l’amour des propriétaires
suite autobiographique [version 2]

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ou un autreTumulte au hasard  : épuisement

Première mise en ligne : 5 août 2005.
Résister à l'écrire, ce nom. Le nom de mon propriétaire pour deux ans. Et que la haine que j'en ai, pourtant, ne cesse pas. C'était un peu avant de déménager de cette maison, sous prétexte que c'était l'été et qu'il était dans la région, lorsque nous l'aurions quittée définitivement, la maison, au terme des trois mois de résiliation du bail il ne viendrait que très brièvement pour l'état des lieux, aussi était-il difficile de ne pas accepter qu'il en fasse une visite : il l'avait fait spécifier sur la bail, d'ailleurs, nous a-t-il précisé, mais se préoccupe-t-on de ces chiffons de papier ? Ce contrat de location, pour moi, ne devait que fixer la base réciproque de l'échange, l'étymologie du mot commerce, ou ce que les anglais nomment agreement : le loyer était rien moins que donné, et je m'en étais parfaitement acquitté. Ce matin-là, je l'attendais, il a sonné à la porte. On avait bien évidemment rangé, bien évidemment nettoyé. On avait eu quelques ennuis durant le second hiver : cet homme-là avait voulu se créer, avant que sa banque ne l'expédie dans un autre département, une sorte de petit rêve méditerranéen, avec arrosage automatique d'une pelouse pas plus grande que la salle à manger, allées en dalles reconstituées, « cuisine d'été » comme on disait là-bas pour ces barbecues améliorés qui ne m'ont jamais tenté. Il n'avait pas prévu que les pluies et orages d'automne transformeraient alors sa cour en baignoire : la pelouse n'avait pas fière allure, et on avait eu des problèmes d'humidité graves dans la chambre du bébé. La maison n'était pas si grande pour nous tous, pour lui extorquer les travaux il nous avait fallu attendre des mois, et l'usage d'une chambre en moins avec des gosses de cet âge ne lui avait pas fait baisser pour autant le loyer. Est-ce qu'être propriétaire suppose qu'on bascule dans cette mentalité qui fait de vous une statue de mesquinerie ? Ou bien est-ce au contraire parce qu'on est confiné dans ces étroitesses d'argent qu'on endosse pour un pauvre pavillon de banlieue les us et coutumes des grands riches, arrogance comprise ? Peut-être une réponse ironique aurait été de lui offrir Mort à crédit de Louis-Ferdinand Céline (en poche, seulement en poche), pour les virées de la grand-mère dans ses baraquements de louage : non, il n'aurait pas compris. A-t-il jamais lu un livre ? Ou une autre façon de vengeance serait-elle de répartir selon tel algorithme les lettres de son nom dans l'intérieur de ce texte, avec quelques mots bien sentis quant à ce qu'on pense de lui ? Cherchez toujours, peut-être je l'ai fait. Il porte d'ailleurs un nom suffisamment rare : en cherchant sa trace sur Google, à ce propriétaire dont un jour j'arriverai bien à me venger de l'humiliation subie, j'ai appris qu'ils étaient 163 à porter son nom en France, ce qui porte leur patronyme au 61 142 ème rang des noms français (ce qui ne suffira pas à me faire poursuivre pour diffamation, j'espère : je ne triche pas sur le nombre). Est-ce qu'il aurait fallu plus se méfier ? Lorsque nous avions établi ce bail auquel il se référait pour arguer de son droit d'entrer à toute heure et en toute saison dans notre espace familial, il avait téléphoné de son travail (une agence bancaire) à ma propre agence bancaire pour s'assurer de ma solvabilité : dans nos métiers d'artistes, on s'estime encore bien heureux qu'un propriétaire condescende à nous louer quatre murs et un toit, j'avais tiqué à cette confusion des genres, vie professionnelle et vie privée, mais bien forcé d'encaisser. Les voilà donc , lui et sa femme dans notre cuisine, passant le doigt sur la plaque de cuisson qu'ils trouvaient pas assez récurée, ouvrant la porte condamnée du salon et se récriant que le carrelage là n'avait pas été lavé, et ainsi de suite et ainsi de suite. Dans sa cave à vin isotherme, dont je n'avais pas usage et qui se révélait avoir été sa fierté de bricoleur, nous avions empilé des romans policiers : voilà que sur cela aussi il nous faisait des remarques : ses étagères isothermes n'étaient pas pour y empiler du papier. Je passe des détails, le doigt passé sur le dessus d'une porte et ostensiblement prenant une marque dégoûtée pour y trouver de la poussière. On s'est quittés en froid et, deux mois plus tard, ce qu'on dit état des lieux n'a pas été une partie de plaisir. J'avais anticipé en ne payant pas le dernier mois de loyer, il a menacé de poursuites, et ce que j'ai récupéré des deux mois de caution ne nécessitait pas un bien grand porte-monnaie pour y tenir. Mais c'est ce mépris froid qui m'a surpris. Ou peut-être je le jalousais : une forme à moi inaccessible de rapport humain que cette distance qu'on décide d'avance infranchissable. Parfois je souhaiterais bien être doté de cette distance, elle me rendrait service bien souvent dans les rapports d'affaire ou d'administration, mais j'ai admis il y a longtemps n'en pas être capable. Terrible, Internet, j'ai tout retrouvé : où ils travaillaient désormais, la ville où ils habitaient, et le parcours de leurs enfants - et je m'en fiche, finalement, je m'en fiche complètement. Qu'il continue en paix ses études œnologiques, et ses collections de bandes dessinées. Repassant récemment par cette ville et reprenant la nationale, nous avons découvert que le haut mur extérieur opaque qui faisait aussi sa fierté avait été taggé, de façon assez vulgaire, on s'était dit que c'était une bonne leçon : pourtant je hais ces dégradations minables, et la pollution visuelle à quoi elles ajoutent. Et lui appartient-elle encore, seulement, la maison ? Quelquefois, en conduisant, parce qu'une maison d'un lotissement banal de bord de ville m'évoque la pelouse et la cave à vin de cet apprenti banquier, il me revient une poussée froide : et si, aux Beaux-Arts ou ailleurs, je tombais sur un de ses enfants, qui étaient petits à l'époque ? Bon, je ne les vois pas aux Beaux-Arts, ou alors ils auraient fait un sacré chemin contre le désert parental. Je n'ai jamais croisé personne jusqu'à présent, ni lui-même, qui porte ce nom classé 61 142 dans les patronymes français, et qui me colle à la peau. Je suis loin, heureusement, d'y penser tous les jours. J'aimerais bien évacuer tout cela, qui n'a duré que les trois fois une heure qu'on a été en présence, et une ponction d'argent oubliée dès que dans une autre ville on est partis sur d'autres bases. Il me semble que si j'étais capable d'oublier son nom (je me souviens de ses jambes maigres, c'était l'été, il était venu en short, mais j'ai définitivement gommé son visage), que je m'agrandirais si cet oubli était possible. On ne peut pas se débarrasser même d'un nom, s'il inclut le mépris : et encore peut-être ne s'en est-il même pas rendu compte ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 5 août 2005
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