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ou un autreTumulte au hasard  : dans un cinquième étage

Puisqu'il était question de représentant de commerce - et que c'est moi-même que je cherche exactement comme on va dans le noir - dans la suite de mes écrits politiques je dois parler de ma propre période en tant que représentant. Je ne vendais pas de politique, mais des abonnements au journal La Terre qui en faisait, lui, de la politique, celle du Parti communiste français. C'était l'hiver 1976-1977. J'avais été vidé de l'école d'ingénieur, les Arts et Métiers d'Angers, ils n'avaient pas été très propres avec moi, mais j'y avais mis du mien. J'aurais seulement préféré qu'ils me vident parce que mon comportement ne leur convenait pas, que j'avais séché je ne sais combien de cours de « méthodes » ou de leur « organisation scientifique du travail », et non pas pour une note de 9,80 à la session de rattrapage en automatisme. J'avais adoré par exemple, l'année précédente, les calculs de poutres en béton, j'avais une vraie prédilection pour le dessin et le calcul de poutres en béton et avais intérieurement décidé que c'est par là que j'irai et non pas vers la mécanique ou la thermodynamique, j'aimais l'architecture et les utopies, on rejoignait avec nos calculs de poutres la fascination des architectes et de la science-fiction, d'ailleurs j'ai toujours cet émerveillement pour les chantiers et les grandes élévations urbaines. Mais voilà, on m'avait mis dehors, je n'avais pas d'argent, j'ai fait les vendanges et c'était très beau Saint-Georges du Layon seulement ça finit très vite et l'argent des vendanges aussi. Jean-Paul Plassard m'a proposé, moyennant que je continue mes tâches militantes, de devenir représentant du journal La Terre : moi qui n'ai jamais rien sur faire pousser que du persil et des framboises, et encore. Mais il s'agissait d'idées et de convictions, non pas d'apprendre leur métier à ces sauvages des Mauges ou de vers Baugé (ceux de Baugé, ou Seiches-sur-Loire où Plassard père avait été des premiers en France à introduire l'ensilage, appris en Tchécoslovaquie, un des bienfaits donc du socialisme, étaient de tradition progressiste autant que ceux des Mauges restaient accrochés à leur chouannerie congénitale). Je suis allé à Paris, on m'a expliqué le maximum de choses et remis une Renault 4 fourgonnette toute neuve qui a été tout cet hiver-là mon luxe et presque ma maison : un automne de toute façon magnifique, dans une des plus belles campagnes de France, j'en garde depuis lors ces lumières, et le goût de ces minuscules bistrots où on vous servait le midi soupe ou charcuterie suivies de l'éternel bifteck frites. C'était simple : je recopiais les adresses de toutes les fermes de la commune concernée. Ils recevaient trois samedis de suite La Terre, et l'annonce de mon passage. Puis toute une semaine, accompagné lorsque c'était possible d'un camarade local (souvent un facteur, souvent aussi un ancien résistant à la retraite, et la fourgonnette était propice aux récits), je passais dans chaque ferme. Les chiens nous accueillaient, on klaxonnait. Il fallait repérer où était le type, et on allait se garer au bout du champ, on attendait que le tracteur ait fini son demi-tour, que le conducteur en descende, tout était lent et j'en apprenais les codes. Les abonnements tombaient : le journal était utile et la revendication politique, dans ces zones pauvres, répondait aux inquiétudes. Des centaines d'exploitations disparaissaient chaque année. Les deux premiers mois, j'acceptais le petit verre sur la table de la cuisine : les agriculteurs qui voulaient bien s'abonner pour six ou douze mois semblaient en faire un rituel sans possible dérogation. Et pour eux, bras retroussés à la descente du tracteur, un remontant légitime. Moi je finissais les journées pompette. Quand je n'avais pas d'accompagnateur, la fourgonnette me servait à une sieste consistante. J'ai engrangé des résultats, le journal était content, Jean-Paul Plassard et Émile Dufois aussi : le terrain n'avait pas été travaillé de longtemps, et les années Giscard entraînaient cette lassitude. Je partais tôt le matin, revenais tard le soir, et le week-end je m'occupais des adresses. C'était devenu ma vie. J'avais eu l'idée de m'inscrire en fac de maths : histoire de revenir à mes calculs de poutres en béton, j'ai laissé tomber. J'aimais les gens que je croisais. Chaque abonnement remporté était un défi, une sorte de bref combat physique avec des agriculteurs habitués à mesurer comme ça les autres : on essaye des tours, des manœuvres, des biais. Mais moi maintenant je savais leurs tours et leurs biais. Quand je rangeais le chèque pour les six mois ou les douze mois du journal, j'avais plutôt l'impression que c'est moi qu'ils récompensaient, la façon que j'avais eue de m'y prendre. Chaque fois, ils me testaient : un type de vingt-quatre ans qui consacre sa vie à rapporter des abonnements c'est quoi la raison dessous. Moi-même je ne la savais pas, mais la leçon sans doute était bonne. Les quatrième et cinquième mois, j'ai cessé complètement les petits verres. A cette époque on ne se préoccupait pas de concilier boire et conduire. Je disais que j'avais mes études à prolonger le soir. Ça allait mieux, j'ai fait encore plus d'abonnements. J'avais éclusé ces villages perdus dans la forêt de Baugé, avec leurs petites parcelles, à l'horizon l'ouverture sur la Loire lumineuse (les cloches de Varennes, et c'est dans la Renault 4 Express que j'avais réappris à lire Rabelais). Il me fallait m'attaquer au Choletais. Chassé trop souvent des fermes sans même qu'on vous invite à entrer. Des crucifix dans les cuisines. Ces usines de vêtements ou de chaussures qu'on découvrait dans les vallées étroites où rien n'avait changé depuis un siècle. Je n'avais plus d'accompagnateur. Quand la paye était trop maigre, je revenais vers Seiches-sur-Loire, visitais les anciens abonnés et leur proposais des parrainages. Je me souviens de ce matin de fin d'hiver, roulant avec la fourgonnette cette fois vers l'ouest du département.Une route toute droite, avec des arbres. Je m'étais garé, j'avais coupé le moteur. Je crois même que j'ai dormi, comme ça, assis au volant. Puis j'ai fait demi-tour, je suis rentré à Angers, j'ai parlé à Plassard. Etrangement, des deux voyages qui ont forcément eu lieu : descendre la Renault fourgonnette de Paris en octobre, remonter la fourgonnette en avril pour la remettre au siège du Journal, où tout s'est passé très aimablement, je n'ai aucun souvenir.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 19 septembre 2005
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