Philippe Aigrain | ça écrit en nous

#vasescommunicants : une autobiographie numérique avec vue sur web et tunnels d’écriture


Toujours surprise et plaisir à vivre une fois par mois cette expérience des vases communicants, ce qu’on met en partage en binôme (le mois dernier avec Candice Nguyen, le mois prochain, avec François Bonneau) comme expérience qui nous écarte des chemins de routine, et puis aussi – tout simplement – approfondissement des échanges, des amitiés.

Ainsi, heureux de ce nouveau croisement avec Philippe Aigrain, dont la pensée m’importe pour ce qui tient au web, et dont le chemin d’écriture est d’une exigence qui fait du bien dans ce paysage toujours mouvant. Échange symbolique aussi, la même semaine où j’ai transféré à la nouvelle équipe les domaines publie.net, relais dans lequel Philippe a tenu un grand rôle.

Philippe me fait l’honneur de rebondir sur cette autobiographie numérique qui m’avait servi d’appui à Berkeley en octobre. Dans sa propre approche, à chaque pas le rapport aux supports, aux machines, est renvoyé aux questions d’éthique et d’écriture. Comme il s’agissait de gamberge web, il accueille ce jour une texte qui, de mon côté, tente de revenir par la fiction sur quelques notions de mémoire et de bibliothèque : sites vitrifiés sur demande.

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 bien sûr la vigie au rendez-vous des vases pour les 27 blogs participants de ce mois, merci à la générosité et l’énergie de Brigitte Célérier.

 

une idée pour


Adolescence prolongée des pratiques d’écriture. Un temps où l’écriture du code et l’écriture du texte étaient des continents séparés. Cartes perforées, lignes de commandes, puis écriture ligne par ligne dans des « terminaux » pour le code. Écriture manuscrite et machine à écrire de l’autre. Ma mère m’avait appris à taper sur une Remington ramenée des États-Unis, mais ma première machine fut une Hermes Baby, les machines IBM à boules avec mémoire de ligne n’étant accessibles que dans un cadre professionnel. Tout change en 1982. La maison à San Francisco, souvenir de la petite S. avec sa lunch-box assise sur les marches en attendant le départ pour l’école. Travail à Berkeley. Découverte des éditeurs de texte « modernes » (vi) pour les programmes et d’un outil incroyable pour écrire et imprimer directement sur une photo-composeuse, troff. Écrire avec troff ressemblait un peu à l’édition de textes latex, en plus compliqué, mais avec la possibilité de photo-composer directement les textes résultants avec une qualité rappelant celle d’une page de livre ou de journal scientifique. Double ivresse donc, celle de pouvoir écrire du texte qui agit (le code) en le voyant comme texte et celle de pouvoir faire soi-même son propre livre en un exemplaire. Après avoir auparavant perdu dans le métro une centaine de pages de tapuscrit sur l’histoire du droit international (titre modestement prévu « L’ordre du Monde »), travail pour une histoire de la modélisation économique et sociale. Elle ne verra pas le jour non plus, mais quelques chapitres encombrent le bac de la photocomposeuse d’Evans Hall [1]. La poésie reste manuscrite et la fiction (nouvelles de science-fiction, journaux de voyages réels ou fictifs) tapée à la machine. Très rarement partagée, à quelques amis ou pour des fêtes.

Découverte en parallèle des travaux menés depuis des années par Xerox pour sa machine Star, repris par Apple pour la LISA. Interfaces à fenêtres/icônes/souris/pointeur, métaphore du bureau. L’ère de la bureautique vient de commencer, elle va conquérir le monde, mais une part de moi y résistera toujours, refusera d’abandonner l’écriture qui combine code et texte et qui représente le texte à celui qui l’écrit à travers sa structure.

Et la lecture ? Autre ivresse, celle de découvrir que lire une langue étrangère crée une acuité particulière de l’attention au texte. Comprendre ce que j’avais perdu à lire des centaines de livres de science-fiction américaine (et toute la revue Fiction) en traduction française. Pendant 10 ans, je ne lirai de fiction pratiquement qu’en anglais tout en continuant à lire de la poésie en français aux côtés des poètes beat découverts chez Ferlinghetti. Toute la fiction française des années 1980 fait l’objet d’une impasse totale [2]

 

détour


1998. 6 ans déjà que le web a rendu chacun de ses adeptes auteur et lecteur à la fois. Netscape est une navigateur mais aussi un éditeur de page Web. Après des années à construire des outils techniques complexes n’existant que dans les laboratoires, j’adopte ces techniques élémentaires accessibles à tous. Édition de pages Web et de sites codés directement en HTML comme celui-ci ou celui-là (âmes sensibles au design, s’abstenir). Les moteurs de recherche de l’époque sont Altavista et Northern Light. Abandon progressif de la publication scientifique traditionnelle, publication d’articles dans des journaux en ligne, notamment First Monday, le premier journal à revue par les pairs sur et à propos d’internet. Les textes personnels (chroniques bruxelloises, journaux de voyage) sont écrits et mis en page au traitement de texte et diffusés à un petit réseau d’amis. Toujours pas de diffusion de mes poèmes qui restent manuscrits.

 

le blog, enfin


Ouverture tardive donc de ma première maison numérique. Premier billet le 22 mars 2004, dix ans juste. C’est une maison à thème (les communs) et bilingue. Mais on y trouve aussi un bric à brac de billets sur la danse, de journaux de voyage, d’analyses politiques, d’occasionnels poèmes ou digressions vaguement philosophiques, de brouillons jamais publiés. Bonheur de l’écriture comme pratique régulière. J’écris les billets directement en ligne, ou si pas de connexion dans un éditeur de texte pour futur copié/collé dans la fenêtre d’édition du blog. C’est aussi l’époque de mes essais publiés, écrits eux avec Lyx. L’exigence de rigueur et de nuance, je n’ai toujours pas trouvé comment la satisfaire avec des mots économes.

Travail sur un récit de fiction. Construit en chapitres très brefs, eux-mêmes composés de phrases très brèves pour la plupart. Une usine à gaz narrative pour me convaincre que c’est un récit. Aujourd’hui, je le recycle par morceaux. En 2012, je me lance dans l’écriture littéraire en ligne, regardée à distance depuis quelques années, comme on se jette à l’eau. Quelques mois comme lecteur, puis le 26 juin 2012 un premier billet dans l’atelier de bricolage, une visite du Lingotto que m’a fait connaître l’ami Juan-Carlos dont les deux parents travaillaient à la Fiat. Depuis, l’atelier est une de mes maisons, comment ai-je pu faire sans avant ? On m’y rend visite, vingt ou trente personnes à des rythmes différents et des passants de hasard. Ça ne fait pas beaucoup de lecteurs, mais cela fait beaucoup d’ami(e)s. Et donc beaucoup de maisons à visiter. Ces quelques paires d’yeux, leurs signes infimes et leurs regards guident les tentatives, sans qu’on sache même comment. Ça écrit en nous.

 

contre-réforme


Pendant qu’on avait le dos tourné, ils nous ont tout salopé. Doublement salopé. Avec les eBooks fermés, le renfermement sur le modèle du livre, du texte solitaire. Mais les eBooks, c’est fini. Faudra juste 10 ans pour que ce soit compris. On est en train de construire l’édition qui va avec l’écriture du Web, qui en respecte les valeurs, la subtile interaction entre individu et collectif, le partage et la reconnaissance que la valeur réside dans l’existence des pratiques, des productions, des œuvres, des processus éditoriaux qui leur permettent de mûrir et de l’espace public qui permet à certaines d’atteindre parfois un public plus large. C’est cela qu’il faut financer et rémunérer.

Ils nous ont aussi rendus prisonniers des grands services Web centralisés, où la valeur des interactions est détournée et captée par les opérateurs, le sens des pratiques asservi à ce détournement. Ils sont partis de ce que les meilleurs esprits du Web avaient mis en place, la syndication, les tags partagés, les médias sociaux. Et ils en ont fait une machine à extraire notre intimité pour la vendre aux annonceurs pour quelques euros. Nous n’avons pas su construire nos propres plate-formes d’interaction sociale, alors que c’était techniquement facile. Dans certains cas, il en existait mais nous les avons ignorées pour aller là où tout le monde était. C’est devenu difficile de nous extraire de la dépendance à ces services obèses. Difficile mais pas impossible, si nous parvenons à nous coordonner pour les quitter.

 

devenir


Le devenir des blogs ou sites personnels et de leurs constellations sociales tient à deux fils. Celui de la réflexivité, celle que nous avons sans cesse dans l’écriture doit aussi s’exercer sur les outils, les services, les modèles économiques. Et celui de nous penser à la fois comme individus et comme part de collectifs. Comme singuliers et semblables. Pas dans l’équivalence, mais dans l’attention.

 

[1L’immeuble du département d’informatique et d’électronique

[2Ainsi, il faudra des décennies pour que je lise Sortie d’usine paru le 1er septembre 1982, alors que j’avais lu auparavant Élise ou la vraie vie et L’établi à leur parution.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 7 mars 2014
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