Marin V., caissier de théâtre
vie des gens

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ou un autreTumulte au hasard  : chapitre

Comment peut-on être {caissier de théâtre} ? Qu'est-ce qu'il faut à l'intérieur de soi-même pour qu'on souhaite être {caissier de théâtre} ? C'est la proximité des saltimbanques, du grand cube noir aux fauteuils rouges, quand cela s'allume aux lumières ? Ou plus prosaïquement que c'est un travail où il n'y a pas besoin de se lever vraiment de bonne heure, qu'on est connu dans les bars de la ville (ceux qui ferment tard) et qu'on fait la bise aux actrices ? En tout cas, dans ses vêtements, sa barbe entretenue courte, sa façon en marchant de pencher un peu, très peu, le buste en avant et d'avoir les pieds orientés dix heures dix, une componction même un peu slave, on dirait si on voulait lui faire compliment, encore qu'il n'ait jamais cherché de la part de quiconque un compliment, et semblait vouloir s'en tenir à son indépendance, rien pour spécifier ce qui dans votre vie vous prédestinerait à devenir {caissier de théâtre}. C'est dans ce théâtre pourtant que je l'ai connu, mais il y a presque dix ans maintenant : j'arrivais dans la ville. Ou même : j'étais seulement venu dans la ville pour quelque chose avec ce théâtre, un stage je pense, puisque je revois la petite chambre d'hôtel à trois rues de là, et qu'il me semble m'y être installé plusieurs jours. Dans un théâtre, quiconque travaille manifeste comme par devers lui, si on n'est pas artiste soi-même, qu'on est dans la grande machine dont ils sont l'émergence visible. Est-ce que c'est cela qui lui plaisait ? Bien sûr on avait souvent parlé. Par exemple à l'époque on pouvait encore remplacer son service militaire par un statut dit d'objecteur de conscience : dans tous les théâtres, pour l'accueil ou l'entrée des gens dans les salles, on avait un objecteur de conscience. Et parce que ce travail n'était guère payé, du moins certainement moins payé qu'une caissière, disons, de supermarché même (bien sûr c'était beaucoup moins pénible, et quand on choisissait avec le spectateur, sur le plan des fauteuils étalés entre elle et vous, là où ils assisteraient au spectacle, c'était presque une affaire personnelle, un cadeau qu'on lui faisait : cette componction et cette réserve qu'il avait naturellement, sans parler des pieds à dix heures dix, le rendaient éminemment parfait pour cette tâche de {caissier de théâtre}), à cette époque il changeait fréquemment de chambre : des chambres pour étudiants, et encore, il n'avait pas les besoins des étudiants. Il lui arrivait des aventures, avec ces chambres. Alors, Marin (il s'appelait donc Marin V., il avait définitivement pour carte d'identité ce rêve de voyage sans doute manqué de ses parents instituteurs, je crois que ses parents étaient instituteurs, quelque part là dans un village de Bretagne, en tout cas oui, il retournait régulièrement en Bretagne) nous racontait le dernier malheur : il avait déménagé en plein novembre, le propriétaire lui avait promis que le chauffage serait réparé à son entrée dans les lieux, et voilà qu'on approchait Noël et que dans la chambre il n'y avait toujours pas de chauffage. Ou bien ses livres, parce qu'il aimait lire, lisait vraiment et c'est le plus souvent de cela qu'on parlait : il avait laissé ses livres chez une amie, maintenant qu'il avait déménagé il voulait reprendre ses livres mais l'amie était partie et plus moyen de savoir quand elle reviendrait et même si elle reviendrait. Il y eut aussi cette période (il n'était plus objecteur de conscience, mais on l'avait gardé au théâtre, avec un véritable emploi rémunéré de {caissier de théâtre}), où de chambre il n'en avait même plus, et tout ce qu'il trouvait était soit trop cher, soit trop éloigné du centre-ville, et des bars qui ferment tard, où ils se retrouvaient ensuite, les techniciens et les actrices, et bien sûr lui, le {caissier de théâtre}. Il nous en avait parlé, quelques mois plus tôt, comme d'un prodige : non pas une chambre, mais tout un grenier, trois pièces, et de la dernière fenêtre vue sur le fleuve (en se penchant un peu). Il n'avait jamais vécu dans si grand. Au point qu'on lui avait donné des affaires, qui une commode, et moi mon vieux frigo (j'en changeais). On lui demandait si ce n'était pas trop loin : il s'était procuré une bicyclette (d'occasion, précisait-il). Et puis s'était fait voler la bicyclette : je me débrouille, disait-il. Toujours est-il que plusieurs fois, arrivant au théâtre pour je ne sais quels ateliers ou stages, ou nos habituelles lectures à voix haute, même tôt le matin c'est lui, Marin V., qui nous ouvrait. On l'en complimentait. Il pivotait sur lui-même, retrouvait les pieds à dix heure dix et repartait vers la caisse, son buste un tout petit peu penché en avant, avec un geste du bras comme pour dire que ce n'était rien, que c'était bien normal. Bref, on a mis cette fois-là bien quatre mois avant de découvrir par hasard qu'il avait élu domicile dans le théâtre. Il avait les douches dans la loge, un code pour rentrer, son carton de livres planqué dans un coin et pour le reste une valise. Ce qu'il faisait, la nuit tout seul dans ce grand théâtre, où il allait, et s'il traversait la salle vide, il ne l'a jamais raconté à personne. Gilles et Bernard lui ont fait comprendre, sans vouloir le déloger, que ce serait mieux cependant s'il trouvait un hébergement moins fruste. Cela s'est traduit par le fait qu'il ne travaillait plus au théâtre. Je l'ai revu quelques semaines dans une librairie, les pieds à dix heures dix et cette même componction un peu grave pour vous recommander non plus un fauteuil près de l'allée, mais tel livre d'Agamben ou tel récit de Thomas Bernhard. Et puis là, il n'avait plus de travail. Les horaires de la librairie, confiait-il, étaient bien lourds (c'était avant les trente-cinq heures, et de toute façon dans une librairie aussi petite il n'en aurait pas été question). De quoi vivait-il ? Apparemment il était amoureux, s'était mis en ménage, il m'a présenté la douce, un jour, en ville, les croisant par hasard : puisque moi je continuais d'y aller, au théâtre. Tu as déménagé, j'ai demandé? Il m'a regardé d'un air un peu catastrophe, les pieds à dix heures dix comme devant. Il avait quand même une chambre, une chambre toute petite, disait-il, une mansarde, précisait-il, un loyer de misère et c'était vrai (mais rien n'aurait justifié pour ce placard en haut d'escalier, avec toilettes sur le palier, un prix plus conséquent), et bien sûr n'y dormait pas. Il s'y rendait le matin (sa douce travaillait), y avait gardé ses livres, sur une petite table de bois devant la fenêtre, et une couchette à lit une place, un peu dure (c'était meublé). Il prétendait enfin écrire, que le moment était venu, qu'il disposait enfin du temps et de la liberté nécessaire. D'ailleurs, d'autres avant lui, Laurent Mauvignier et Tanguy Viel avaient suivi le même chemin, qui fréquentaient les mêmes bars, avaient logé dans de semblables mansardes : maintenant ils publiaient à Paris, et avaient quitté la ville. Il les avaient connus, insistait-il, et les recroisait parfois encore. Eh bien la nuit un quidam s'introduisait dans la chambre et y dormait, la quittait au matin. Il s'en était aperçu une première fois au cendrier déplacé, parce qu'il s'agissait d'écrire et qu'alors l'emplacement des objets sur la table de travail ça compte. Alors il avait fait des tests. Un pli discret de la couverture, un bout de fil sur le plancher : la serrure n'était pas difficile à manipuler. Je n'étais pas le premier à lui suggérer une solution simple : changer la serrure, ou agripper deux pitons et un cadenas. Ça lui faisait un peu peur, en fait, de brusquer le type. Simplement, la chambre il y arrivait un peu plus tard, des fois qu'il surprendrait au lit. Il essayait d'en plaisanter, mais perdait le sourire un peu conventionnel, comme séparé d'une raison profonde de sourire, qui accompagnait la componction et les pieds à dix heures dix : je devrais peut-être lui apporter des croissants, disait-il. Il manifestait par des déplacements des objets, des changements dans l'espace, que lui occupait la chambre dans la journée. Un fois, il avait exprès laissé de l'argent sur la table : l'argent n'avait pas été touché. Je m'en serais débarrassé à bon compte, il regrettait presque. Je ne sais pas comment cela a fini : il a rendu la clé de la chambre au propriétaire, et l'a laissé se débrouiller avec le squatter, je suppose. D'ailleurs, ça finissait avec sa douce à ce moment-là aussi. Il a quitté la ville. On a eu de ses nouvelles. Il habitait Nantes, et puis plus. Je l'avais revu une fois à Paris : il n'avait pas eu vraiment le temps d'avancer ses projets d'écriture, disait-il, mais avait quand même un travail dans le petit bureau d'une maison d'édition, au rez-de-chaussée, occupé à l'envoi des livres. Un remplacement, précisait-il. Jusqu'à ce message d'avant-hier : j'ai postulé pour un emploi de {caissier de théâtre}, racontait-il. Une nostalgie, insistait-il comme pour éviter toute référence à une urgence, une nécessité, un retour. En fait, à Chaillot où il avait passé un entretien pour le poste, ils en étaient venus avec la personne qui le recevait à évoquer mon nom (je fais régulièrement des ateliers d'écriture pour les élèves instituteurs de Paris, par l'intermédiaire du théâtre de Chaillot), et puis voilà : ils ne l'avaient pas retenu. Finalement c'était encore cela qu'il savait le mieux faire, m'a-t-il dit hier au téléphone. Et d'avoir exercé ce métier longtemps dans notre ville était un avantage certain, racontait-il. On a évoqué d'autres théâtres que je connaissais : mais la plupart étaient pourvus, je lui ai dit. Il est père d'une petite fille, maintenant. J'espère qu'il trouvera un emploi de {caissier de théâtre}, à Paris ou pas à Paris. Paris, pas forcément, insistait-il, que je puisse faire passer le message.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 19 septembre 2005
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