résistance à Joseph Beuys
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ou un autreTumulte au hasard  : être en face

Version II, suite lecture réimprovisation à l'école des Beaux-Arts de Rennes, le jeudi 19 janvier 2006. On peut télécharger la performance de Joseph Beuys et du coyote sur [ubu.web->http://www.ubu.web].
Le mot {résistance} parce que je venais de télécharger cette vidéo de Joseph Beuys, que je connaissais depuis trois ans, mais voilà : l'ordinateur, et au lieu de marcher dans un musée, m'arrêter devant la vidéo de Joseph Beuys (je crois, vue une première fois à Berlin en 1988, revue récemment au musée d'art contemporain de Boreaux), voilà que Joseph Beueys surgit en personne sur votre table de travail, là-même om vous écrivez, ou attendez le texte à faire. Et donc le mot résistance, la pensée tout d'un bloc : « J'ai toujours eu de la résistance à Joesph Beuys. » Et qu'on ne fait pas un texte juste avec cette phrase-là. Le mot {résistance}, j'allais écrire : j'ai cette {réticence}. Il y a aussi le mot résidence : réticence ou résistance à quitter ma {résidence}, et pourtant dans ce mot résidence je ne vois rien d'autre que là où tout de suite je suis, là où toujours je suis, les quatre murs blancs de la pièce minuscule qui m'est réservée, la table avec cette machine, le divan derrière où j'ai mes livres : je me promettais de lire et lire, mais depuis que je suis dans cette pièce, et par le fait même qu'elle me soit réservée c'est là, la machine sur la table de bois, devant le mur blanc, que je suis assis et ne bouge pas. Je m'assois, j'attends, je regarde le mur blanc. On m'a demandé : mais ces textes, un texte par jour, vous les trouvez comment ? Juste, j'attends, là, sur ma chaise ou le divant, et parfois le texte est là, alors je l'écris. J'ai toujours eu de la résistance (réticence) au travail de Joseph Beuys. J'en comprenais l'importance, mais ça me déplaisait : à quoi ça sert de montrer le fond de l'impasse, on se concentre sur le retour amont, on met les deux mains de chaque côté du visage, et on se force à considérer une autre direction où aller. Je ne voulais pas aller où va Joseph Beuys : et ceux qui le prennent au sérieux deviennent des sous-Joseph-Beuys d'aucun intérêt, ça vaut pour l'écriture comme pour la peinture (si ça s'appelle encore peinture, d'ailleurs ça ne s'appelait déjà plus peinture ni sculpture ni rien, juste Joseph Beuys). Donc j'étais devant cette vidéo de Joseph Beuys et du coyote, je la regardais pour la troisième fois, mais là décidément chez moi, à ma propre table. Ma mémoire visuelle n'est fiable que pour les lieux fixes, immobiles, dépouillés et surtout sans visage ni personne à reconnaître. Je peux me souvenir et localiser un carrefour, une entrée d'immeuble, un rond-point, mais pas grand-chose de plus. Ni un acteur nu un film, ni un musée, alors que j'ai reçu en héritage une mémoire impeccable, mais parfois encombrante, parfois g^ênante, de n'importe quoi qu'à n'importe quelle époque j'aie lu. Donc une mémoire très précise des images ou géométries construites, la peinture, mais pas du tout le cinéma - d'ailleurs je n'ai jamais aimé le cinéma, avant j'y allais tous les deux ans mais depuis plusieurs années plus jamais du tout. Donc cette vidéo de Joseph Beuys sur mon ordinateur en boucle, dans la pièce vide, à ma table, et je crois bien que dans ma tête toutes ces années elle n'aurait cessé de tourner et je la vois avec la plus grande précision. Si Joseph Beuys n'était pas capable de ça, on ne s'occuperait même plus aujourd'hui de dire qu'on n'aime pas Joseph Beuys. Donc Joseph Beuys se fait transporter aux Etats-Unis d'Amérique (j'y vais dans un mois), il refuse d'en toucher le sol, passe de l'avion à une sorte de chaise à porteurs, voire même carrément je crois tout de suite ce brancard d'ambulance, les deux types l'emportent dans le fourgon ambulance, il est sous une couverture standardisée des secours urbains, le véhicule est filmé (bien sûr, Joseph Beuys a organisé tout cela, sa descente de l'avion, le brancard, l'ambulance, le film) et va jusqu'au musée, on descend le brancard et on l'amène jusqu'à la cage, il repousse la couverture, passe du brancard à la cage, il n'a toujours pas posé le pied sur le territoire de l'Amérique (son compte en banque n'a pas de ces résistances ni réticences, je suppose), et dans la cage il y a un coyote. L'homme et la bestiole vont rester plusieurs jours ensemble, s'observer, se méfier, manger, s'apprivoiser. Cela, j'en revois toutes les étapes. Enfermé dans la cage avec cette bête, et filmés. Le coyote flaire Joseph Beuys qui se méfie et le retient avec une canne. Où est l'art est la plus grande énigme, dit Beuys comme si ça avait à voir. Et l'homme la solution répond-il comme si ça ne pouvait pas se deviner sans le coyote ni ce cirque. Chaque homme est un artiste, dit Beuys, sans dire ce que ça suppose de l'art et si c'est juste une inscription sur un morceau de bois. On lui apporte le Wall Street Journal chaque jour de son « action », il a aussi une lampe électrique et cette couverture qui l'isolait sur le brancard. Je ne sais plus fin, il repart. J'ai trop parlé de Joseph Beuys. Je comprends la vidéo parce qu'elle a envahi aujourd'hui l'espace de ma vie jusqu'ici. Dans cette ville où j'habite, je ne quitte plus la pièce aux murs blancs, la table avec la machine. Je fais les sorties obligatoires, nécessaires, celles de la vie familiale, le ravitaillement, les transports. Puis je vais à la gare, je prends le train, j'arrive où on m'invite, je fais la lecture, l'atelier, le cours, le stage, puis je reviens. Je suis dans la vie en général comme Joseph Beuys avait voulu être avec New York, au moment du coyote. Ces zones intermédiaires les traverse sans parler. Assis dans un coin, et toujours avec une idée très précise des questions de batteries, de points de connexion. Je n'emporte que rarement un livre avec moi : l'espace ouvert de la machine remplace le mur blanc. Je reviens, pose la machine sur la table, recommence. Je n'en fais pas une performance ni une règle, je ne suis pas Joseph Beuys, et même parfois, à une rencontre imprévue dans le train, à une conversation qui s'amorce, je suis heureux. Simplement, à trois ans, à deux ans, à un an de distance, je vois bien la différence. Avant je me promenais, je sortais. Je faisais trois pas dehors pour arracher les mauvaises herbes. Maintenant c'est exceptionnel, à moins d'un coup de téléphone où je décroche (je décroche rarement à tous les coups de téléphone : je fais « enregistrer message » et quand on m'indique « boîte messages pleine » je fais « effacer les messages », c'est bien). La différence est dans l'espace et le rythme : je suis fixe devant le mur blanc. Il y a du silence. J'attends. Résistance ou réticence à partir, à faire. Je revois la vidéo de Joseph Beuys : peut-être c'est à cause du coyote. La bête rôde. Sinon on n'écrirait pas. S'il n'y avait pas la bête, il n'y aurait pas littérature. La bête flaire. Elle peut être dangereuse, même. On ne sait pas ce que c'est, cette bête. Sinon, on ne resterait pas là, à la machine, devant la table et le mur blanc. Il doit bien rigoler, d'où il est, Joseph Beuys.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 19 janvier 2006
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