de ce deux-pièces rue Lyonnaise
que la conversation ne règle rien [version 2]

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ou un autreTumulte au hasard  : subitement pâle comme

version 2, titre initial : {Questions}
C'est une période où je posais beaucoup de questions. Je les posais chaque fois que je pouvais, à chacun que je rencontrais. Pensez-vous que. Crois-tu que. Il s'agissait de choix graves, certainement. Du bonheur, aussi. Fallait-il, devions-nous, et toi comment, ainsi de suite. J'en avais une liste, de fallait-il, de crois-tu, de toi comment : et lire tel bouquin, et la déclaration d'Untel. Ou le retour de cette théorie sur. Et puis sur soi-même. Se coucher tard ou se lever tôt, voyager beaucoup ou rester derrière sa fenêtre, et ce qu'ils en pensent, de vous, les autres : est-ce que je sais mais ça brassait, dedans. Il y en a, on les voit quinze ans plus tard et ils ont toujours l'air aussi soucieux. Ça vous marque le visage, ça s'inscrit sur vous même lorsque vous avez fini de vous les poser, les questions. Ça donne un air, quoi, ça ne veut pas dire que dedans ça bouillonne pour autant. Et des prétextes à discuter on s'en refaisait pour chaque soir, on reprenait les mêmes en rond sinon, mais je m'en voulais d'écouter si peu les réponses. Si la littérature aidait à mieux vivre. Pourquoi pas. Ce que ça libérait de. Coucher à trois, ou la fumette et ce qu'on pouvait tenter d'autre : c'était de ces années-là et puis on en a profité. Profité, je ne sais pas si c'est le mot: c'est ça, c'est la sainte discussion, le sérieux qu'on s'imagine de soi en faisant semblant de l'accorder à l'autre. C'était l'époque, {c'était nous} dit je ne sais plus qui, et ceux d'avant ils n'en faisaient pas autant? Et toi t'as pas fait ça, et si on te le propose, là, tout de suite tu dis quoi : alors on y va ? Finalement, je découvrais que les autres non plus, ceux qui m'expliquaient leur point de vue, et les crois-tu que, et la théorie de, ou la déclaration sur, ce que je leur en disais ne risquait pas de modifier beaucoup ce qu'ils en avaient décidé d'avance. Donc ça durait. Je me souviens des chambres. Rue Beaurepaire, rue de la Laiterie, place de la Paix, rue Lyonnaise. Deux heures du matin, quatre heures du matin. La joie qu'on avait, on se sentait fort : regardez, c'est le jour, le matin, vous avez vu, les copains. On a passé la nuit à parler, on ne s'est aperçu de rien, on en a brassé et brassé. On se sentait frères, et plus. On avait des désaccords, mais c'est tellement bien, les désaccords. Ces moments-là, on mettait la musique et je les entends toujours, ces musiques. On ouvrait la fenêtre pour mettre un peu d'air, tant pis si la rue profitait aussi de Quilapayun : ça vous mettait les larmes aux yeux, Quilapayun. On se refaisait du café, on sortait un nouveau paquet de cigarettes. Oui, si proches on était. Dans ces moments-là, allongés, la tête posée sur elle, et qu'on suivait son regard mais non : elle regardait là-bas, regardait la nuit. J'avais déménagé. On s'est retrouvés parfois dans la grande ville : mais la chambre était bien petite, trop petite. On étouffe dans les grandes villes, et même si on ouvrait la fenêtre, ce n'était pas pour autant le bon courant d'air. Elle était lourde, la ville. Sourde, la ville. Ça allait mieux quand on marchait, là, dans la nuit, alors on marchait. On traversait, on remontait vers gare de l'Est. On aimait aussi ces petits caboulots à couscous, plus haut. On discutait, ça oui. Mais de quoi. Je voyageais, mais je ne les racontais à personne, mes voyages. Ces lits, ces chambres. On repartait tôt le matin, et quand bien même on se retrouvait plus tard, ce qui s'était passé avait peu d'importance, on avait fait la même chose depuis, ailleurs, avec d'autres. Cette époque-là, je vous dis, et que si on passe comme ça, quelque part au loin, un bout de Quilapayun, c'est tout qui revient comme d'hier. Alors de quoi on parlait, puisque cette fuite où tous on était, plus un de nous tous pour en parler, en parler vraiment. J'avais toujours ces questions, et qui d'autre qu'elle aurait pu me répondre : les mêmes questions qu'on posait à tous les autres, pour se justifier auprès d'une seule. Qu'est-ce qu'on s'encombre, de questions. Les faut-il et les crois-tu que, tant et tellement. Elle je ne la voyais plus, on se consolait de nos amours perdues, là dans la grande ville, à force de bières empilées, puisque désormais on se contentait de traverser, là en face, au Général Lafayette. Mais lui non plus, il ne m'écoutait pas, ou pas plus que je ne l'écoutais., même si on se serait refusé bien sûr à le reconnaître. Et même le deux-pièces rues Lyonnaise, ou la chambre place de la Paix, d'accord c'était la même ville, le même quartier, les mêmes questions et sans doute aussi les mêmes disques de Quilapayun et des autres : mais voit-on la même chose sous prétexte qu'on est au même endroit ? Puis d'elle aussi, bien plus tard, j'avais eu des nouvelles : elle en habitait à deux pas, de la rue Lyonnaise, je dois même avoir gardé l'adresse quelque part, recopiée sur un méchant bout de papier, avec le numéro de téléphone, il n'y a pas si longtemps, par une connaissance commune : je pas écrit, je n'ai pas téléphoné. Moi je voyais encore ces deux pièces, la chambre et la cuisine en enfilade, au premier étage et donnant sur la rue, avec le petit tourne-disque pour Quilapayun : je ne sais pas si j'en ai moins, des questions. Plutôt qu'on les voit autrement, les questions. Plus immobile. Pas plus clair dans sa tête, mais plus taiseux, pour venir les approcher plus près. Et le corps aussi, taiseux. On se redit juste que c'était deux-pièces rues Lyonnaise, on se revoit dans ces moments où on ne se disait finalement plus rien, mais si proches, et ces listes de musique, qui reviennent : Quilapayun, tiens, par exemple. ----

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 10 novembre 2005
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