vie de François P.
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ou un autreTumulte au hasard  : quelqu’un

J'essayais mentalement de réunir, cette nuit, dans l'habituelle insomnie, ce dont je me souvenais de François P., le plus exhaustivement possible. Peut-être, à cause des textes rédigés ici, qu'une rémanence s'installe concernant la période, la ville, les visages. Pour François P., cette nuit - mais je ne sais comment installée ou pourquoi venue - une sensation comme de grande douceur, de confiance. Est-ce que je le connaissais vraiment, pourtant ? Très peu, si peu. Mais il était en avant de nous, nous représentait comme collectivement. C'est qu'il avait une guitare et chantait. C'est qu'il montait sur scène, s'installait derrière le micro, un pied parfois posé sur une chaise pour l'équilibre de la guitare, avec cette sorte d'insolence, et nous qui l'écoutions savions toutes ces chansons, on reprenait les refrains, il avait avec nous des coups montés d'avance : à tel endroit nous laisserait chanter seuls, à tel endroit on oublierait la guitare et on frapperait dans les mains, et puis c'était d'abord manifester ce qui nous rassemblait ou du moins on le croyait. Sa chanson {V comme Vietnam}, sa chanson sur Angela Davis, voilà qui vous soude. Lors des fêtes associatives, des fêtes politiques, il avait un long tour de chant : c'est donc qu'il ne se limitait pas à ces proclamations de combat. Il chantait du Graeme Allwright, des reprises de Brassens et Léo Ferré. Par lui, nous découvrions des univers, il mettait en musique des poètes, cela aussi c'était de l'époque. Il composait et écrivait ses propres textes, mais j'ai du mal à me souvenir. Quand nous partions pour des manifestations à Paris, en car, il y avait toujours le moment où il venait se mettre debout derrière le chauffeur et on commençait une chorale improvisée, il savait nous apprendre des fugues et des canons, mais nos thèmes étaient toujours ce qui nous rassemblait à cet instant dans ce car. J'ai souvenir d'un type fin, doux et gentil, et dans le civil au demeurant plutôt silencieux. Je n'étais pas du premier cercle de ses amis, dont je me souviens avec précision des noms, et qui sans doute se pensaient un peu plus artistes que nous autres, de le fréquenter de plus près. J'avais eu l'occasion plusieurs fois d'aller chez sa mère : une militante, à fort caractère, et qui le dimanche dans leur appartement du troisième tenait table et porte ouverte. Il s'y jouait des parties de cartes, on y buvait du café et du vin de Loire en refaisant le monde. Le reste de la semaine, Jeanne (personne ne l'appelait autrement que par son prénom) était dans les réunions, les associations, les délégations. Son fils aîné était plus timide et vivait chez elle, je ne sais pas ce qu'il faisait comme travail, je crois dans une administration. Un taiseux, mais qui s'entendait bien avec elle, et tous trois fumeurs excessifs. François P. élargissait lentement le cercle des scènes qui l'accueillaient, des cabarets, des festivals ou fêtes de village s'il fallait, et nous on venait en soutien. Chaque fois un peu plus loin de notre étroit cercle de fêtes fédérales : toutes les fédérations voisines avaient déjà leur chanteur, je suppose, mais j'ai un souvenir très précis d'un tour de chant sur notre stand à la fête de l'Humanité, où nous étions certainement plusieurs centaines à vivre cela avec conviction, évidence: il avait son chemin professionnel à tenter, il lui fallait quitter la province, ce qu'il a fait. Même si souvent on le revoyait au samedi soir, pour ces fêtes ou cabarets, et toujours sa guitare, amical comme avant et nous disant comment ça avançait, là-bas. J'ai un vague souvenir des filles qui restaient ces soirs-là silencieusement sur le bord de scène, ne regardant que lui et qu'il choisissait ailleurs que dans notre monde : des blondes pâles, au sourire lisse et aux yeux impassiblement clairs. Il me semble avoir cependant un peu plus parlé avec une, qui fréquentait la fac, mais elles se succédaient à mesure des chansons neuves et me sont devenues infixables, tel est l'avantage des guitares, quand on monte à l'avant des foules pour les emporter dans un rêve en partage. Moi aussi j'ai quitté la province et la ville, ce devait être deux ans après lui. Je l'ai revu : c'était par hasard. Je travaillais à Vitry chez Sciaky, machines à souder par faisceau d'électrons. Lui, en fait, était ambulancier, sa boîte était dans le quartier. Nous étions près de mille dans l'usine (les quatre ans que j'y suis resté, nous passerions en fait de 1300 à 900, et je crois que si maintenant ils continuent c'est 400 ou à peu près), les accidents du travail étaient fréquents. C'était drôle pour moi de le voir en blouse blanche. Il m'a dit que trois fois par semaine au moins il venait ici, à l'usine. Que c'était un boulot finalement pas mal, puisque ça lui laissait le temps de chanter. J'étais content aussi de le revoir, parce que, à peine quelques mois ou quelques semaines plus tôt, j'avais entendu une des ses chansons chantée par un autre : mais cet autre chanteur prétendait l'avoir écrite, alors que moi je savais bien qu'elle était de François P., il fallait tirer cela au clair. Il n'a rien voulu admettre, s'est braqué : cette chanson, c'est lui qui l'avait écrite, et moi maintenant je savais qu'elle venait d'un autre. Une chanson sur la Garonne, où il avait fait son service militaire, et qu'avec lui on avait chantée mille fois. On n'a pu repasser de l'autre côté de la fracture. Cette ville, là-bas, qui l'avait propulsé à Paris, c'était encore un rêve non clos : il avait été notre chanteur, et notre chanteur exclusif. J'ai regardé sur Internet : pas de trace. Moi je revois ces heures de nuit dans les cars, quand nous chantions, et que lui, debout, dansant, d'une voix qui passait à travers nos cinquante autres, et dont si aisément on reconnaissait le timbre, relançait notre chœur : {N comme Nixon, T comme tuerie, V comme victoire} et on le refaisait une fois de plus, le mot Vietnam... ----
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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 20 juin 2005
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