offshore, 01
suite autobiographique [version 2]

retour sommaire
ou un autreTumulte au hasard  : entier

[version 2]
Cela fait longtemps, maintenant, et c'est une période de vie fluctuante, faite de longs traits muets et de quelques éclats plus lumineux dans le noir : cette brasserie où nous dînions à Aberdeen, le ferry quand on part de Scalloway et qu'on a un dernier regard sur la maison là-haut, les heures surtout, dans ce temps arrêté et perpétuellement mouvant de la mer, sur ces navires immobiles. Il reste des sensations. Je saurais encore avec précision me servir d'un oscilloscope (j'avais le mien personnel, même en avion je le promenais). C'est à la fois la période où j'ai commencé de vraiment écrire, matériellement parlant : tenant avec une obstination continue des cahiers qui se succéderaient, détruits plus tard, et acceptant notes, rêves, descriptions, recopiages de lectures, mais une période - peut-être pour cela même - sur laquelle je n'ai jamais voulu lever les minces trappes qui peuvent laisser revenir à la surface, même incomplètement, même brièvement, ces chambres, ces heures, et quelques visages. Je décide donc d'en ouvrir le chantier, quand bien même ce qui reste est si vague. Je l'ouvre par la fin : il s'agissait de ma dernière plate-forme, le « spot » comme nous disions. Et parce que c'est la dernière que j'aie eu l'occasion de visiter, j'étais déjà un peu ailleurs, la tête au retour. Je n'ai rien à en dire, de celle-ci : nul visage, nulle histoire. Juste, après avoir demandé à Sz si elle disposait d'une photographie (parce que je me souvenais du nom du spot, {Alba}), les lieux reviennent avec précision. Et comment on s'y déplaçait, ce qu'il y avait dans cette vaste salle de contrôle où il m'avait suffit, non pas de réparer, tâche toujours aléatoire et un peu pénible, mais changer du matériel ancien pour du matériel neuf et pratiquer les tests, les réglages, la mise en conformité, puisqu'il s'agissait de mesure, et que ce qu'on mesure se compte en argent lourd. Il s'agissait de "quarts" de trois jours, si je me souviens bien, parce qu'après l'installation nous devions, en se relayant, veiller sur la durée à la stabilité des étalonnages. Puis veiller aux pannes, changer ce qui doit l'être. Un jour, je mettrai en fond de page ce bruit qu'on y entendait la nuit, dans les heures de quart autorisé, et qui me reste si familier. La petite cabine couchette avant de retrouver les enregistreurs (même si moi je préfère être de nuit sur les appareils et m'endormir au matin, conscient de l'activité qui reprend, conscient vaguement du chemin du jour, et les heures peu importe, puisque seuls comptent ces trois jours en continu). Des moteurs et le roulement des pompes, grave, mais avec cliquètement régulier. Puis cette sorte de bruit électrique, transformateurs, appareils, une fréquence paraît-il à dominante de sol mineur qui diffuse dans la structure métallique, mais sans vous déranger pourtant, plutôt son absence qui fait bizarre quand on reprend terre. Et la présence de l'eau, même par temps calme et sans oscillation, on la sent, montées et descentes le long des pylônes, halètement dont on est protégé mais jamais complètement. Ce n'est pas quand l'hélico vous reprend, qu'il faut hisser auparavant les racks et châssis qu'on a changés, et vos propres appareils (mon oscilloscope), plus le sac à dos avec le livre, les cahiers et la trousse de toilette, puis attendre que le cuisinier qui vient de finir son relais grimpe après vous. C'est plus tard, au port, que tout d'un coup le vent vous paraît bien plus silencieux, et la terre bizarrement ferme. Un bruit dessous de machine, doux, continu, et comment à distance il semble propice à l'écriture : du temps qu'on y était, je n'écrivais pourtant guère. Est-ce cela l'étrangeté : que ces séjours vous induisaient une telle distance mentale, une telle réappropriation de vous-même, mais qu'en fait les cahiers je les remplissais une fois revenu au port, ou bien dans les trains et avions qui me ramenaient à Paris ? Que faisait-on sur place, que ces heures sourdes de l'électronique, manger et dormir, puis la couchette et le magnéto-cassettes, un bouquin qu'on n'ouvre pas ?
marelle, {suite autobiographique}: [précédent->44] _ [suivant->34]

LES MOTS-CLÉS :

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 12 juin 2005
merci aux 356 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page