rêve de l’encre sur les doigts
de l'écriture

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ou un autreTumulte au hasard  : naturel

C'est devenu un rêve récurrent. Je dois écrire. Souvent, c'est juste pour une formalité. Une écriture parfaitement administrative, ou utile : une adresse à donner, à inscrire. Mais je ne sais plus tenir un stylo. Souvent, c'est pourtant mon stylo, le stylo plume à corps métallique brossé noir de marque Shaefer, que j'ai toujours préféré aux autres marques et modèles. Mais la main ne sait plus faire les lettres : elles sont maladroites, trop déformées pour être lisibles. Alors je raye, et j'écris par dessus. Ça, ça m'arrive aussi dans la vie réelle, et de plus en plus fréquemment : je suis à la banque ou dans n'importe quelle administration à formulaire, sur un guichet de bois, avec un stylo, et j'écris (aurait dit mon père) comme un cochon, des lettres de travers, mal faites, qui ne rentrent pas dans les cases. En général, dans la vie ordinaire, désormais je m'en tire en reprenant les modèles normalisés appris autrefois pour le dessin industriel : j'écris en majuscules, en bâtons. Pourtant mon carnet noir (la suite permanente de mes carnets noirs), illisible à tout autre, je n'ai qu'exceptionnellement un empêchement à reconstituer un mot. D'ailleurs, la mémoire, pour retrouver une note dans le carnet, n'est pas linéaire, mais plutôt graphique, ou spatiale : comme on regarde un amas, un arrangement, un bloc, je sais qu'ici, sur cette page, dans ce regroupement d'encre, est la note précise que je cherche. Comme si prendre une note, dans le carnet noir, était plutôt un repère spatial, qui aidait la mémoire à fixer tel ou tel endroit de ses cartes complexes, et qu'une fois la phrase repérée dans son contexte la mémoire se passait aisément des mots du carnet. Dans ces rêves récurrents, je suis malheureux infiniment. L'écriture indéchiffrable prend des conséquences dures, concrètes, précises. Ma maladresse est définitive, quand bien même j'essaye d'expliquer à mes interlocuteurs, dans une parole qui devient elle aussi embrouillée, trop longue, à côté de son but, que désormais j'écris tout le temps à la machine (c'est vrai) et que je ne saurais plus rédiger une lettre au stylo, quand j'essaye j'ai les doigts pleins d'encre, même l'adresse sur l'enveloppe il m'arrive de la faire à l'imprimante et cela va aussi vite. Pourtant, j'ai le carnet noir. Plus, j'achète régulièrement des cahiers vierges, surtout à l'étranger, voire systématiquement dès que je mets le pied à l'étranger, ne serait-ce que Bruxelles (beaux cahiers indiens dans ce quartier de Midi-Schaerbeek), me promettant que les pages neuves réserveront des écritures neuves. Qu'est-ce qu'une écriture neuve, quand tout cela vient de si noir, de si embrouillé, et déjà présent depuis si longtemps ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 10 juillet 2005
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