ma première fiction avec ordinateur
de l'écriture (un texte retrouvé)

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ou un autreTumulte au hasard  : poids

Mes vieux cahiers sont remplis de pages ou notes jamais recopiées. C'est comme en fait ce fichier, sauf qu'avec l'ordinateur ce qu'on enserrait auparavant dans le silence des cahiers devient exposé et visible. Je ne relis pas tout, mais c'est facile de reconnaître les textes un peu plus longs ou construits. Celui-ci fait partie d'une série, mais je n'y étais jamais revenu. Le texte :
Il se lève, et comme tous les matins, pour le travail, inscrit au démarrage de son système la date et l'heure: l'ordinateur les lui demande. Pour une faute de frappe, il découvre avoir initialisé une fausse date, le même jour, la même heure, mais sept ans auparavant. Il n'en tient pas compte, et fait son travail du jour. Le lendemain, il hésite. Il décide de faire l'erreur volontairement, et inscrit la date du jour, l'heure, mais comme la veille anticipés de sept ans. Ce jour-là, il décide de noter sur son ordinateur ce qu'il a fait, sept ans plus tôt, à la date indiquée. C'est sa vie, en somme. Les souvenirs sont vagues. Où on habitait et avec qui, voilà qui est facile à trouver. Ce à quoi précisément on s'est occupés, avec qui on a parlé et de quoi, ce qu'on a lu dans le journal, ou tout simplement comment on était, si on avait mal au ventre ou cette vieille douleur à l'épaule, ou simplement comment était le ciel, s'il pleuvait ou faisait beau, si on a roulé en voiture à tel endroit, et puis aussi ce qu'on écrivait, même si le temps était loin encore de l'ordinateur, cela il ne peut le savoir, alors il l'écrit cependant. C'est son métier, d'écrire, sa plus vieille passion, la plus enracinée, alors il écrit sa vie d'il y a sept ans exactement. Il se prend au jeu : désormais, cela sera tous les jours. Il est obstiné, et à mesure qu'il avance, les souvenirs sont plus précis, ils sédimentent. Tout, peu à peu, rentre dans l'ordinateur. A se refaire une vie, on préfère en éviter tout le mal, en cultiver aussi quelques frissons, s'inventer des histoires, et même ce qu'on n'aurait pas osé, sept ans plus tôt, accomplir. Il y a une vraie jouissance à écrire, et particulièrement la fausse vie. On se retient de noter ce qui fut banal, ou manqué, ou raté, de toute façon on ne s'en souvient pas. Il y a des jours où il ne se passait rien, voilà, c'est comme ça pour chacun. Il a laissé un peu tomber la vie au jour le jour. Il gagne sa vie par des articles, il publie quelques livres qui sont plutôt meilleurs que ce qu'il a écrit auparavant : il en déduit que l'exercice lui est favorable. Est-ce qu'il ne vit pas vraiment dans ce temps qu'il refait, et anticipé de sept ans sur l'actualité de ce qui l'entoure, qu'il verrait s'il sortait ? Les journaux ne l'intéressent guère. Se procurer ceux d'il y a sept ans bien plus. Mais on lit cela en spectateur, avec une distance que le simultané interdit. Il note ses rêves : parce que ses rêves l'emportent facilement dans ce temps qu'il y a sept ans. Il en est persuadé : ses rêves lui montrent ce qu'il était il y a sept ans. Il avait des amis, c'est facile de les tenir à distance. Quant à celle qui le visite, mais habite la ville, elle est familière de ses façons bourrues et ils ont ensemble leurs habitudes. Son histoire lui plairait : une bonne lubie, qui convient à son travail. Il a changé d'ordinateur. Ces années-là, les machines ont évolué incroyablement vite. Maintenant, même plus besoin de la noter, au démarrage, la fameuse date avec le jour, l'heure et l'année qui cinq ans durant avaient été son rituel du matin. Cette dernière fois que son amie le visite, lors des vacances de Pâques, il ne dit rien, regarde derrière elle, par dessus son épaule, le mur de la pièce au fond. Pas si drôle, au fond, son histoire. Elle lui a même proposé de laisser tomber, venir vivre avec elle à la ville, se secouer quoi, enfin. Les sept ans seront révolus d'ici quelques semaines, puis quelques jours, enfin demain. Quelque chose n'est plus compatible, il ne voit pas comment sauter sur cette jonction : il croyait l'affaire terminée, non, il a sept ans de retard. Sept ans révolus et cette vie écrite, vécue au jour le jour, heure par heure, dans les mots et la langue, va s'écrouler d'un bloc. Ce jour-là, il avait entré une date anticipée de sept ans dans sa machine : quand bien même il écrirait demain la date qu'il avait manquée, elle serait trop vieille de sept ans, un trou, énorme trou. Il y a longtemps qu'il a prévu le système avec le noeud passé au savon, le tabouret, et le coup de pied qu'il donnera, très simplement, pour le repousser, le tabouret. Et cela, il peut même l'écrire. Il peut l'écrire juste avant de le faire. Fin.
Ce texte est écrit à la main dans un des cahiers Vertecchi bleus à rayures noires, petits carreaux, achetés à Rome en 1985. J'en avais fait une véritable provision, dix bleus sombres, dix rouges sombres. Ils m'ont accompagné plusieurs années. Je crois que j'en ai deux ou trois vierges encore. Ce texte est daté octobre 1988 : j'avais reçu ce mois-ci mon premier ordinateur à traitement de texte, un Atari 1040. Il n'y avait pas de disque dur: chaque matin, il fallait entrer pour le démarrage la date du jour et l'heure. En cas d'erreur, on ne pouvait pas remplacer le texte de la veille par sa version du jour. En fait, à relire ce cahier, c'est forcément le premier texte mentionnant l'ordinateur que j'aie jamais écrit. Depuis lors, dans mes cahiers, j'ai sans cesse tenu ce fil, anticipation sur le rôle des machines et comment elles pouvaient interférer avec notre façon de penser et d'écrire. J'admire ceux qui se risquent à ces manipulations, ainsi cet ami, dont le journal quotidien sur Internet est largement fréquenté, qui prétend jouer au ping-pong, donne le détail de matches et de séances, voire même de ce qu'avec ses partenaires il a grignoté ou bu ensuite, alors qu'il ne s'agit que d'une pure allégorie de sa météo personnelle, côté boulot, côté sentiments, et un moyen de ne le rendre déchiffrable, à distance, qu'à quelques proches dûment prévenus. Pour moi, j'ai toujours gardé ces textes de côté sans y toucher, puisque, à mesure que les mois s'accumulent, de nouvelles machines remplacent les premières, et la fiction précédente est aussi obsolète que le système informatique qui nous servait de miroir, de labyrinthe, de fantasme. La {bibliothèque} inventée par Borges est miraculeuse parce qu'elle ne suppose que des étagères et des livres, et ces personnages errants qui les classent ou y fouillent. Ce tout début d'année 1988, un de mes enfants était né, il passe son baccalauréat aujourd'hui même. Je n'ai jamais compilé ces textes, sans doute dispersés dans mes cahiers, mes blocs, et même cet ordinateur, où s'empilent - exactement depuis 1988 -, la totalité de ce que j'ai écrit, et qui m'est à moi-même bien trop compliqué, dispersé, éclaté, sédimenté pour que j'en fasse l'inventaire.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 12 octobre 2005
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