de l’intention
sur un tableau de Paul Klee [vers 2]

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ou un autreTumulte au hasard  : compréhensible

[version 2]
L'intention, pour l'artiste ou l'écrivain, c'est seulement regarder en avant. Pour le guerrier aussi ? C'est d'abord s'ouvrir, et accepter. On ne fixe pas son attention, on ne doit pas. Ce tableau il faut le laisser globalement s'établir : c'est le tableau du monde. On a choisi un point immobile, un point d'où on le voit immobile. C'est vous-même qui vous élargissez. A un certain point, votre attention peut être là en avant de vous tout près, même si elle vous englobe. Le monde grouille, explose, fourmille, tremble, c'est de l'autre côté du paysage : qu'un seul point de ce que vous examinez soit modifié, vous le percevrez. Vous êtes assis sur une pente, devant l'horizon. Mais peut-être simplement dans un jardin clos, et vous aurez choisi l'appui, l'orientation. Ou même là simplement à votre table. On dit que des acteurs de théâtre savent convoquer cette attention ouverte, vous appelant à l'élargir sur la totalité de la scène, parce qu'eux sont là, et vous parlent, et puis voir : là-bas, par delà ce point abstrait, que vous ne fixez pas, vous regardez ailleurs, mais dans la périphérie rétinienne s'inscrivent bien plus d'éléments du monde qu'on n'en utilise habituellement (tenez, tendez vos mains, testez le champ de vision qui est le nôtre, et puis continuez de les écarter lentement, toutes les deux ensemble : on peut voir si largement...) L'artiste, l'écrivain, le guerrier, l'homme qui a projet ou intention est dans ce regard, et s'y construit. C'est un regard qui se travaille, il y a bien d'autres exercices que celui-ci, le premier, avec les deux mains. On le travaille aussi en rêve, ce regard, lorsque vous décidez d'arrêter votre rêve, pour savoir ce qu'il comporte de visible sur le côté, que vous fixez ce paysage découvert sur le bord, et tâchez maintenant d'y avancer. Ce que votre projet ou votre intuition vous révèle est sur ce côté du rêve. Les éléments y sont géométriques et clairs. Ils sont peu, au demeurant, mais la liaison qu'ils entretiennent de l'un à l'autre est géométrique, architecturale, solide. N'importe quelle modification d'un élément, de son poids relatif, déséquilibrerait l'ensemble : c'est ici que commence le projet, qu'il soit de peindre ou d'écrire, qu'il soit d'un film ou bien de vous-même avançant sur une scène, dans votre équilibre, le poids relatif des éléments du corps, du regard, de la tension qui vous porte et invente qu'on soit jardinier ou empereur, croque-mort ou fantôme ou prince. C'est avant le travail. C'est dans ce moment de l'attention fixe. C'est dans ce paysage un instant tenu du rêve qu'on arrête. Alors lèvent les ombres. Elles ont des dents, elles sont dans le noir. Elles portent vos hontes, et vos peurs. Elles sont l'autre côté, et l'indissociable de vous-même. Le travail de l'acteur est d'y ouvrir sur la scène. Celui qui fait un livre en organise le passage. Peu importe si votre corps matériel et votre cervelle sont aussi mesquins et réduits que le corps et la cervelle de William Faulkner, si vous avez appris à laisser passer les ombres : elles tournoient d'autant plus sauvagement dans la passe. On a en soi le tableau des esprits noirs. Ils sont diffus et en attente. Ils ne coïncident pas avec ce qu'on examine côté lumière. Vous les maintenez du dos, des bras, ils poussent en arrière ou non : on s'agrandit de les savoir présents, ils ne se révèleraient pas présents sans l'autre côté, celui du projet. Un moment encore, et il faudra percer. Le plus difficile serait de tenir à cette frontière, la maintenir : il faut bien pourtant, maintenant, commencer de jouer, commencer d'écrire. L'art du tableau est de nous ouvrir à l'esprit noir.
photo: le nouveau Centre Paul Klee à Berne

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 22 septembre 2005
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