boulangerie du rêve
de la boutique obscure


[première publication 13 août 2005]
Dans le rêve je ne savais plus revenir chez moi. C'étaient des éléments d'une vie minuscule, j'avais pris une bicyclette, j'étais parti chercher du pain. C'est ridicule : lorsqu'il s'agit d'aller si loin, je prends une voiture. La maison était sur le haut d'une côte, comme l'était notre maison de Civray, celle que j'habitais avec mes parents, mais était aussi ou à la fois dans un lotissement, comme cette maison d'Angles où j'ai élevé mes propres enfants, tout petits (dans le rêve ils étaient petits). La disposition du village était globalement celle de Civray. Mais lorsque j'essayais de tourner à droite, pour souhaiter me rendre à la boulangerie (longtemps, enfant, j'avais pensé que mon destin sertait d'être boulanger), je tombe sur une fête avec des dizaines et des dizaines de gens bousculés, serrés, en désordre, je trouve la raison : on m'explique que c'est la fête de l'école, mais celle de l'école privée (c'était hier le 15 août, et nous avions mis quarante minutes à nous extraire de ce village italien en pleine fête votive). Donc je fais demi-tour, je suis toujours dans le rêve et c'est toujours la géographie de Civray, ville où j'ai vécu en gros de ma sixième à ma première, de mes onze jusqu'à mes dix-sept ans. Revient cette figure récurrente de mes rêves : la rue qui longe l'arrière du lycée, puis se prolonge dans les hauts murs sombres qui sont respectivement, dans cette ville du rêve, ceux de la Caisse d'Épargne et de l'imprimerie maintenant Impe. Ici, la foule devient plus clairsemée, et très vite il n'y a plus personne. Je suis soudain dans une impasse grillagée qui donne directement sur le lycée, mais le lycée tel qu'il était lors de mon entrée en sixième, donc à quarante ans de distance. C'est pour moi une évidence : cette impasse avec un grillage, où de l'autre côté j'aperçois le bâtiment préfabriqué qui nous accueillait réellement, Marie Mauzé, Chantal Uhart, Sylvette Rougier, Daniel Provost et tant autres (j'ai tous les noms et même pas besoin de les vérifier sur une photo de classe). L'impasse grillagée est aussi une traverse du temps. Ce qui est curieux, dans cette sensation du rêve récurrent, c'est que celle impasse n'apparaît pas systématiquement chaque fois que je reviens à ces lieux en rêve. Mais lorsqu'elle surgit, elle dispose de cette évidence : être là depuis longtemps, être là toujours, même si je ne la trouve pas. Il existe dans les lieux ordinaires des points qui permettent de traverser le temps, mais ils ne nous sont pas en permanence visibles. Ensuite c'est l'habituelle sensation de l'enfermement dans ces murs très hauts, et puis tourner à gauche vers la brusque descente, le vélo évidemment file toujours un peu dangereusement parce qu'il y a beaucoup de voitures, et je suis dans l'étroite rue du Commerce où est cette boulangerie, qui d'ailleurs ce moment-là perd d'ailleurs tout intérêt : nous étions dans cet hôtel d'un village de montagne italien, c'était un rêve du matin, est-ce qu'une odeur m'avait alerté ? Il faut s'extirper de ces rues gardant malgré tout un peu de la géographie médiévale de Civray, il serait temps de rentrer à la maison, je rejoins le lotissement : ils doivent m'attendre, j'ai été assez retardé par cette fête là-haut. Des petites rues je reconnais celle qui longe la rivière, je ne sais plus où est le lotissement mais celle-ci m'en rapprochera forcément, je pense ce mot forcément, mais il y a encore l'ancien camping, il y a ces gens qui sont là pour moi ou à cause de moi, je dois faire une bribe de conversation, difficile de leur expliquer que je suis en retard et attendu, ils ont chacun une bonne raison de m'entretenir. On est debout dans un champ, et comme c'est le camping municipal de Civray (l'ancien, celui de mon temps, et non pas l'actuel plus luxueusement installé à l'écart, dans ce champ que nous on nommait la plage, tandis que celui-ci a simplement été goudronné en parking pour délester le centre-ville), dans cette bousculade je vois passer Philippe Rahmy en fauteuil (il m'envoie souvent ses rêves, on a forcément ces rêves avec présence symétrique et synchrone) il ne fait que passer parmi nous, m'adresse un petit signe de la main pour dire que tout va bien, mais nul ne s'en préoccupe, il a avec lui sa compagne dont je remarque qu'elle est enceinte. Puis lentement c'est cette sensation d'angoisse qui reprend le dessus. Je repars avec mon vélo, je n'ai même pas le pain que je devais rapporter, ma tête se remplit d'explications qu'il me faudra fournir et dont aucune ne convient. Il y a des côtes à franchir qui m'épuisent. Je reconnais enfin le lotissement, mais la maison non. Celle-ci est dévastée, toutes portes ouvertes, n'a pas été habitée depuis très longtemps. Enfin oui, celle où nous sommes hébergés, juste des matelas posés au sol, et la seule sensation c'est que telle n'est pas notre place dans ce pays, ni sur la terre, qu'il faudrait partir mais que pour l'instant tout est impossible : pas assez d'argent, pas de voiture, de la famille qui va venir et qu'il faudra accueillir, on en parle, mais pour l'instant quoi faire. « Alors quoi faire ? », j'ai presque crié, le rêve s'interrompt parce que je suis persuadé d'avoir réellement crié, au risque de réveiller tout le monde. Mais non, je suis dans la demi-obscurité de cette chambre d'hôtel, au dehors je perçois des voix en italien, dehors déjà il fait jour.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 12 mai 2006
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