dans ma bibliothèque | Hector Malot, Sans famille

comment la magie du livre mêle indistinctement la détresse, la musique, la route, les animaux


Dans les livres d’enfance, encore antérieurs au bouleversement du Grand Meaulnes, mais probablement déjà superposé aux Jules Verne, il y a Sans famille. Ou même l’étrange expression d’un bloc, Sans famille d’Hector Malot, alors que d’Hector Malot (je n’arrive pas à dire son nom sans le prénom), j’ai aussi lu la version symétrique, En famille, qui ne m’a pas laissé beaucoup de souvenir.

C’est que, de famille, j’en avais déjà une bien sûr, sans laquelle même je n’aurais pas eu à ma disposition le petit livre vert toilé Hachette, un livre qui a mon âge ou presque puisque imprimé en 1954. De ces petits livres verts il en traîne encore pas mal ici malgré les déménagements et partages.

Pour Sans famille, contrairement à tant d’autres souvenirs même plus anciens, je ne saurais pas associer de lieu ou saison précis pour la lecture, parfois même une seule sensation à la fois auditive et olfactive, les pins de l’été. Il me semble que Sans famille est de toujours un enfoncement, qui remplace tout le contexte existant. Bien plus tard, je retrouverai cette sensation avec Balzac, mais là je dois être encore à l’école primaire de Saint-Michel en l’Herm, pas de télé à la maison, et comme peut paraître immense une lecture en deux tomes.

Ce qui reste c’est d’abord ce nom, Barberin (le récit dit et répète, là aussi en collant les mots : mère Barberin), et c’est peut-être seulement maintenant que je réalise le caractère onirique du prétexte narratif, revenir à la mère adoptive en lui rapportant une vache nourricière – il fallait probablement vivre auprès des vaches, comme nous dans notre fond de Vendée, pour trouver ça légitime. Ce qui reste c’est l’arrachement de l’enfant quand il part avec Vitalis, et là encore la sûreté du souvenir du nom, puis l’errance tout droit, avec le singe Joli-Coeur et le chien Capi. Il y avait cela, qui abolissait le titre et la tragédie de l’orphelin vendu pour une misère de quelques sous par Barberin au saltimbanque : l’amitié du singe et du chien vous refait un monde. Et la vraie tragédie, qui rend le livre inoubliable bien mieux que le happy end, c’est la mort du petit singe.

Perec a écrit dans son W un texte bref et magnifique sur cette série de variantes autour du thème Le tour de France par deux enfants, son rôle dans ces après-guerre aux frontières disloquées ou recomposées (l’Alsace et la Lorraine, mais pas seulement), l’impossibilité de se représenter autrement que par la carte et le récit, et ce que cela a représenté dans sa propre initiation à la lecture, lui qui n’avait pas de soeur et était cloîtré dans des internats.

À relire Sans famille en version numérique, j’aime ces phrases qui laissent résonner le monde intérieur, comme « une crainte vague me serra le coeur », je suis surpris aussi – technique qui sera pourtant aussi celle du Meaulnes – de cette capacité de montages cut laissant soudain paraître une bulle rétrécie de réel – comme un coup de zoom déchirant la langue et y faisant entrer un fragment de monde : « Aussi le seul souvenir qui me reste d’Ussel est-il celui d’une boutique sombre et enfumée située auprès des halles. Il y avait en étalage devant sa devanture des vieux fusils, un habit galonné sur les coutures avec des épaulettes en argent, beaucoup de lampes, et dans des corbeilles de la ferraille, surtout des cadenas et des clefs rouillées. »

Sans doute qu’un peu plus tard, dévorant les Misérables ou L’homme qui rit, et encore plus, peut-être, les grandes lumières mouvantes sur fond de nuit de Dickens, je saurai bien où était la source commune de ces livres. À relire, surpris aussi de comment l’univers du saltimbanque sera remplacé par le portrait social de la ville et du travail, l’enfermement dans la mine étant symbolique. Mais c’est plus compliqué aussi, puisque à peine l’enfant est-il parti avec le saltimbanque, que c’est la question même du livre qui est mise en abîme : « Sais-tu ce que c’est qu’un livre ? », et le plus beau mystère du vieux Vitalis sera comment il apprend à lire à son protégé, taillant de son propre couteau, dans des morceaux de bois ramassés sur la route, les lettres de l’alphabet. Et puis il y a aussi la musique : moi qui ne parviendrai jamais à être vraiment musicien, la certitude que la force symbolique du musicien, et comment cela peut le sortir de toute situation, c’est dans Sans famille que d’abord je l’ai prise.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 mai 2015
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