il avait donné son corps à la science
chez les morts _ 09

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ou un autreTumulte au hasard  : la force d’un rêve fixé

Il a explosé à l'heure du déjeuner. Heureusement, soulignaient les témoins, heureusement, reprenait le journaliste de la presse locale. Eux on apprenait donc qu'ils mangeaient dans une pièce juste attenante : sans doute un couloir carrelé, probablement aussi des toilettes avec lavabo, et la pièce qui leur servait de cuisine, avec une table plastifiée, un four à micro-ondes et une cafetière. Chacun apporte de chez lui dans une boîte le plat à réchauffer, ils étaient quatre précisait le journal. On découvre alors qu'eux ils font cela tous les jours. Reprenons : un bâtiment carré, séparé en deux parties symétriques. Une salle d'attente pour les familles, et c'est nu et un peu trop pâle. Il paraît que désormais on y installe des expositions photo, François Berton a été invité à placer ses planches couleur sur les représentations à l'opéra de la ville, avec les costumes, les maquillages, le visage tendu des chanteurs : on vous dit que répondre à un rituel par un autre rituel aide à transporter ici un peu de sacré, que l'abandon des cérémonies religieuses gomme sinon sans reste. Puis, symétriques aussi, les deux pièces avec brûleurs. Les deux brûleurs sont à l'arrière du bâtiment, gros pulseurs à injection diesel et ventilation pour la flamme. Sur l'avant, cela se clôt comme une chambre forte, il y a des fauteuils rouges confortables comme au cinéma. On ne brûle pas les fleurs. Mais les familles entrent là un instant, rare qu'elles restent tout le temps de la cérémonie (c'est deux heures), mais c'est là qu'on lit un poème, qu'on évoque le mort. Le camion a amené le mort par l'arrière du bâtiment, un des quatre hommes de service l'a poussé ici sur un chariot à roulettes. L'opération inverse, ouverture de la porte, retrait des cendres qu'on place dans l'urne commandée par la famille, céramique ou métal, plaque gravée obligatoire au nom du défunt, se fait à huis clos sans la famille. Quand on vous apporte l'urne, ensuite, elle est brûlante. Donc deux circuits parallèles, et eux leur bureau au milieu, parce que bien sûr il y a un registre, bien sûr il y a le tableau de commande des brûleurs, il y a des indicateurs de température et des horloges programmables. Et puis ils ont leur cuisine, c'est là qu'à la pause de midi ils font leur repas (d'ailleurs, ils précisent, les crémations pour les familles ont lieu soir le matin à 9h, soit l'après-midi à 15h, bien rare qu'avec quatre par jours on ne puisse étaler la demande pour une ville comme la nôtre, une grande ville de province). L'explosion n'a pas prévenu. Eux sonnés. Un tremblement de tout, disent-ils, leurs affaires par terre, les vitres brisées. L'un d'eux seulement blessé, une histoire de tympans, rien de grave. Par chance une fenêtre entrouverte, côté sud, au soleil d'hiver, a limité l'effet de souffle. Et le réflexe aussitôt, dit le responsable au journaliste local, de couper l'électricité, d'attraper l'extincteur pour juguler le début d'incendie : c'était fini lorsque les pompiers sont arrivés. Il faut se représenter la petite bâtisse sans étage : deux cours, sur les côtés, où les gens abandonnent les urnes sitôt déversées les cendres sur la grande pelouse arborée d'en face. Qui n'est pas une réussite, d'ailleurs, j'ai souvent pensé : parce que les gens ne dispersent pas les cendres, ils se contentent de les renverser, leur être cher en petit monticule et la première pluie en fait un ciment dur. Allez savoir mais c'est pourquoi : vous essayez de pousser cela du pied, pas possible. Et l'habitude de venir y déposer les fleurs interdites dans le brûleur : dans leur cornet transparent de cellophane elles pourrissent, abandonnées sur toute l'étendue du petit parc. Et puis ces urnes, personne n'ose les jeter. Il y a le nom, c'est obligatoire, alors on les garde, pour les vingt minutes qu'elles ont servi (les autres familles les emportent, et d'autres là-bas sont déposées dans les cases du funérarium), ça fait plutôt quincaillerie. Lorsqu'ils sont entrés dans la salle, le chef avec l'extincteur et un autre, tandis qu'un troisième appelait les pompiers, et que le quatrième épongeait le sang qui lui sortait du nez, un désastre, disent-ils : le four explosé, la porte arrachée, des débris noirs projetés sur la totalité des murs, des beaux fauteuils rouges, comme si on avait projeté là une fumée grasse. C'est que, pendant la pause, ils disent, on rattrape le retard en brûlant ce qui vient de l'hôpital. Que là-bas ils gardent parfois très longtemps (huit ans pour celui-ci) les corps légués, dit-on, à la science et qui principalement servent à l'apprentissage des carabins. Les familles sont prévenues : les brûleurs sont puissants, ne craignent pas les prothèses de hanche ou de genou, mais on n'incinère pas un stimulateur cardiaque. A cause de la pile nucléaire, ou des constituants de la pile. Seulement, celui-ci avait attendu huit ans dans leurs frigos : on avait oublié. On ne disait pas ce qu'il avait subi, et combien de fois exposé sur les paillasses. C'était sa vengeance ? Le journal n'avait rien dit de son identité, mais dans une ville comme la nôtre tout fini par se savoir : un ancien médecin, figurez-vous. ----
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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 3 août 2005
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