pour un tombeau de Thomas Bernhard

héritage de Dostoievski chez Thomas Bernhard


note du 17 février 2010
Relecture intense et compulsive de Thomas Bernhard, comme s’il fallait cet éloignement de maintenant, la distance à l’Europe, pour réentrer dans cette secousse majeure.

Photo ci-dessus : juste pour inciter à découvrir travail de Joseph Gallus Rittenberg, nombreux autres portraits d’écrivains. Je crois que c’est la plus belle photo de Bernhard que je connaisse – tout ce noir (et lire ici l’analyse de Philippe De Jonckheere).

Lire aussi, sur Tiers Livre : les récits dans Quarto (avec extrait de L’Imitateur), et un texte qui donne bien la démesure de Bernhard : Tentative de sauvetage, non-sens (en ligne depuis le 10 avril 2005 !).

note initiale (2006)
Il y a dans la littérature un filon très étroit d’auteurs âpres, qui semblent avoir conquis le droit de fouiller la douleur au plus près, là où elle n’est plus intime mais collective. Ces auteurs-là évidemment sont le coeur secret de notre bibliothèque. On dirait qu’ils se passent une sorte de relais souterrain. Dostoievki en incarne évidemment la figure centrale, mais lui-même déjà comme tenu d’une main sur l’épaule par quelques spectres comme celui du Quichotte (dont il parle si bien dans son Journal). Thomas Bernhard est de cette taille, et on n’a pas fini de l’explorer. Peut-être Malcolm Lowry l’était aussi, et Osamu Dazaï. La Quinzaine Littéraire avait bien voulu publier ce texte, écrit ces semaines-là, sans doute d’ailleurs pour moi un des premiers à l’ordinateur. Sans doute qu’aujourd’hui je m’y prendrais autrement, mais à faire progressivement de ce site la trace exclusive de mon travail, et éliminer toutes autres archives, je le transfère aussi ici tel quel.

 

François Bon | fulgurations (sur Thomas Bernhard)


 

Le sentiment d’une oeuvre, à la clôture qui la scelle : soudain une ampleur, détachement d’un bloc brut. Ce à quoi on reconnaît une oeuvre, celle-ci l’imposait de longtemps ; à quoi, sinon une certaine idée du noir, la force tragique d’un rire et d’avoir à faire avec plus grand qu’elle-même, s’y comporter avec fermeté : sentiment très rare, et de pure intuition, mais que lire d’emblée là suscite.

Ses mécanismes pourtant trompent, qui aveuglent mais ne l’expliquent pas ; un seul manque à la surface explicite des textes, celui précisément qui les fond tous en une seule dimension étroite mais si percutante : le sentiment qu’on a, en Bernhard, d’être en ligne directe de la fibre Dostoievski.

Mouvement qui tout reprend et enserre, ces nappes de récit comme d’une même voix chacun et l’excavation qu’ils reprennent, sans lieu — ne compte pas leur province, sans temps - une catastrophe toujours a passé avant sous la surface.

On peut lire Dostoievski dans sa foi, ou dans sa politique comme Bernhard au pied de la lettre ; on peut résoudre Dostoievski à son siècle finissant comme parler des suicidés de Bernhard, et ramener leur révolte à leur maladie. Dostoievski pourtant, qui privilégie Job et Shakespeare parmi ceux qu’il cite, se hisse à leur parenté par une capacité à susciter le rêve, à imposer son sous-sol, qui ne se replie pas dans le dénombrement de ses rhétoriques. C’est d’une ligne de crête qu’il s’agit, et Bernhard la prolonge d’une même nudité.

Cela comme liquide dans ces livres serrés, corrosion reprise où le précédent avait raclé, manière tragique de tout déployer et retenir, avant de tout replier et clore dans une immobilité qui fait présence comme ces lumières d’après pluie, récits qu’on dirait tenus dans la suspension d’un seul instant. Non pas le sulfure sur un lieu et un temps, mais le lieu et le temps convoqués pour matérialiser l’acide même et le reverser sur l’homme, qu’il y ait son creusement.

Il y a dans Dostoievski une coupe, et une élévation. Qu’on relise les premiers récits : il est là en entier, et reconnaissable. Mais vient, suivant l’exécution heureusement simulacre et la relégation, comme une marée balaye le sable, un réel repris sans le conflit sur lui des formes héritées : La Maison des morts est un haut-relief (figures qui émergent du bronze, la phrase en fait des portraits en volume, pourtant pris d’une même coulée) après quoi l’oeuvre se pose d’autorité ; rien, de ce réel, n’a changé d’Humiliés et offensés à Crime et châtiment, mais le rêve a son champ clos et tout recouvre pour entrer dans le vieux théâtre, Dostoievski ne naissant qu’alors à lui-même.

Bernhard, dans son oeuvre de rebonds et d’imbriquements, est cette coupe en travail, écrit les craquements, le hissement de cette élévation. Relégation par l’oeuvre elle-même, jusqu’où on rejoint la maladie ancienne. Il y a mise au poteau et remise ultime de grâce, mais ce sont les premiers romans, dans leur mouvement d’effondrement de l’allégorie au nu, qui condamnent l’homme et le forcent au face à face, à la colère pour se défendre. Alors seulement la menace de mort, comme pour Dostoievski, la permanente maladie qui en reste, ne sont pas jouées.

Le cycle autobiographique de Bernhard, qui est ce mouvement de coupe et précède l’élévation en clôture ouverte des derniers romans, aussi trompe pourtant, s’annonçant comme genre ; il est brisé d’avance, c’est errer dans des caves, le froid et l’impasse. Miroir noir des récits comme eux ne se donnent pas la peine d’éclairer leurs ficelles. Autobiographie qui ne s’accomplit qu’après-coup, dans la bribe qui l’achève, alors de seule venue et de plain chant, voire d’harmonie soudaine dans le sombre univers atonal : Un enfant s’arrête où avaient commencé les quatre précédentes tentatives, serrage à rebours d’un écrou, sur une même enclume ces éclats encore à pans bruts. La cave, Le froid, L’origine et Le souffle : les titres sont la maison même, fondation et creuset indissociable des livres qui suivent, césure d’une même autorité que, pour Dostoievski, le bagne. Ils sont l’indissociable théâtre, la scène même des fictions qui s’y mêlent dès lors.

Et comme des Démons aux Karamazov Dostoievski joue plan sur plan, dans un repliement inverse des mêmes et strictes figures (la même visite au staret qui clôt les Démons dans la confession de Stavroguine ouvre les Karamazov ), de renverse à renverse s’ébauche le travail géant de symétries où c’est toujours le même livre qu’on écrit. Mais la césure d’entre autobiographie et fiction, cette élévation que prend l’oeuvre soudain dans sa fondation faite, impose à rebours de Dostoievski un accomplissement plus proche de Balzac ; c’est précisément l’interstice, le manque de l’entre-livre qui les soude et les enlève dans une même et définitive constellation, où se légitime l’inachevé perpétuel à quoi semblent contraindre les formes ouvertes de Bernhard : c’est Louis Lambert et La Peau de chagrin qui attirent au gouffre Le curé de village ou Le cousin Pons, comme ceux-ci à rebours donnent aux livres mystiques leur poids de chair et leur illusion tragique. D’un grand, en écriture comme en sculpture, on sent le bras à cela : l’inévitable qui pèse sur la tentative en deça d’elle, et la heurte au destin où l’homme — Balzac même — est muet, et qu’il n’affronte qu’avec terreur, nous ouvrant écluse avec les nôtres. Thomas Bernhard, dès La cave, nous prend par ce qu’on traîne soi d’une souffrance physique où s’incarne bien plus, et tout notre litige d’avec le monde qui nous porte. Cela peut consoler, de se rabattre sur le lieu ou le temps, d’exorciser ces peurs en parlant d’Autriche ou de composition musicale. L’art de la musique est d’apprendre la technique en ses côtes les plus rudes pour se soumettre soi ensuite à l’épreuve du libre jeu, où on tient, ou sombre : les colères de Bernhard ne miment pas l’organisation musicale, il joue et accepte l’aberration qui marque toute avancée formelle.

La forme peut se reconnaître telle en gommant ensuite ce qui dans son émergence aberre : l’émergence du neuf garde en soi un déséquilibre qui tient du monstrueux, et se réintroduit à mesure dans le chantier recommencé ; ainsi, peut-être, de cette imprécation délibérée, se frayant chemin par excès. On connaît mieux ce déséquilibre de l’en avant à un principe d’expansion dans la dernière boucle de l’oeuvre s’achevant, chez Proust ou Céline, et que celui-ci travaille par rétreinte ; rebonds, de l’autobiographie au récit, et de récit à récit, que Bernhard retord, contraint à s’insérer à force dans l’intérieur même du premier cercle tracé. Et ce puits où Bernhard nous enfonce enserre chaque fois plus fort et plus près notre rêve, selon cette marche d’une spirale vers son centre, de livre en livre, comme Dostoievski à l’intérieur de chaque roman le fait aller par boucles à son terme : du coup de hache au cauchemar dans une chambre, la rétreinte de Raskolnikov comme, de Béton à Maîtres anciens, le décor s’élague, le mouvement s’éloigne. Ce n’est pas d’apaisement ou de légèreté qu’il s’agit dans l’élévation finale, mais d’un effort moindre pour retenir le réel : le monde tout entier chaque fois mieux enclos dans le théâtre même, à la seule force accrue de l’imprécation.

Oeuvres qui prennent le risque de la rhétorique et du monde. Cela les imprègne, laisse scories (pages dans Les Démons où malgré soi on glisse), mais cela sûrement implique l’homme sans que notre mesure suffise : ce Journal qu’édite Dostoievski à lui seul, comme cela coupe net sur le roman, et reprend après lui ; il faut à ces hommes-là, comme à Céline, incarner le hurleur, le saltimbanque qui, plus haut qu’eux, écrit leurs textes et ramasse la mise du siècle : saisir l’homme par ce bout-là, et son Autriche comme le baudet de la fable, c’est comme à dire que la première caractéristique de Bernhard est d’écrire sans paragraphe, cela s’est lu. Manière d’évacuer cette tonalité où résonner est plus âpre, et la part d’universel :

le droit, et même le devoir, d’aller explorer les domaines les plus obscurs ; mais plus il (le poète) va loin dans cette direction, plus il doit user de moyens d’expressions concrets. Aussi loin qu’il pénètre dans l’au-delà irrationnel ou mystique, il est tenu de s’exprimer par des moyens réels, même tirés de sa vie expérimentale. Gardez votre emprise au sol et bâtissez avec tout cela une oeuvre hors du temps, hors du lieu, édifiée dans cette recréation

Dans Maîtres anciens la représentation est fondue jusqu’à l’atome dans la figure narrative, un homme en deuil et au seuil de la mort, qui ne met l’art à bas que pour visualiser, lui à sa limite, la limite où tous, Beethoven compris, butent devant ce qui ne se peut résoudre à l’homme de chair et sang, l’art, la pensée prise dans son autonomie ; figure narrative elle-même dans le lieu le plus abstrait, le plus allégorique possible : un banc devant un mur de musée, le tableau lui-même d’un vieillard. Alors la phrase de Saint-John Perse, ci-dessus, leçon si commune, vaut pour l’oeuvre de celui qui lui ressemble si peu ; on manque sinon la gravité qui préside explicitement à l’imprécation décidée. A réduire Bernhard à ce dont il parle, on manque cet acharné déchiffrement intérieur qui est sa plus forte unité.

Le mystère reste, chez Bernhard, du sentiment qu’il fut élu, qu’il participe des illuminations, ces traversées lumineuses d’une ténèbre intérieure, avec destruction acceptée au bout. De ce travail d’une césure dans le jeu double de l’autobiographie et des récits, où s’ouvrait ce puits universel des grands sous la forme close du livre, et par rebonds cette élévation où ils se hissent : creusement inverse d’une même figure de folie, où Anna Härdtl, dans Béton, relaye le neveu de Wittgenstein d’une même parole obsessive et tenue, figure emblématique de toute l’oeuvre depuis le mot tout aussi emblématique de perturbation. Figure d’abord posée d’un double, qu’on rapprocherait peu à peu du je mis en scène, jusqu’où le frôler est contagion et que s’ouvre la définitive spirale : dans Arbres à abattre, puis Maîtres anciens, le double a cessé, c’est le vide qui est devant le narrateur, il a mangé son fou. Ses suicides mêmes, rapportés au coup de hache de Raskolnikov, sont moins alors récurrence d’un thème que pas obligé du récit dans une abstraction, et la mort figure frôlée dans la même contrainte mais épurée et relevée. On n’a que dans les oeuvres les plus hautes, comme les Karamazov ou la Tempête, ce sentiment de n’être plus dans le roman mais de marcher dans sa part de folie à soi, ouverte : l’oeuvre peut se clore, elle se suffit ; et son livre ultime sera Auslöschung, extinction.

Dans ce travail sur mémoire et honte, la représentation, prise au soliloque, est disloquée, comme écartelée et pourtant d’une puissance bizarre, comme sous une loupe, éclairante. Quand les premiers officiers entrèrent dans la cave sous le crématoire, à Buchenwald, elle était vide, et les nazis avaient la veille enlevé les crochets qui servaient à pendre ; il ne restait, des quelques quarante scellements, que les trous. Mais sur le mur parfaitement blanc, répétées, on a photographié, qui demeuraient, les empreintes en noir des arcades sourcilières, des crânes, des nez, des mâchoires, des sternums, des hanches et des jambes de la dernière série de pendus. Qu’une oeuvre prenne le risque de son siècle, et la représentation disloquée, par empreinte interposée, du heurt à l’agonie contre un mur, qui signe la figure du corps dans les livres de Bernhard, obsessive et prégnante comme le fantôme fictionnel de Glenn Gould abattant son frêne, le rapprochement prend force.

Où une banlieue recouvre le nom aboli de Dachau, là où passe en train, requis par les organisations de jeunesse fascistes, le narrateur d’Un enfant, entassés dans des wagons sur des voies perdues, des milliers d’hommes meurent à jamais de faim et d’asphyxie, au milieu d’une population, indifférente : ce grouillement et cette agonie, la violence sans nom et les pas multipliés de l’exode sur un territoire clos, au ciel bouché, ont un temps recouvert la totalité de son monde, et résonnent sous ses figures obsessives.

A cette aune s’éprouvent les corps et les figures convoqués, la rémanence d’un homme qui meurt ou se donne mort, et comment son double, celui qui parle, s’en arrache avec mal pour durer : amitié, est le sous-titre du Neveu de Wittgenstein, amitié dans l’arrachement, amitié dès l’ouverture du récit portée dans la folie et la mort obligée, parce qu’on se heurte à l’innommable qui marque, finement mais comme un sable dur, toute l’allégorie de Bernhard. Le prix qu’on paye au risque pris du temps, et là-dedans, dans le récit linéaire, ces plaques sans cesse reprises et juxtaposées, fulguration de grands portraits en pied comme la prose peut-être n’avait jamais réussi auparavant à les tenir ainsi, où l’imprécation crée assez d’inertie pour un silence, le temps suspendu d’une verticalité de surface à l’intérieur du récit, plaque liquide et brûlante. Devant nous défilent ces grandes et pourtant frêles figures tenues d’un bloc, un art du volume se dressant à rebours dans l’obsessive linéarité des cadences : cette femme de Béton, Anna Härdtl, encore, ou ce reclus d’Un enfant visité trente ans après, le Chorchi dément et déchu, dans la ferme devenue casse à voitures qui ouvre le récit, comme il se ferme sur ce Messerschmidt au-dessus de Münich : Le spectacle fut une parfaite tragédie. Dans l’image élémentaire du ciel de midi plusieurs parachutes ne s’ouvrirent pas et l’on vit des points noirs tomber vers le sol plus rapidement que les parties de l’appareil. Thomas Bernhard, tombé, mais l’oeuvre close sur une élévation, définitivement ouverte et dans la parenté des plus grandes.


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1ère mise en ligne 30 décembre 2006 et dernière modification le 17 février 2009
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