, c’est sa lourdeur. Un pied de métal en fourche plane et pesante, qui s’arrondissait dans la partie verticale pour permettre le glissement du tube. Le grain du métal tenait à sa fabrication fonderie, mais je ne m’y connaissais pas dans tout ça à l’époque. Deux gros boutons lisses d’alu chromé pour les réglages, un pour l’angle par rapport à la verticale, et un pour ajuster la hauteur du tube, et la possibilité avec les deux mains d’un mouvement combiné.

Le tube lui-même et ses optiques sur un anneau pivotant d oblique avec trois focales via trois nouveaux cylindres de taille croissante, je dirais grossissements 60, 150, 300 – la plus grande frôlant alors le verre. Mais il est loin, le temps du microscope : dans la nouvelle maison de Civray, celle achetée en 1969 et revenue à la mort de mon père, la boîte en carton bleu était sur une poutres du faux grenier avec les autres trésors de cette guerre humble qu’est la mémoire.

Mention pour le miroir convexe concave, les deux faces cerclées de métal noir, qu’on orientait sous la lampe pour éclairer la petite ouverture ronde par en-dessous. Et comme on s’y regardait soi-même, agrandi ou déformé.

Dans de minuscules boîtes plates il y avait la réserve de plaques de verre, des petits rectangles fragiles, et les lamelles à intercaler entre la plaque de verre et l’objectif.

Toute la première année, je fais des expériences : celles conseillées par le petit livret associé (la magie du livre, même d’un simple manuel, toujours plus forte pour moi que celle de l’objet lui-même). Bien sûr les ailes de mouches, les pattes d’araignée, l’oeil de l’abeille et tout ce qu’on pouvait décortiquer d’insectes. On se piquait d’un bout d’aiguille pour examiner l’intérieur d’une goutte de sang. Un cheveu devenait un monde, avec son tube large et ses parois d’animal hérissé, mais ce serait tellement plus fort ensuite avec le pou de Lautréamont qui parlait, lui, au moins.

Ça devenait plus intéressant lorsqu’on fabriquait soi-même ces mondes qui ne se révélaient que par l’objectif : on commençait par les moisissures, et dans la cour, dans de vieux bidons d’huiles découpés, je laissais du pain, des morceaux de fruits ou de viande, pour examiner ces forêts qui leur poussaient. Plus complexe, parce qu’il fallait les lamelles, les cultures en milieu liquide : ce qui me permet de dater, puisque je vois à distance boîtes vides de lait Guigoz, ô mon frère Jacques [1] tout jeune. Il suffisait d’exposer un fond de liquide à l’air libre, sur le rebord de la fenêtre ou dans le fond du grenier. Cela vous prenait des verts profonds et des odeurs qui s’épaississaient à mesure de la soupe résultante (je la perçois encore). Sous la lamelle, d’étranges vaisseaux ovales défilaient lentement, avec noyau plus géométrique : là c’est le contact de l’oeil sur l’objectif qui me revient, le temps anxieux à retrouver ce qu’on observe en passant au grossissement supérieur, via les deux boutons cylindriques lisses plus petits pour le déplacement horizontal des lamelles.

Mais question finalement plus profonde mon désintérêt rapide et définitif pour ce qu’on nomme désormais sciences du vivant (et pourtant, comme j’aimerai lire, plus tard, et Buffon et Darwin ou Fabre, et bien sûr La logique du vivant de François Jacob). Ce qu’on ferait plus tard au lycée avec les loupes binoculaires me semblerait banal et plat, rasant. C’est plutôt cette sensation de monde qui s’ouvre, et d’y déambuler, avec architectures et labyrinthes, qui me retenait ici. Les livres me l’apporteraient, et Balzac et Jules Verne les premiers, sans besoin d’autre appareil.

Mais aussi pour avoir découvert que le microscope il suffisait de le tenir à l’envers pour le braquer sur la nuit, les étoiles, les plafonds et fenêtres, les arbres, la vie courante, et qu’alors on rêvait bien plus. Le tenir comme un sextant de navire, un monocle d’aristocrate, planté au milieu de sa chambre même. Et c’est bien là qu’était le mystère, dans ce qui tout près pouvait se démultiplier, sans rien expliquer. Et que l’instrument même importait peu. Je crois que plusieurs semaines je l’emportais partout avec moi, le lourd microscope tenu à l’envers, pour revoir autrement ce qui m’entourait – et n’en pas revenir.

Image prise au blog Gallica, façon de rêver aujourd’hui.

[1Suivre bien sûr son site, et les traverses toutes naturelles qui s’installent entre cette chronique et son cafcom.net.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 29 octobre 2011
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