tant de bribes à se souvenir
de l'écriture

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ou un autreTumulte au hasard  : paysage sous surveillance

C'était une idée très abstraite, mais insistante, à mesure qu'on se dégoûtait des livres. Ils se ressemblaient trop, ils se ressemblaient tous. On aimait encore nos vieux livres : mais ils parlaient de temps trop anciens, et nous étions de plus en plus rares à les préserver, à les ouvrir. Bien sûr il y avait ce bavardage, les rencontres, les débats, les journaux, les forums, ce qu'on se disait au téléphone, ce qu'on entendait à la radio : la langue était partout, la langue était interminable, jamais on n'avait tant écrit, tant publié, tant parlé. Et cela s'oubliait : les anciens livres ne résistaient pas, parce qu'eux ne se laissaient pas oublier. La langue était partout, mais ne survivrait pas au reste, s'écroulerait dans le même fatras, c'était obligé : elle en participait, elle l'accentuait même, en accélérait la fuite. Il y avait des tentatives contraires, bien sûr qu'on ne laissait pas faire, pas tous. Là-bas, dans cette campagne au sous-sol de granit, on avait creusé des silos, ou bien même les avait-on seulement récupéré de l'armée qui autrefois y stockait des missiles : le principal de notre savoir était à l'abri. On numérisait aussi, on codait, on enregistrait. Des banques de serveurs au bout de fibres optiques avaient converti tout cela en signaux binaires ou hexadécimaux, dont on prétendait que la lecture en serait universelle, et fiable. On avait convoyé ainsi, vers les confins de l'espace, dans des engins qui pourtant avaient toute chance de se perdre, un peu de cette mémoire : une chanson de Chuck Berry paraît-il, des cartes précises pour nous localiser, et ainsi de suite. Moi je dis : et si tout cela on le perd, le bruit, les livres, la langue. On dit qu'Eschyle avait écrit bien d'autres pièces que le peu que nous en avons sauvé. On connaît l'histoire, les manuscrits transférés à Alexandrie, la bibliothèque incendiée. Il en serait de notre vieille civilisation comme il en fut de ces écrits d'un seul ? C'est une pensée abstraite, mais insistante. Surtout quand je me remémore un livre, une page. Moins un récit que le chant ou la couleur de ce livre, de cette histoire. Sa façon d'établir un rythme, cela dont on pensait que cela faisait l'âme de notre langue, et donc de nous-mêmes. Il y avait cette question devenue une scie : vous emporteriez quoi, sur une île déserte ? Les îles désertes ont servi les premières aux essais de destruction massive. Chacun à soi-même, dans le bruit généralisé, devenait comme cette île déserte en marche. Vous emporteriez quoi, pour une petite garantie de rester vous-même ? Je me remémore, la nuit, ce que je sais par cœur de la langue. Il me semble qu'à maintenir longtemps l'exercice, peut-être des années, bribe après bribe, un étrange livre pourrait se reconstituer de cette histoire, aujourd'hui provisoirement encore à ma portée : je me tourne, les livres sont là, je m'en saisis, les feuillette ou les ouvre... Et si nous nous y mettions à plusieurs, bien sûr le livre se complèterait autrement. Alors on citait, beaucoup. On recopiait, le plus possible. On ne sauverait sans doute pas tout, mais si à chaque livre nouveau était confié d'emporter un peu de ce que nous ne lisons plus, que reconstitueraient-ils ? Que lirions-nous, à terme, de nous-mêmes ? Je me souvenais ainsi de tant de bribes : et certainement pas, cependant, de cette bibliothèque que chacun on porte, qui nous alourdit, qui nous gêne peut-être, si c'est à cause d'elle qu'on ne supporte pas ce bruit, ce fatras, et notre perte prévisible.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 12 septembre 2005
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