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ou un autreTumulte au hasard  : qui s’arrête dans la rue

[1ère version : octobre 2005]
L'idée c'était d'écrire le journal, rien qu'un journal, comme on lit tous les jours, mais tout le journal. On oublierait sinon ce qui se passe. On n'oublie pas les tracas, les guerres, les catastrophes, non. On n'oublie pas l'embrouillamini des politiques, des pouvoirs étroits, des lois informes ou indémêlables, on n'oublie pas ceux ni celles qui pleuraient, qui hurlaient, qui criaient, ni la masse anonyme et sombre de toutes ces silhouettes partout prises dans ces mouvements à heures fixes des foules de grandes villes, ni les avions qui les reliaient, ni ceux et celles qui en solitaire affrontaient ici ou là traversée d'une terre encore vierge ou l'assaut d'un volcan ou menaient leur course en mer. Non, mais on essayerait cette fois-ci de se souvenir de tout, même de ce bruit quii vous semble indéfiniment recommençable. Par exemple, en se souvenant de périodes où j'ai pu être longtemps en pays étranger : le journal du pays, vous le regardez. A peine si votre pays à vous, maintenant lointain, si ici on en parle : dans les journaux du matin de Bombay, allez savoir ce qui se passe à Paris - et pourtant, on vous en dit, de tout ce qui agite la surface entière du monde, seulement vous le voyez autrement. Et quand une fois par semaine, au terme d'un périple centre-ville, vous vous procurez l'édition pour l'étranger, sur papier très mince (c'était comme cela autrefois, avant Internet : une édition sur papier avion pour limiter le prix du port), d'un quotidien dans votre langue, comme tout cela vous semble rebattre les mêmes étroits problèmes, qui vous auraient semblé pourtant, dans le fil ordinaire des jours, une inflexion, un drame, une rupture. On a fait tout ce trajet du centre nucléaire au centre ville pour avoir des nouvelles du pays, l'actualité en France, et soudain tout cela vous semble pourtant si indifférent, si absolument lointain. Donc on serait dans cet état d'esprit, à la fois de fourmillement, de curiosité, et d'une indifférence. On déciderait, sans rien savoir du dehors, d'écrire la totalité d'un quotidien tel que d'habitude on le lit. Les petites nouvelles et les grandes, et leur équilibre. Le sport et ses recommencements, et les spectacles, ceux qui font plaisir, ceux qu'on méprise un peu. Puis les annonces, les cours de bourse, les brèves et les nouvelles si curieuses parfois des agences de presse, tout cela on l'invente. Le ministre qui veut être ministre à la place du ministre, on l'invente : c'est bête. Les grands flux de force qui balaient ou écrasent d'immenses pays ou déchirent une ville, on les invente. Cela de toute façon existe tous les jours : c'est ce sentiment, qui compte, de l'agitation d'une surface fixe. De la fragilité précaire de la vie des hommes (il y aurait cette phrase, que venait de prononcer Laurence Parisot la responsable du syndicat de patrons : « La vie est précaire, l'amour est précaire, pourquoi le travail ne serait-il pas ? »). On n'imprimerait pas forcément cela sous la forme d'un journal. On l'imprimerait comme un livre, parce qu'un livre autorise de vous conduire de la même façon que ce journal vous l'auriez lu : sautant une page, allant à votre rubrique préférée, revenant à celles qui vous barbent, lisant des gros titres et cherchant telle affaire à scandale avant de revenir à celle qui vous meut : il y aurait même des publicités. Dostoïevski, dans un étonnant passage de {L'Idiot}, invente comme cela un projet de journal en rapport avec l'invention des temps. Un des frères Rolin, bizarres inventeurs de littérature à la fin du vingtième siècle, avait aussi combiné tout un livre fait des nouvelles prises le même jour tout autour du monde. Ici non, il s'agit d'autre chose. Il s'agit d'une invention du monde, dans un de ses instants, en respectant la totalité de grille qui fait sa reconduction grise tout aussi bien, et que de l'histoire du monde on ne sait jamais ce qui y a mené, pour que ce soit tel en tel instant, et que ce qui se passera le lendemain on ne le saura pas, puisque ce livre on a déjà mis tant de mois à l'écrire. Ce livre journal ferait 584 pages. Je ne sais pourquoi. C'est le nombre qui m'était apparu comme juste, pour que ce soit un gros livre. Il me semble qu'énoncer une telle contrainte est déjà comme conduire l'assemblage total de ce livre. On aurait une fascination étrange à lire ce livre inquiétant, mouvant, stratifié. Je suis dans le train, j'écris sur une intuition très brève, plus exactement un souvenir (quelqu'un paraît-il, cela, l'a tenté), doublé de ce souvenir de comment à Bombay je lisais le journal de là-bas, et une fois par semaine les minces nouvelles d'ici. Dans le wagon, parce que c'est le train du soir, qu'il fait nuit, beaucoup de gens lisent le journal, un même journal, le journal du soir. Qu'est-ce que ça changerait, en fait, changerait vraiment, qu'un soit on distribue à tout le monde un journal entièrement inventé, plutôt que cet usant bruit du monde? Et au passage ce projet de livre, pourquoi pas : 584 pages qui seraient la lecture intégrale, grave, pas grave, bruit, variété, d'un quotidien tout entier recomposé. Pour cette différence fondamentale d'entre le journal et le livre : que ce que raconte le journal c'est vrai, forcément vrai ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 11 avril 2006
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