en équilibre instable
de la boutique obscure [version 2]

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ou un autreTumulte au hasard  : celui qui vit au bord du fleuve

[version 2]
L'image est simple : le lieu est défini comme le fait un dessin. Une simple ligne en rond, par exemple. D'ailleurs ce n'est pas une simple variation d'imaginaire, ou une sensation onirique, puisque le rêve, sachant très bien votre corps immobile, propose souvent de ces figures. Ainsi, dans les contes populaires, il y a cette récompense faite au héros de telle aventure de disposer à jamais d'un territoire qui est la totalité de ce qu'il aura encerclé en marchant, du lever au coucher de soleil, à condition bien sûr que cela se reboucle. L'un, modeste, définira selon ses besoins, l'autre, son frère je crois, immodeste, ira jusqu'à l'épuisement et finalement tombera avant d'avoir clôt l'immense cercle qu'il se voulait pour pays, et n'aura rien : les contes ont une morale que n'a pas le monde vrai. Je ne me souviens de rien d'autre de ce conte, sauf qu'on le trouve dans plusieurs traditions (je ne suis pas chez moi, pour aller vérifier, comme j'aimerais le faire immédiatement, qu'il n'y en a pas une version chez Grimm et Andersen ("grand Klaus et petit Klaus", "petit Claud et grand Claud"?), avant de passer à mes répertoires de contes dits français, les livres du Poitou, de l'Auvergne ou de Bretagne : mais ce n'est pas un conte d'un pays à horizon de mer. Donc, dans cette figure, chacun définit ainsi une ligne, qui peut être large ou resserrée. Il me semble, dans l'intuition poursuivie, qui n'est pas un rêve, mais plutôt un sentiment comme on a à une sculpture (je me suis trouvé face à un Giacometti il y a moins d'une semaine), que les lignes resserrées d'un petit territoire {protègent} mieux que la ligne lâche d'un grand territoire. Mais c'est une vieille figure de sorcellerie que l'homme entouré d'un cercle. S'il y en a plusieurs, de ces silhouettes chacune dans son cercle plus ou moins large, elles sont vastement dispersées dans l'espace : à peine s'aperçoit-on chacun. Il n'y a pas de foule, pas de ville, pas de dehors, pas de maison. Rien qu'un horizon indéfini et courbe, rien qu'un ciel égal. Rien que ces silhouettes en équilibre instable : c'est peut-être là qu'agit la dette due au rêve, une sorte de balance pour chacun, comme si cela, le cercle sous eux, pouvait s'effondrer et basculer. J'avais, enfant, un jeu de cette sorte. C'était un de ces cadeaux qu'on vous offrait sur les plages, en s'inscrivant à des concours, et comme par hasard de cette même marque de pneumatique qu'on vendait nous dans le garage familial, d'ailleurs de cette même marque de pneumatiques dont la semaine dernière, sixième sous-sol d'un parking parisien, on m'en a vandalisé deux, d'un coup de cutter absolument arbitraire et sans cause rationnelle. Je le mentionne pourquoi ? Parce que ne compte pas d'abord la {figure}, ces silhouettes sur des cercles, dans l'horizon plat et indéfini, chacune en équilibre instable et occupée, des bras et du corps, à le maintenir, mais ce qui vous impose à tel moment que votre intuition soit liée à cette figure, qu'il ne s'agisse pas de rêve mais d'une sorte de projection qui vous accompagne, correspond à ce tournoiement fréquent de la tête, en période d'angoisse ou de fatigue, le léger vertige qu'on a au matin quand on se lève et qu'on écrit. Donc, la semaine dernière, au sixième sous-sol d'un parking (le gâchis que sont ces formes banales de vandalisme, et la disproportion avec les ennuis qu'elles créent, sans compter la dépense), j'étais occupé à changer une roue de secours, insérer dans l'autre roue le gaz blanc mousseux d'une bombe anti-crevaison, qui me donnait droit de rouler à quinze kilomètres heure pendant cinquante minutes, c'était précisé, donc traverser Paris jusqu'à la porte d'Orléans puis Montrouge, avant que le surlendemain, non férié, une station-service m'échange les deux pneumatiques : donc un cercle de plastique rouge grumeleux marqué Michelin, lui-même monté sur une demi sphère (ou fragment de sphère) en plastique bleu. On montait là-dessus, et tout autour du cercle rouge, dans une rainure, il fallait faire glisser une bille de métal. Mon cousin Jean-Claude, kinésithérapeute et qui a choisi ce métier-là, à vingt ans, quand il a compris qu'il serait à très court terme non-voyant, l'a embarqué un jour pour son cabinet : excellent exercice, disait-il, pour la posture et la rééducation, fin de la variation. Y a-t-il ou pas rapport avec cette idée de cercles et d'horizon vaguement menaçant d'hommes instables, et l'idée de ce vieux conte, à peine remémoré, où un des deux frères marche jusqu'à épuisement pour boucler son territoire avant le coucher du soleil, n'y parvient pas et meurt. Quand j'étais enfant, je l'ai vu faire à mon père, à mon grand-père, à Raoul Moret, à Gaston Étoubleau, à Abel Lachaud, pour décoller de la jante le pneu d'un camion l'homme en bleu montait sur la roue et dansait des deux pieds sur le caoutchouc, avant qu'on puisse insérer les deux démonte-pneus. Et moi ici je voulais m'en tenir à cette image, me donner comme défi, ce qu'aurait fait un Kafka, ce qu'aurait fait un Daniil Harms, de la {tenir} en trois lignes : dans un paysage plat, sur un horizon courbe indéfini, des silhouettes, entourées d'un cercle plus ou moins large, plus ou moins lâche, compensent chacune sans s'occuper des autres un équilibre instable qui les mobilise sans reste.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 20 juillet 2005
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