de Moby Dick et des rocades
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ou un autreTumulte au hasard  : seuil

Dans cette période, j'avais eu une première crise de ce qui maintenant pour moi est devenu un principe : arriver au dernier moment, faire ce que j'avais à faire et repartir. Chez moi, une sorte de claustration sans téléphone. Le paradoxe était -- et pareillement aujourd'hui -- que je n'utilise pas ce temps agrandi ici, à la maison, pour du travail. Non, c'est bloqué dans la chambre, avec les instruments de musique sortis de leur étui, le réflexe de s'accrocher à l'ordinateur, ça oui, mais on y fait quoi, à l'ordinateur, le matin, au lieu de travailler : on lit les journaux, on parcourt la douzaine de sites habituels comme on fait le tour du pâté de maisons. Encore, à l'époque, la question d'Internet ne se posait pas (ce serait l'année suivante, en fait). J'avais une sorte de fierté à prévoir mes déplacements à la demi-heure près, même s'il me fallait traverser la France : je partais en voiture de Montpellier pour Bordeaux, pour Strasbourg ou Nancy, et tout était prévu. J'avais aussi ce réflexe de préférer la voiture : c'était moins cher que ça l'est devenu, on est seul, on s'arrête sur une aire d'autoroute et on écrit un texte, on dort sur un parking ou bien on fait un crochet par chez Untel ou Untel qu'on connaît sur le trajet, mais cela aussi on peut le chiffrer. En fait, comme là tout de suite dans le train, c'est plutôt dans ces heures de transit, sans autre attache que mobile, que je continuais les textes en cours, d'un jet, comme pour profiter de cette précarité de soi-même, de ce qu'on a baissé la garde par la monotonie d'un voyage, l'immobilité contrainte du corps, la fatigue d'un réveil hâtif. Donc je devais commencer au matin à huit heures un stage de trois jours à Bordeaux et j'avais prévenu que j'arriverais dans la nuit. Ce n'était pas compliqué, je prenais la rocade sud en arrivant, mes six cents kilomètres une fois rongés, et comme le stage aurait lieu sur le campus, plutôt qu'un hôtel de centre-ville je leur avais suggéré un de ces établissements aux portes de la ville, qu'on apercevait lorsqu'on passait. Celui-ci s'appelait le Campanile, on laisse la voiture en bas, il y a des balcons qui desservent les deux étages de chambre. J'ai marché jusqu'au bureau, on m'avait laissé un post-it scotché sur la vitre : M. Bon, chambre 104 (du coup, je me souviens même du numéro), code ... (suivaient trois lettres et un chiffre plus dièse ou étoile). Je monte, la porte reste fermée quand je fais le code, cela me surprend, après cinq heures de route on est déjà dans un monde d'automatismes assez brut, je pousse la fenêtre, et me prépare à enjamber quand surgit un type entièrement nu qui me repousse violemment. Quand même, je dis, c'est ma chambre, vous faites quoi là. Le type était arrivé vers minuit, avait vu le post-it, s'était dit que le client concerné ne viendrait plus à cette heure, et avait cavalièrement occupé mon lit. Il restait là tout nu, agressif, moi je n'avais pas envie de ses draps, c'était sans doute quelqu'un du monde des affaires, le genre de type qui mettent une cravate et sont payés à la commission sur ce qu'ils vendent : je n'aime pas ces gens-là, d'ailleurs il y en a plein dans le train autour de moi. Je lui ai dit ma façon de penser, mais c'est moi qui ai ripé mes galoches : cependant, je pensais en reprenant la voiture, il ne vous arrive pas une histoire pareille chaque fois qu'on réserve une chambre d'hôtel. L'Ibis à côté, et le B&B ou le Sérénade qui voisinaient n'avaient pas de gardien ni d'équipements automatiques pour l'un, étaient complets pour les deux autres. Je devrais me résigner à dormir dans la voiture ? Avec mes huit heures de stage le lendemain, je ne préférais pas. J'ai roulé vers l'aéroport de Mérignac, et l'hôtel où je me suis garé avait des chambres, et un gardien pour vous en remettre la clé. J'ai sorti mon sac de livres, l'ai grimpé au second étage, la clé ouvrait effectivement la chambre, j'ai avancé dans le demi-noir, cherchant la lumière, quand un autre bonhomme surgit du lit et me demande ce que je fais là : - C'est ma chambre, je dis, on vient de me donner la clé... Mais lui en était l'occupant légitime : lui aussi avait une clé. Mais pas agressif, lui, plutôt interloqué, ou bien comme pas sûr de ne pas être en train de rêver (moi, par contre, je ne rêvais pas, mais avais de plus en plus envie de dormir, et, si possible, pas dans ma voiture). Je suis redescendu à la réception, ai balancé ma clé, me suis fait rembourser. Le réceptionniste m'a dit que l'h^ôtel avait hébergé la semaine précédente un congrès avec des étrangers, que plusieurs d'entre eux étaient partis avec leur clé, qu'ils en avaient fait refaire, mais que les responsables du congrès leur ayant retourné les clés emportées par erreur, ils disposaient de deux clés pour certaines chambre, moi je m'en fichais et c'était bien trop embrouillé, son histoire. N'empêche, elle est vraie. Je crois que le Formule 1 qu'on apercevait à deux cents mètres disposait d'un système d'accès par carte de crédit, j'ai pu dormir, il devait être 2h30, en tout cas j'ai un souvenir vague d'hôtel Formule 1, et la nuit suivante j'étais allé dans un vieil établissement désuet du centre-ville, moins de risque. Mais deux fois de suite, cette nuit-là, j'étais entré dans une chambre d'hôtel occupée, et l'avais fait en toute légitimité. En soi, cela ne mérite pas vraiment d'être raconté. Pourtant oui, un certain trouble en fait : dormir, c'est s'abandonner, ce qu'on rémunère c'est cette coquille de béton autour de vous et son usage, non pas de partager le lit avec un inconnu. Mais comment commence la grande aventure de Moby Dick ? Et si j'avais loupé, cette nuit-là, mon propre Moby Dick ? A voir la tête de représentant de commerce endurci de chacun des deux bonshommes, peu de risque d'avoir loupé un Queequeg. Mais sait-on. Quand je passe sur la rocade sud à Bordeaux, en voiture, et que j'aperçois les balcons verts du Campanile où certainement je n'irai jamais dormir, j'y repense comme d'hier.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 19 septembre 2005
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