Bergounioux, le puzzle qui ne se rejoint pas

l’autobiographie comme forme ouverte


note de février 2012
Pas encore commencé les Carnets, tome 3 de Pierre Bergounioux. Lecture des deux précédents tomes encore trop récente. Dans le premier, c’est le coma de celui (le beau-frère) auquel à la fin il faudra bien retirer la machine artificielle qui donne au livre sa force d’explication avec plus grand que soi, idem en parallèle l’accès au premier livre, et la fabrication de soi comme auteur.

Le 2ème manquait de ce rouage, parfois le sentiment d’une intrusion dans un domaine privé auquel même la relation privée avec Pierre ne donnait pas accès – en même temps qu’une recomposition très fine et mystérieuse, il m’est arrivé de trouver par recoupement lettres d’une dizaine de pages reçues de lui, et datées du même jour où tout alors des Carnets II semblait bien la rendre impossible.

"Nous écrivons une carte postale à Pierre Michon...", Bergounioux, Carnets, 6 mars 2008, p 838.

Pas facile pour moi d’entrer dans le 3ème tome, mes 2 ans d’expérience d’écriture aux Beaux-Arts ont vraiment été une étape intérieure importante, une reprise en main aussi de mon propre trajet, et quand il a fallu laisser à nouveau la place au frère d’armes (mais exit l’écriture comme pratique, c’était le début de la normalisation que Mme Canto-Sperber va achever, je crois que c’est fini le bon temps de Paris Beaux-Arts), ça n’a pas été facile, même sans rien en dire à personne, et tout en se félicitant sincèrement de voir Bergou échapper au collège où il était relégué par l’éduc nat après avoir eu le scandale de prendre sa seule année sabbatique, confisquant les couteaux des gamins ou réglant les bagarres de couloir : Ah, monsieur, vous parlez comme Jeanne d’Arc, s’était-il une fois entendu dire.

Et, ces dernières années, nous ses amis avons vécu au rythme d’autres alertes, oui c’est chouette d’entendre le Pierre raconter les conversations qu’il a en bas des étages de l’hôpital, avec les autres fumeurs invétérés qu’il y retrouve, ou son emploi du subjonctif passé lorsqu’il est à plat dos dans l’allée du RER et qu’avant de tomber dans les pommes il s’excuse auprès des passagers du trouble qu’il leur crée. Années aussi où je n’ai pas été capable de suivre certains des développements de Pierre dans l’approche littéraire de son Manuel – peu probable que les étudiants des Beaux-Arts aient jamais entendu parler de Duras ou Sarraute. Pierre, dans le tome III des Carnets, en est lui-même l’instance tragique alors que nous, ses proches, sommes déjà assez lestés de ce qu’il veut bien nous dire de ses prouesses (ah, la statue de 3 mètres de haut qui s’écroule devant chez le marchand de ferraille en Corrèze...).

"L"usage qu’il fait de son appareil photo numérique...", Bergounioux, Carnets, p 839.

Je dois traverser ici et là ces Carnets, Pierre a la délicatesse de faire place plutôt à la vie publique – mais de telle rencontre à Bordeaux, à Saint-Étienne, à Beaubourg, j’ai chaque fois trace image : grâce aux Carnets III j’ai même pu dater l’achat de mon 1er appareil photo numérique (il en a un lui aussi, depuis 2 ans), fin 2001, à la Machine à Lire de Bordeaux, la 1ère fois que je fais une photo c’est lui qui écope du flash pleine figure.

Pierre est radicalement attaché au papier, il me l’a fait savoir dans nos dernières rencontres, et même, récemment, au téléphone : Je comprends certains arguments de ceux qui te critiquent. Pas récemment, il y a bien 4 mois maintenant. Ça me mâche un peu, mais me tient certainement aussi à distance d’un livre qui certainement aurait fait, dans son incrément temporel, un magnifique site Internet (Pierre a utilisé un Mac dès 1984).

Donc rien sur les Carnets puisque pas encore lu, juste feuilletés (si encore j’en disposais sur Kindle...), mais ce texte de 2007, en hommage à un de ceux qui évidemment aura le plus compté dans le trajet d’écriture et de vie.

Voir aussi Qu’est-ce qu’elle dit Zazie ?, et sur les Carnets 1 (lus en PDF avant parution, alors que je n’avais jamais supposé l’existence même de ces notes), mon texte Le Taiseux, qui a dû être une de mes dernières contributions sur remue.net.

La photo en haut de l’article celle d’une rencontre à Beaubourg évoquée dans les Carnets, et ci-dessous ma toute première photo numérique, appareil acheté juste avant de prendre le train, décembre 2001 (1ère et dernière fois que j’enverrai comme ça le flash sur la tête de quelqu’un).

Pierre Bergounioux, déc 2001, la 1ère fois que j’utilise un appareil photo numérique.

 

note de janvier 2007
Transferts d’archives, suite. Avec Pierre Bergounioux, le compagnonnage est tel que les textes s’entremêlent sans plus trop savoir où ils sont. Plus les improvisations orales, les séances en duo, la grosse chemise de carton rouge où je stocke ses lettres. Nos vieux désaccords, sur Balzac, Sarraute ou Michaux. Nos accords majeurs, sur Saint-Simon et le travail du fer. La publication du premier tome des Carnets chez Verdier, l’imminence de la publication de la seconde décennie, changent le regard sur la perspective de l’oeuvre. Je ne sais plus de quand date le texte ci-dessous, je crois qu’à l’origine c’est une revue de Liège, Ecritures qui nous avait proposé de publier simultanément le regard qu’on avait chacun de l’autre. Encore récemment, son Faulkner chez L’Un et l’Autre, la série des Fata Morgana dont ce dernier, L’Invention du présent, ne doivent pas occulter la boucle romanesque, la grande amorce, des livres comme C’était nous, La Maison rose ou celui que je considère comme un de ses livres essentiels, La Mort de Brune....

Pierre Bergounioux, Beaux-Arts Paris, mars 2011

 

Pierre Bergounioux, ou le puzzle qui ne se rejoint pas


Quand une oeuvre s’est déployée au coup par coup, devant nous, un moment vient où l’accumulation des livres réorganise leur lecture. La réception individuelle qu’on a eu de chacun successivement devient mineure devant cette relation qu’ils entretiennent de l’un à l’autre. Mais (et c’est le thème de tout ce qu’avance Proust sur Balzac), ce qu’on sait, c’est qu’il ne s’agit pas d’un processus où l’auteur commande encore. Si cette accumulation devient oeuvre, elle doit s’établir contre lui, ou tout au moins malgré lui. C’est ce qu’il est temps de considérer maintenant, près de quinze ans après le premier livre de Pierre Bergounioux.

Je n’ai pas lu dès leur première parution ses trois premiers livres. Il y a cela de rassurant, dans l’isolement grandissant de la circulation des livres, et la rareté de ce qui tient dans une surproduction commerciale étouffante, que l’idée de littérature parvient quand même à s’imposer. Dans ces mêmes années, un libraire m’avait de cette façon mis dans les mains les Vies minuscules de Pierre Michon, qui au bout de quatre mois n’en était pas à mille cinq cents exemplaires, et qui resterait épuisé de longs mois un peu plus tard. Là c’était des voix qui s’ajoutaient, des voix insistantes : — Bergounioux, tu as lu ? Michon faisait partie de ces voix-là, même si c’est moi qui les présenterais l’un à l’autre, deux ans plus tard.

J’avais donc une idée, à la lecture de ces premiers livres : celle d’une phrase rigoureuse et tendue, sans graisse et d’une précision très rare, appliquée à ce qui pouvait nous être le plus cher. Dans L’arbre sur la rivière, non pas une sorte d’ethnologie révisée des provinces du centre, ce qu’on continue de lui faire porter, mais cette bascule à la frontière du monde moderne qui surgit, et que ce serait lui qui serait d’abord donné à lire par ce prisme, ou cette spectrographie : ce qui ne nous est pas accessible sans outil optique des signes bouleversés d’aujourd’hui. Dans L’arbre sur la rivière, il y a une casse automobile, et, d’un vieil autoradio qu’on met en marche par hasard, une musique américaine surgit. Plus tard, avec une voiture empruntée, le tour de Paris par le périphérique, la ville prise par son bord, la ville posée par le fer et la circulation, et qui restera inaccessible.

De ce livre-là j’avais remonté aux précédents : et surtout La Maison rose. L’écriture y proposait des pistes plus sauvages, mais toujours contenues dans l’ordre rigoureux de la phrase. Comme Les Vies minuscules de Michon le Creusois, La Maison rose serait dans ce très mince bouquet de livres qui résument une époque, font date indépendamment même de leur auteur. Depuis la stricte exploration de la mémoire familiale, toute la dimension prise de la boucherie de 14-18, un pays laissé sans ses hommes, basculant dans le désert au profit de la hiérarchie des villes. Mais dans cette conquête, une autre révélation : cela, qui se présentait strictement comme autobiographie, dont l’économie rigoureuse des phrases n’autorisait pas d’écart à l’imaginaire, ne se rejoignait pas de livre à livre. La bascule, je l’ai sentie à ces pages hallucinantes de l’étudiant montant en hiver dans la neige rejoindre à pied la Maison rose, fragment de mémoire comme détaché de l’épopée qu’il nous fait entrevoir. Chacune des images autobiographiques levait, mais restait liée au processus qui, dans ce livre, la posait comme nécessaire. Quand le livre naît d’une autre focalisation, on peut recroiser la même image mais elle ne coïncide pas avec la première. Et l’effet de relief qui s’ensuit, l’obligation de discontinuité et de brisure, nous impose un rapport encore non exploré, mais aujourd’hui nécessaire, de la mémoire au monde.

En lisant C’était nous, qui parut à ce moment-là, j’abordais donc enfin le travail de Bergounioux avec l’outil qui convenait : les images peuvent être exactes, rapportées à la surface du livre avec une présence incroyable de la représentation (la carcasse de Juva Quatre sous le pont, dans le torrent), elles ne produisent justement qu’un dispositif de représentation, et la force autobiographique, ce qui nous relie au monde indéchiffrable et au bouleversement qui nous précède, c’est aussi bien dans l’impossibilité de rejointement : dans l’impossibilité de se reconstituer sujet dominant du monde par le récit de sa propre épopée. Il me semble que À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust peut seul illustrer ce qui est ainsi différé ou brisé. Le travail continu de Pierre Bergounioux n’est pas celui d’une exploration de ce qui fut, mais la production d’une constellation disjointe, par quoi la position différée du sujet dans le mouvement du monde enfin peut elle-même accéder à la représentation. Cela supposait d’atteindre à une loi principale de l’art du roman : le principe d’unité. Cette symbolique récurrente de l’eau, et de se perdre, et l’autre récurrence, celle d’une passion mécanique, du respect des outils (dans C’était Nous la Mobylette la nuit avec le cousin, jusqu’à l’arbre tronçonné dans Miette), en sont la matière première.

À apprendre lentement à connaître Pierre Bergounioux, il semble que pour y parvenir lui-même ne puisse se détacher de la part en cours de l’expérience. Il s’attelle à une image et s’y identifie complètement. Il est là, à cet endroit, et cherche depuis cet endroit à produire cette exacte rigueur des phrases. Pendant deux mois, quatre mois, dans les lettres, dans la conversation, un objet, une histoire, un lieu reviennent : on la retrouve ensuite dans le livre dont il ne nous a jamais parlé. Il est homme inépuisable de ce savoir qu’il est trop commode de dire à l’ancienne, basé sur l’idée d’encyclopédie, qui embrasse comme une totalité du monde, de la même façon que dans la maison qu’il s’est construite la bibliothèque envahit les pièces selon les grands pans de ce savoir, avec le mur des livres de mécanique et celui de la description et du classement des insectes, et plus loin les livres de voyages, et dans la pièce suivante les livres de grammaire et ce qui s’est amassé chez les bouquinistes des plus anciens livres de description de notre langue, en face le mur de philosophie, avant celui de sociologie. Et ce que nous recevons sans cesse de lui, hors livres, c’est cette mesure de l’expérience humaine rapportée à ce qu’elle sait. Mais il semble que la littérature, bien sûr pourtant présente, ne dispose ici d’aucune hiérarchie qui lui soit favorable. Alors, chaque fois, c’est l’impression que Bergounioux, pour explorer ce qui lui est à cet instant concédé, doive requérir à l’ensemble de ces savoirs, mais refuse d’y englober l’art d’imaginer. Quand on se passionne, nous, pour Baudelaire ou Thomas Bernhard, il nous répond par les lectures qu’il a à ce moment-là de tel économiste du dix-neuvième siècle, ou tel grammairien de deux siècles plus tôt. Ce qu’il nous donne pourtant à lire, scène de pêche avec le père dans une barque immobile, rencontre du soir effrayante avec une bête de la forêt, splendeur incongrue d’un moteur de voiture dans une baignoire au milieu d’un champ de ferraille (La Casse), ne nous donne à lire notre part personnelle du monde, et nous constitue comme nécessaire l’accumulation de son travail, que par ce passage forcé à l’imaginaire : oui, le monde nous est à chacun comme un rêve, et c’est par ce qui est concédé au rêve qu’on conquiert chacun la vérité de notre plus immédiat rapport au monde.

Bergounioux, avec qui il est incroyablement difficile de parler littérature, tant il semble toujours balayer cela comme chose secondaire à côté des autres savoirs, ceux de la description du monde, de son analyse ou de son économie, on ne peut le prendre au piège (mais alors inépuisablement) que sur un livre : Le Grand Meaulnes, d’Alain-Fournier, et un auteur : Faulkner. Un livre qui cherche inlassablement un morceau enfui de réel, un auteur qui développe, toujours sur le même coin de terre, une épopée à partir chaque fois de la plus brève image.

Pendant longtemps, Bergounioux m’a semblé pousser ce travail de distance jusqu’à un mépris apparent de son ouvrage, une fois cet ouvrage fait. Par exemple, afficher que les titres de ses livres étaient dus à leur éditeur, et que lui s’en moquait. Il semble maintenant enfin témoigner d’un autre respect : mais respect qu’il adresse plutôt aux figures que ses livres représentent. Je ne crois pas qu’il pourrait parler avec détachement de ce nom, Miette, laissé arrière de lui parmi les autres livres : une silhouette noire et silencieuse aperçue une fois au fond d’une pièce et qui disparaît, et vingt-trois ans plus tard, mettre devant soi sur sa table que l’explication (c’est le mot de Bergounioux) est nécessaire : qu’elle est explication avec soi-même, avec ce qui nous est refusé de la continuité de lieu et de temps, avec la continuité de savoir, qu’un clou sur une poutre ou un pommier qu’on abat incarnent alors pour toujours. À condition d’avoir la force de porter l’épreuve de phrase jusqu’à ce clou et ce tronc.

Épreuve, c’est certainement un mot qu’il accepterait : on l’imagine dans cette autre pièce de sa maison, une pièce cette fois sans aucun livre, mais avec des objets qu’il a taillés dans du bois : des masques, des figures géométriques issues de fruitier poli, où il sculpte des jaillissements, des abstractions, tout ce que la littérature refuse et qui pourtant en conditionne la recherche. Dans cette pièce il y a une cheminée vide, et courbé au coin, une cigarette à la main, il est là avant l’aube, sur la simple planche qui lui sert d’écritoire. À distance des livres, à distance de tout le savoir intérieur dont ils lui ont permis la mesure.

Épreuve physique aussi : on dit homme de lettres, et celui-ci, qui pour tant d’entre nous résume cette possibilité d’étude et de savoir jusqu’à l’excès, est d’abord homme d’os et de muscles, de cette maigreur des homme de terre aride, mais qui vous écrit qu’au soir d’une journée physique, à la tronçonneuse sur du vieux chêne à débiter, il tombe assis dans sa cuisine et s’endort. On dirait que Bergounioux, dans tout ce dont il parle et qui n’est pas l’écriture, ne donne valeur qu’à l’épuisement, marcher jusqu’où on tombe. Il a chassé et tué, pêché et capturé. Il affronte le bois et le fer, et de cela il parle comme si c’était valeur supérieure à l’expérience journalière de sa planche sur les genoux, avec le stylo et les feuilles blanches. La Corrèze dont il parle, quand il y est, il n’écrit pas.

C’en est au point qu’on dirait qu’il lui faut aller au bout de tout ça, qui n’est pas l’écriture, pour que lui soit concédé, quelques semaines, l’expérience imaginaire. Il part un mois, et affronte ses stocks de ferraille, et vous ramène (qu’il vous offre, qu’on a ensuite un an sur son bureau) un Don Quichotte en sonnailles, un portrait de Franz Kafka à partir d’une herminette et d’anneaux de chaîne, et la double spirale de la Logique de Hegel d’un jeu de limes récupéré chez les Bohémiens et soudé à l’arc. Et cela, qu’il meule et assemble, il le s’en entoure au contraire des mots, sa maison en déborde, comme si les objets avaient en eux-même une force de représentation objective, et que son intervention à lui n’avait été que la laisser paraître : je ne l’ai jamais vu signer un de ses travaux.

Maintenant je sais, à connaître aussi les difficultés qu’il exprime, le saut grandissant de livre en livre, que la force de négation qu’il faut opposer au savoir est d’autant plus lourde que ce savoir a été puissamment et longuement rassemblé. Mais que de littérature il ne parle pas, pour connaître de l’intérieur la sauvagerie qui en sépare l’exécution de tout autre acte de pensée. Acte qu’il lui faut toujours d’autant plus lourdement nier qu’il s’est élargi et affiné. Parfois, au début, je concevais Pierre comme un grand de la littérature orale, peut-être le dernier d’une grande tradition de conte oral : quand Bergounioux parle, on dirait d’abord que c’est comme dans ses livres.

En se penchant vers vous et vous regardant de trop près, avec cette politesse des anciens temps qu’il ne permettra jamais qu’on prenne en défaut, il vous englobe dans cette précision rigoureuse de la phrase qui ne finira jamais avant d’en être parvenu au plus près de ce qu’il cherche à désigner. On l’écoute, et dans ce qui surgit ou s’analyse on dirait que lève la nouvelle boucle d’un livre inconnu ou inadvenu encore qu’il aurait signé, avec cette exactitude des images et l’implacable devoir de la vieille langue de retomber d’aplomb. Fascinantes improvisations dont se souviennent les amis de Bergounioux, lui comme remorqué par un fil invisible et tendu incroyablement qui relie l’idée et le concret, l’expérience au présent de vivre et l’immense héritage collectif des hommes, alors qu’il refuserait de lire en public une page déjà imprimée. Au début, je croyais donc que ses livres s’écrivaient depuis cette force-là, qui suppose l’autre et reste dans l’intérieur de la relation sociale, ce qu’est aussi le savoir. Et j’imaginais l’autre Bergounioux, celui qui soude à l’arc et manie la tronçonneuse, comme ce qu’on s’autorise d’un délassement, avec peut-être la dose d’excès qui va bien à ce corps des pays arides. Je savais, de celui qui parle et vous donne, qui ne semble accepter la relation à l’autre que s’il vous donne plus que vous-même ne pouvez rendre, le décès de son père. Et un livre venait, qui était un livre cassé : La Mue, un livre que la mort interrompt et qui cesse, un livre où le proche disparu reste seulement par sa voix, survit mais comme non visible, hors la voix et les paroles. Je considère La Mue comme le livre le plus audacieux de Bergounioux, aussi . Cette première image, qui serait le patrimoine commun à ceux de notre âge : en commençant un livre par l’irruption de la télévision au domicile familial, c’est l’émergence du monde comme image, là où le plus grand bouleversement de ces trois décennies est qu’il se produise lui-même organiquement comme image. Et cette image était celle de la guerre. La Mue commence ainsi par un cri impossible. Il y a ce fil continu qui le relie à tous les livres de Bergounioux, cette histoire ordinaire d’une formation intellectuelle, par internats et classes préparatoires, où l’itinéraire intellectuel coïncide avec la découverte de villes chaque fois plus grandes, chaque fois plus signifiantes de l’autre côté du bouleversement. Entre le lycée et la gare, tout n’est plus, enseignes, camions, trottoirs et visages, que lumière et éclats d’une représentation brisée : parti d’une nuit blanche à discuter philosophie, sur fond de cette mort encore non dite, qui cassera le livre, s’invente une manière radicalement contemporaine de dire la ville. Il faudra encore deux livres, L’Orphelin (cent cinquante pages uniquement sur cette exploration de la mémoire d’un geste, une fois que l’adolescent avait soulevé son père de son fauteuil, l’avait porté dans ses bras), et La Toussaint , ou la figure du père revient, mais cette fois dépassant sa propre mort en atteignant au statut des grands vivants qui le précèdent, les deux grands-pères déjà croisés dans les précédents livres, pour hisser à son comble ce grand théâtre d’un monde qui donne à voir le nôtre par la douleur où il est de son destin clos. Et non pas nostalgie, et non pas monde qu’on refait : monde au présent.

Ce qu’il y a à comprendre, pour la solitude de l’homme d’os qui se refuse avec nous à parler d’esthétique, qui fait, comme le vieux Tolstoï, semblant que cela n’existe pas, et que l’art n’est pas intéressant, qui n’est pas conflit direct avec le feu et la blessure, quand on soude ou qu’on meule, qu’on porte sur sa peau des cicatrices et qu’on peut aller jusqu’à l’épuisement où on tombe, c’est bien ce conflit porté ainsi matériellement jusqu’à l’écriture, parce qu’on sait alors la part physique d’épreuve qu’il faut retourner contre le savoir, l’analyse et la langue. C’est un chemin dur, parce qu’il implique à chaque étape son propre dépassement : ce qu’a accumulé Bergounioux en douze ans est une boucle où chaque fois, pour conquérir la nouvelle figure, une figure qui s’annonce chaque fois avec un signifiant plus pauvre (parce que l’atlas de La Bête faramineuse, la route qui monte à la maison rose, le voyage annuel au cimetière du côté maternel quand c’est La Toussaint, et même la sombre silhouette juste entrevue de Miette, tout cela on l’a déjà ramené à soi et à la dure épreuve de phrase) il faut donc aller plus loin dans l’excès, plus loin dans l’appauvrissement des figures de départ. Il lui faut attendre, subir le temps où l’écriture ne se décrète pas. Alors le sculpteur de bois et fer prend le dessus, la soudure à l’arc et le ciseau à bois l’emportent sur le temps d’écritoire : nous on voudrait le rassurer, lui dire que c’est pas si grave, d’attendre, après un tel travail rassemblé, et son impatience ou son désarroi sont là qui nous rassurent : l’épreuve qu’il attend d’abord est bien toujours l’épreuve d’écriture.

Sans doute ainsi une nouvelle charnière s’annonce dans le travail de Bergounioux, après cette première grande charnière que C’était Nous avait initiée, en soumettant l’écriture à la stricte expérience de mémoire. Cette charnière, un livre novateur l’annonce, un livre qui n’a pas de vrai précédent dans la littérature, c’est La Mort de Brune. Le titre obscur renvoyant à la difficulté que c’est, dans son propre travail, de repérer ce qui change et qui s’annonce. Peut-être aussi ce ne sera pas à lui que reviendra d’explorer ce qu’il annonce. Dans tous les livres qu’il signait, il y avait cette phrase comme une provocation, à la fin, Pierre Bergounioux est né à Brive en 1948, il est professeur de lettres modernes. Et cette fois le mot Brive devient à lui seul tout le livre. C’est un livre qui n’est que la ville, avec ses rues sombres, et le hangar où on tue les volailles, et l’épicerie, les conversations, l’odeur de la bibliothèque municipale et les couloirs qui montent aux salles de solfège, la lumière sur une vitre et, enfin, l’irruption de cette station-service bitumée par quoi s’initie le bouleversement qui emportera tout. C’est un livre fait d’intérieurs, et de scènes que rien n’unifie, parce que telle est la ville des hommes. C’est un livre qu’on rêve tous de faire, parce que le rêve flaubertien d’un livre sur rien, le livre seulement dressé sur ces riens d’odeur et de lumière, d’une bribe de voix ou de la forme d’un visage, qui sont la peau pour nous totale du monde, l’expérience si neuve encore de la ville.

Ainsi a levé devant nous, en temps réel, depuis cette première lecture des adolescents dans leur voiture empruntée, l’aventure finira mal, montant de Brive à Paris pour un concert de rock qu’ils n’entendront pas, une oeuvre entièrement construite et tendue, mais qui se construit et se tend contre son auteur, en amont de sa volonté et au prix de cette épreuve d’épuisement et d’excès. Faisant même fiction de ce besoin d’excès, et Ce pas et le suivant , deuxième livre de Bergounioux, parce qu’il accepte la tentation du roman, est certainement le plus puissant fictionnellement, laisse une ombre portée sur l’ensemble de l’oeuvre bien plus austère dans la forme qui a suivi. Le Borgne de Ce pas et le suivant (ce mot borgne où se croisent les consonnes du patronyme de l’auteur, sur le vieux mot de vergogne), avec son embrassement d’un siècle, resurgit douze ans plus tard dans Miette (ou plutôt elle, Miette, déjà présente dans Ce pas et le suivant), mais dans ce hiatus d’histoires qui ne correspondent jamais totalement, la mémoire même façonnée par celui qui la porte, et n’existe pas hors d’eux. Les figures isolées que tisse Bergounioux au sein de la constellation principale, figures apparemment séparées ou plus linéaires, comme les trois livres publiés chez Verdier, une maison qu’on a connue enfant, et occupée maintenant par des inconnus qui nous coupent du plus précieux de la mémoire, l’architecture d’un insecte, ou, plus fragilement encore, après les trois livres lancés vers le père absent, celui-ci ou par la seule description de la pêche à la ligne s’annonce la reconduction des générations, ce par quoi l’auteur lui-même n’est pas là où finit l’expérience (encore un renversement dans l’héritage littéraire, une figue où Proust n’a pu se risquer), renforçant alors paradoxalement, en imposant cette discontinuité, l’unité radicalement neuve d’une oeuvre partout localement autobiographique, mais dont assembler le puzzle impose qu’on déborde largement cette autobiographie : prisme par où se découvre de façon unique et innovante non pas le monde qu’on quitte, mais celui qui se crée, en se dissimulant derrière les signes encore indéchiffrables de la ville d’aujourd’hui.

Oeuvre qui se dresse désormais comme une suite de grands dévers où repasser ne se peut plus, de la fiction des trois premiers livres à l’inventaire de mémoire des suivants, jusqu’à cette bascule qu’inaugurent La Mue et La Mort de Brune, ou cette étrange description (on pense au titre de Balzac, qu’il n’aime pas : L’Envers de l’histoire contemporaine), de La Casse, inventaire matériel d’une trace négative des bouleversements du monde, et que Bergounioux, en le publiant chez Fata Morgana, semble avoir voulu tenir à l’écart de ses deux éditeurs principaux, et où il mêle les deux expériences, celle du soudeur de fer et celle de l’écritoire. Ce qui nous met en mouvement, aussi, dans le destin ouvert et pluriel de cette oeuvre, c’est ce qu’elle nous enseigne de risque : le lieu où nous-mêmes ne commandons pas à l’unité de ce qui se délivre, et ce qu’il faut payer là, par l’attente ou l’engagement dans des formes qui nous séparent, on dirait, de toute idée simple du travail entrepris : ces livres-là maintiennent, maintenant que l’oeuvre, traduite, éditée en poche, devient une référence majeure d’aujourd’hui, son premier germe de grand isolement, de démarche solitaire dans les formes neuves du récit.

Sans doute Bergounioux lui-même ne sachant pas, hors la difficulté du saut et l’âpreté de l’obstacle, ce qui est requis de lui pour la suite, là où la constellation n’indique que le vide et le noir.


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1ère mise en ligne 5 janvier 2007 et dernière modification le 26 février 2012
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