autre variation Baudelaire
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ou un autreTumulte au hasard  : creuser une fosse

J'écris le journal de voyage de Baudelaire. Il y a un mystère, puisque c'est à moi d'écrire ce qui demeure pourtant l'aventure de Baudelaire et lui seul. Et encore plus forcément la sienne s'il s'agit, avant même de l'écrire, de la vivre. Si lui, Baudelaire, n'a pu effectuer ce voyage qui m'emporte moi et qui est pourtant le sien, il y a une raison. Elle est simple. Il n'a pu le faire, parce que ce voyage a lieu dans l'époque de Rabelais. Il n'aurait donc pas pu, lui, en tenir le journal. Mais à moi, qui connais l'œuvre des deux, et qui sais, de plus, la correspondance jusqu'aux phonèmes de leurs noms : Baudelaire, Rabelais, cela devient possible. Je connais bien, jusqu'aux lettres, aux notes, les deux oeuvres de Baudelaire et de Rabelais, je n'ai donc plus qu'à compléter ce manque, le journal de voyage de Baudelaire. Je suis avec une amie dans un compartiment clos, et nous assistons de très près à des scènes pornographiques, qui finissent par cesser. Cela aussi est lié à Baudelaire: nous sommes entrés dans sa vie. C'est un compartiment, mais ce n'est pas un train (d'ailleurs, je pense très clairement : il n'y a pas de train au seizième siècle). Une sorte de carriole plutôt, bien qu'aussi longue et peuplée qu'un train moderne, avec un couloir et des wagons. On peut s'y déplacer, rencontrer les autres voyageurs, et tout cela se retrouvera dans le journal de voyage. Quant au pays que nous traversons, c'est un pays du nord. Forêts, neiges... la Russie peut-être, avec des images du train rouge qui rejoignait Moscou à la ville qu'on appelait encore Leningrad. Pour qu'il s'agisse d'un aussi long trajet, le voyage est à l'échelle d'un continent entier, ce qui est logique compte tenu du saut dans le temps, des trois siècles qui séparent Baudelaire de Rabelais, et qui ont leur correspondance dans l'espace géographique. Je profite de l'écoulement tranquille du temps pour rédiger ce journal. Dehors on sent l'hiver, une nuit transparente. On sent un pays de désolation, bien évidemment (je pense, toujours) celui du poème en prose : {Les Chimères}. Tout cela est dans l'ordre des choses. On passe à gué une rivière. Par une fenêtre à l'avant de la carriole, je la vois piquer du nez, et s'enfoncer brusquement. L'eau est profonde, plus que je n'aurais cru. Heureusement, les vitres sont bien fermées, l'eau ne pénètre pas. En bringuebalant sur des cailloux, dont on entend le bruit contre le plancher, on finit par atteindre le talus, émerger, et remonter sur l'autre rive, basculer avec un cahot sur le sol ferme. Alors, encore ce chemin bordé de neige dans la nuit. J'ouvre la vitre, un vent de glace me gifle le visage. Je suis surpris qu'il n'y ait plus de chevaux, ni de cocher. Et que nous soyons seuls, sans autres voyageurs. La carriole a pris fidèlement, jusqu'aux détails, la forme extérieure d'une diligence du dix-neuvième siècle. Pourtant, l'époque de Rabelais ne les connaissais pas, et je m'en étonne, mais pas trop. Elle avance vite, sans roues, et qu'il n'y ait pas de roues me rassure un peu sur l'anachronisme : on n'est pas exactement dans le réel, donc tout est possible. Elle glisse, très rapidement, de plus en plus rapidement, sur quelque chose d'épais et qui chuinte, en l'isolant de la neige qui nous entoure. Je rentre la tête et referme les rideaux. Immédiatement, cesse le vent, et cette sensation de froid. L'intérieur est confortable. Tendu de velours rouge sombre, entre des encadrements de bois dorés, et les sièges ont l'odeur du vrai cuir. Un silence capiteux, laissant juste passer, étouffé pourtant, ce chuintement qui donne une impression de vitesse encore plus grande. Il va me falloir écrire, mais avant je me renfonce au chaud sous des pelisses avec cette amie.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 13 juin 2005
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