Gérard de Nerval au thé du soir
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ou un autreTumulte au hasard  : sourire

C'était un grand amour platonique. Il semble que les adolescents d'aujourd'hui (mes propres enfants) n'aient pas ces réserves : nous on gardait cela secret, on l'élevait comme une icône dans les voûtes de la tête que peut-être, pour cela, on portait alors plus lentement et sans trop secouer, ni courant d'air. L'amour platonique n'était pas exclusif, mais je ne me sens pas de porter la lampe de poche sur la totalité des miniatures encadrées au mur. Non pas dans la pièce centrale, mais dans ces pièces plus petites, adjacentes, et qu'on garde pour soi seul parce qu'il s'agit de sa formation, des apprentissages, que tout y est privilégié mais plus solidement estampillé « réserve ». Un jour je raconterai aussi, en détail, j'y compte, en les décrivant, ces trois greniers de la place Leclerc, au second étage sous la tour. Et la chance des lectures que j'y avais, tellement sexuelles aussi, à l'inverse de ces amours encadrées, Nerval par exemple. Donc ce fut un long amour. Je la revois en troisième, en seconde, en première : nous avons partagé nos salles de classe pendant cinq ans en continu. Je crois qu'une bonne amitié nous soutenait de toute façon, et réciproque. On partageait les bonnes notes, on avait ensemble des exposés, des problèmes de maths à résoudre. Pour la vie civile, la vie dans la petite ville, tout était immédiatement séparé dès les murs du lycée : je n'ai même pas souvenir de l'avoir jamais vue en dehors du lycée, quand nous en arpentions, avec nos bicyclettes d'abord, toutes les ruelles et les passages. Il y avait sur la rivière un champ aménagé qu'on disait la plage, si je la convoque mentalement c'est un autre portrait encadré que je décroche, pour l'admiration adolescente dont tout l'effort consistait à ce qu'elle reste soigneusement invisible (je le répète : nos propres enfants sont très loin de ces sensations, quand nous les considérons avec recul comme si précieuses évidemment, et à tout le moins nous permettaient-elles d'entrer aisément dans Nerval). Par exemple, est-ce que jamais à l'époque j'aurais envisagé, ne serait-ce qu'en pure hypothèse, que l'énergie mentale et les machinations et complications et analyses que je déployais auraient pu être réciproques ? Mais d'autres bribes interfèrent : c'était l'été, et le hasard nous avait fait se retrouver face à face, et puis, pendant au moins trois semaines, au quotidien de la plage. Il y eut des promenades, on avait même joué au golf miniature, des baignades et bien sûr voilà, allongés dans le sable. Sans doute au moins une complicité : oui, cet été-là, je crois qu'il y eut réciproque, jusque dans l'impossibilité chacun de franchir cet espace incommensurable d'un corps à l'autre corps, s'embrasser peut-être, pudiquement, et puis n'étions-nous pas ensemble de si bons lecteurs ? En partageant Nerval ou Franz Kafka (que je découvrais cet été-là et elle aussi, et ce n'était pas une mince prouesse, dans nos petites villes et sur nos plages), ne partagions pas bien plus précieux que ce que franchissent si aisément les adolescents d'aujourd'hui ? Je me souviens de ce vieux vélo aux roues grinçantes par quoi je multipliais les heures près d'elle, dans ce presque effroi qu'elle ne s'y trouve pas, et elle s'y trouvait. Puis séparés : moi interne dans un lycée de la ville à cinquante-trois kilomètres (oui, exactement), et elle qui avait choisi la voie littéraire pouvait rester dans ce vieux lycée où nous avions si longtemps voisiné. Mais l'année suivante on était een première année de fac tous les deux, et j'avais un Solex. Année qui pour moi fut ratée, ou sauvée au dernier moment par cette acceptation dans cette classe à Angers qui tenait à inscrire des bac C dans une préparation aux Arts et métiers, concours jusque-là réservé aux bacs techniques, classe préparatoire qui inclurait des heures supplémentaires de rattrapage dessin industriel, il fallait des cobayes. Au restaurant universitaire, non pas le midi où chaque bande et discipline avait ses habitudes, mais le soir, où on pouvait à la même table envisager qu'un scientifique et un non scientifique cohabitent, et que cela se réorganisait plutôt selon les cantons et les lycées de provenance, il y avait ce pas en avant : presque adultes, en tout cas livrés à nous-mêmes, et seuls responsables de l'obstacle que nous dressions de l'un à l'autre. Certainement nous n'aurions pas osé dîner ailleurs qu'au restaurant universitaire, nous n'aurions pas osé nous isoler à deux dans la ville, à moins de quelques cinémas peut-être (c'est probable, mais je ne me souviens jamais des films). Elle m'a invité à sa chambre, elle louait chez l'habitant, entrée indépendante, ne pas faire trop de bruit pour la propriétaire aux aguets, et que nous avions joué à la dînette, parlé littérature, et puis finalement j'avais repris mon Solex. Il s'était entre nous accumulé bien trop d'infranchissable, que de nouvelles relations, fraîchement ébauchées, surmontaient de suite. Pour elle autant que pour moi ? Je me revois venant sonner à sa porte, elle n'y était pas. Ou bien refusait d'ouvrir. On garde cela au fond de soi. Il y a deux ans, j'étais de retour dans cette ville, celle du restaurant universitaire et du Solex., Une fois de plus, après lecture ou conférence je ne sais plus, cette routine de nos expéditions, le restaurant du soir, le seul qui ouvre tard dans la ville et ces invités qu'on découvre. Il y avait Jean-Luc Terradillos et sa bande, et puis ce type en face de moi, le hasard je croyais d'abord, était grand et très chauve, un crâne pointu sur un corps maigre. Il était avocat ou dans la magistrature, et cela m'intéressait à cause d'un procès qui m'a poursuivi trop longtemps, me minait, j'avais du mal à m'en débarrasser. Je n'aime pas répondre aux questions personnelles. Le type voulait à tout prix que je parle de mon lycée, de ma petite ville, je repoussais. Il a fini par y aller carrément, a prononcé son nom, à elle, l'infranchissable. J'ai revu mes photographies de classe, ses cheveux et sa blouse sage, cette mode alors des bottes qui montaient presque au genou. Je voyais sa main me servir du thé, dans l'époque Solex, à moi qui n'avais jamais bu de thé. Du type je me méfiais. Après on est devenu ami, et même, en fin de soirée, vraiment copains, quasi frères : je crois que lorsque je suis rentré à mon hôtel, et qu'il a repris à pied le chemin du domicile familial, on était tous deux assez loin de la marche droite. Il a compris assez vite, à ma méfiance pour lui répondre, ou cette façon de prendre les obliques, que ce n'était pas un souvenir si banal, que j'en remette les éléments en toutes les mains, même bien attentionnées ou demandeuses. Au mieux, que c'était donnant donnant. Et puis je ne lui ai pas parlé de la plage, ni de l'été des frôlements, et du golf miniature. Mais peut-être ne m'a-t-il pas tout raconté non plus. Mais nous avions de quoi communier, puisque aussi bien ni l'un ni l'autre n'en avait jamais parlé à quiconque en trente ans, et voilà que nous deux, seconde ou troisième bouteille aidant et Terradillos qui se marrait, on pouvait tout se dire, puisque le studio avec entrée indépendante sur cette petite place ronde d'un lotissement en bord de rocade lui aussi l'avait fréquenté, et la seconde année il était resté seul sur le terrain, moi j'avais changé de ville. On a évoqué le thé du soir et les conversations littérature, et comme il fallait parler bas pour ne pas alerter la propriétaire, ainsi avons-nous réellement fraternisé, sans pour autant renseigner l'autre sur la portée du secret. On a échangé quelques e-mails ensuite, et localisé la belle, par recoupements, conseillère d'orientation dans une académie du nord-est, mais nous ne nous sommes pas signalés à son souvenir. Qu'aurions-nous pu aller lui dire de notre association, et de ces mondes brièvement ressuscités que nous mettions en partage, l'avocat et moi, et infiniment présents à chacun? J'ai eu beaucoup de nostalgie, pendant quelques mois, pour ces traversées nocturnes de la ville universitaire de province, en Solex, l'époque n'était pas encore au port du casque. Et cette sensation d'un lointain pourpre, infiniment velouté et serein, à relire l'inquiet Gérard de Nerval : ce n'est certes pas une chance mince, pour un départ dans la vie. Le lycée fête ses deux cents ans, cette année, mais porte le nom d'un écrivain qui ne vaut pas, et de loin, l'auteur des {Filles du feu}. Je n'ai que cette photo de sa cour en hiver, pour essayer de traverser le temps : on m'a invité aux commémorations, mais est-ce cela que je pourrais y raconter ? Et quoi d'autre pourtant m'importerait ? J'ai décliné.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 30 juin 2005
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