je ne lis plus le journal
de l'écriture

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ou un autreTumulte au hasard  : maintenance

Je ne lis plus le journal. On croit voir le monde, on croit entendre son bruit. C'est la fin de journée, on s'est assis dans le train. Les mots arrivent du monde en paquets gris. Ce matin ils étaient presque les mêmes. Ils ont choisi les mêmes titres. On bascule par séries, le dedans, le dehors : les frontières sont automatiques. Là où vous étiez, la rue, la Poste, et les messages reçus non : on vous parle ministres, et puis guerres, puis argent, fusions, bourses, les licenciements transparaissent à peine : des nombres. Il y a les pages potin, c'est la culture avec les film, et des nouvelles des livres : ils collent des adjectifs sur les livres dont ils sont obligés de parler. Une masse sombre de chiffres, et si la plume est bonne, un fragment de vie épars : depuis des années, le matin, je passe un bref moment sur les sites des journaux. Je copie du matériel. Ces éclats. Ce qui me renseigne. C'est un article par journal une fois tous les dix jours, mais parfois la moisson s'accélère. Je n'aime pas les procès, et ce qu'ils déversent de sale. Je n'aime pas ce qui troue la vie d'une façon extraordinaire, ou tenant du fait divers. J'aime plutôt quand un occasion détournée lève une sorte de couvercle sur ce qui vous est tout voisin, mais dont on ne sait quasi rien. Un jour, des interviews avec les gens qui tiennent les péages sur les autoroutes, une autre fois, les gros sous dans l'économie mondiale de la banane, une autre fois, les entrepôts où on stocke les farines animales dont personne ne veut, et dont le traitement coûterait trop. Depuis plus de cinq ans, je stocke ces articles, parfois sans les lire en détail, dans un grand fichier traitement de texte. Quand j'arrive à 2500 pages, j'en ouvre un autre. J'en suis au cinquième. C'est devenu une sorte d'encyclopédie comme hors du temps, des dates, de l'actualité. Cherchez pompier, infirmière, pantalon, acier et vous aurez cinq, six articles qui reviennent. On s'aperçoit en avoir gardé souvenir, mais bien vague : on n'aurait jamais su recomposer. Maintenant, j'aime à m'y promener. J'ai toujours accordé attention à tous les articles qui pourraient témoigner d'une ville française moyenne, une grande ville de province. Alors, quand j'ouvre mes fichiers, que je les balaye à l'écran ou que je lance une recherche texte, tout progressivement advient dans la même ville, avec ses rails, son canal, ses immeubles, ses gens. Je ne m'occupe plus du monde, cette ville désormais a ses lois, son histoire, ses problèmes, ses vies. Souvent j'ai rêvé à la constitution d'un livre : une fresque de mille histoires croisées, et pourtant, rien d'apparent qui s'y passe. Quand je reviens du travail, le soir, dans les 55 minutes de train, si j'ai acheté le journal souvent je m'endors. La vie des puissants et des visibles ne me concerne pas. Je n'aime pas ces sommeils, la seule fonction de lire un journal dont chaque rubrique est si facilement identifiable, avant même de lire. Alors dans le train, depuis que je ne lis plus le journal, je reste là, je me remémore ce qui s'est passé dans la journée, phrase après phrase, surtout en fait depuis les phrases prononcées: sur un fragment si petit du monde, en retrouve-t-on les mêmes lois? Et dans ces cas-là je ne m'endors pas.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 24 juin 2005
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